Le cardinal Christoph Schönborn, archevêque de Vienne (photo: Flickr Catholic Church of England and Wales CC BY-NC-SA 2.0)
Vatican

«L'amour espère tout», la présentation d'»Amoris laetitia» par le cardinal Schönborn

«Ce texte du pape François est empreint de la simplicité de l’Evangile», écrit le cardinal Christoph Schönborn, archevêque de Vienne, à propos de la dernière exhortation apostolique du pape François Amoris laetitia. Cath.ch met à disposition l’intégralité de la présentation de l’exhortation, rédigée par le prélat autrichien dans l’édition publiée par la maison Parole et Silence, basée à Paris.

 

«L’AMOUR ESPÈRE TOUT»

par le cardinal Christoph Schönborn

La joie du bon Pasteur

1.Comme son premier Buona sera ! le soir de son élection sur la place Saint- Pierre, ce texte du pape François est empreint de la simplicité de l’Évangile. C’est un plaisir de le lire. Son ampleur, plus de 300 numéros, témoigne de l’importance du sujet comme de la complexité des situations, mais ce qui frappe à la lecture, c’est la bonté du bon Pasteur qui rejoint le concret des familles en leur rappelant qu’au milieu de leurs espoirs  et de leurs angoisses, elles sont le lieu  de l’amour. Les portes de la miséricorde leur sont grandes  ouvertes.

Son langage est un langage de connivence, on sent qu’il a une joie profonde à s’émerveiller devant la beauté de la vie conjugale et familiale. Tout en étant très réaliste il ne manifeste pas d’alarmisme, il n’y a pas l’obsession des déviances. Il parle des réalités de notre époque, des terribles risques, des défis, de toutes ces grosses souffrances mais avec une profonde compassion pour ce qui se vit. On voit Jésus vivre avec les  gens: ni dans l’illusion, ni rigoriste, ni laxiste. C’est un père qui aime. Dans tout cela transparaît cette profonde confiance des parents envers leurs enfants, des époux entre eux, de quelqu’un qui a confiance en Dieu. On sent sa compassion. Il se réjouit du bien, il espère… «L’amour espère tout»  (1Co  13).

  1. Le pape part tout d’abord de la Bible (ch. 1) riche «en familles, en générations, en histoires d’amour et en crises familiales» (n. 8) et présente la vie familiale non comme un idéal abstrait mais comme une «œuvre artisanale» (n. 16).

Cela lui permet de regarder ensuite la situation actuelle (ch. 2) en gardant «les pieds sur terre» et en puisant amplement dans les apports des deux synodes (voir n. 4). Du phénomène migratoire à l’idéologie du genre en passant par la culture du provisoire, la mentalité antinataliste, la pornographie, la déconstruction juridique de la famille, le statut des anciens… les principaux défis contemporains sont examinés de façon très concrète, conscient que «les exigences, les appels de l’Esprit se font entendre aussi à travers les événements de l’histoire» (n. 31, citant Familiaris Consortio 4).

Le rappel de la vocation de la famille selon l’Évangile (ch. 3) – et son explicitation ecclésiale en ses éléments essentiels: indissolubilité, sacramentalité, transmission de la vie, éducation des enfants – précède les deux chapitres centraux consacrés à l’amour dans le mariage (ch. 4), un amour qui devient fécond (ch. 5).

Nous retrouvons ce souci de la réalité concrète lorsqu’il examine les enjeux de l’accompagnement pastoral (ch. 6), l’éducation des enfants (ch. 7), la logique de la miséricorde à mettre en œuvre dans les cas qui ne répondent pas pleinement à ce que le Seigneur propose (ch. 8).

Comme dit le pape lui-même, on peut lire chacun de ces chapitres de façon autonome. Le grand chapitre (ch. 4) sur l’Hymne à la charité de saint Paul, un magnifique commentaire de 1Co 13, se lit comme une méditation à part, même si elle s’intègre à tout le reste et caractérise la spiritualité fami- liale qui achève le document (9). C’est tellement savoureux que le lecteur a envie de vivre la conversion!

Un hymne à l’amour

  1. Quand le pape François parle avec grande tendresse de la famille, il doit avoir devant les yeux l’effort de vertu dans des situations de vie extrêmement difficiles. On sent cette joie d’un père qui perçoit le petit pas qui a été possible et qui a peut-être coûté un grand effort, un plus grand effort que pour quelqu’un vivant sa situation familiale dans des conditions très favorables. Son sens du concret donne véritablement l’impression qu’il part du réel et non pas de l’abstrait.

Nous devons avoir l’humble réalisme de ne pas présenter «un idéal théologique du mariage trop abstrait, presqu’artificiellement construit, loin de la situation concrète et des possibilités effectives des familles  réelles» (n. 36). Jésus propose un idéal exigeant mais ne renonce «jamais à une proximité compatissante avec les personnes fragiles, comme la samaritaine ou la femme adultère.» (n. 38). Le mariage implique «un processus dynamique qui  va peu à peu de l’avant grâce à l’intégration progressive des dons de Dieu»  (n.  122).

Il parle ainsi de l’amour, avec une fraîcheur et une grande exigence mais cette exigence ne vient pas de lois imposées ou d’un devoir extérieur, c’est l’exigence même de l’amour qui dit aussi ce qu’il faut dire de sérieux. C’est toujours la perspective de l’attrait d’une fin, l’attrait du bonheur, qui oriente les pas et la croissance. Parce qu’il a cette perspective de finalité, il peut accompagner le cheminement avec une telle bienveillance. Parce qu’il ne perd jamais de vue la fin, il se penche avec grande bonté et grande attention sur tous les efforts pour croître dans l’amour.

Dieu est celui qui nous attire par le bien et nous oriente non pas de l’extérieur – aussi, bien sûr, c’est le but de la loi écrite – mais de l’intérieur. Ceci donne un ton très joyeux, puisqu’il parle de la joie de l’amour. Il a cette grande confiance: l’amour attire.

Dans les chapitres centraux, le pape François parle beaucoup de la manière de croître dans l’amour, notamment en parlant avec fraîcheur des passions, de l’affectivité, de l’eros, de la sexualité. C’est un vrai complément à la théologie du corps de Jean Paul II et à ce que dit le pape Benoît sur eros et agapè. Il voit cet idéal de la donation de soi, du don personnel, de façon très incarnée, d’une façon très concrète dans la vie quotidienne.

Nous sommes tous sous la miséricorde

  1. Le grand événement de ce document, c’est qu’il dépasse les catégories de «réguliers» et d’»irréguliers». Il n’y a pas, de façon simpliste, d’un côté les mariages et les familles qui fonctionnent, qui sont bien, et les autres qui ne le sont pas. Il parle de cette réalité qui concerne tout le monde: nous sommes des viatores, nous sommes en chemin. Nous sommes tous sous le péché et tous nous avons besoin de la miséricorde. Dans la plus orthodoxe des situations, l’appel à la conversion est aussi réel que dans une situation irrégulière. C’est seulement au deuxième plan qu’il faut parler du péché, de l’échec, des blessures, qui touchent la réalité familiale. Il dit très souvent: les situations «dites irrégulières». Ce n’est pas du tout du relativisme, au contraire il est très clair sur la réalité du péché. Il ne nie pas qu’il y ait des situations régulières ou irrégulières, mais il dépasse cette perspective pour pratiquer l’Évangile: que celui d’entre vous qui n’a jamais péché jette la première pierre. Tout en disant clairement: l’adultère est adultère. Au fond, il fait ce que fait Jésus.

Dans tout ce débat, entre ceux qui veulent tout changer et ceux qui veulent que rien ne bouge, il donne un autre regard qui n’est ni libéral ni intégriste, c’est le regard de l’Évangile. Il dépasse «ces débats qui se déroulent dans les moyens de communication ou bien dans les publications et même entre les ministres de l’Église, [et qui] vont d’un désir effréné de tout changer sans une réflexion suffisante ou sans fondement, [jusqu’]à la prétention de tout résoudre en appliquant des normes générales» (n. 2).

Dans le paragraphe conclusif, le pape affirme: «aucune famille n’est une réalité céleste et constituée une fois pour toutes, mais la famille exige une maturation progressive de sa capacité d’aimer. (…) Tous, nous sommes appelés à maintenir vive la tension vers un au-delà de nous-mêmes et de nos limites, et chaque famille doit vivre dans cette stimulation constante. Cheminons, familles, continuons à marcher! (…) Ne désespérons pas à cause de nos limites, mais ne renonçons pas non plus à chercher la plénitude d’amour et de communion qui nous a été promise». (n. 325).

Intégrer, accompagner, discerner

  1. Les mots-clés sont «intégration», «accompagnement» et avant tout «discernement» dans un contexte d’approfondissement du thème de la gradualité tel que Jean Paul II l’avait déjà esquissé et d’une éducation de la conscience.

Il reprend les grands thèmes de Vatican II et de la grande tradition sur la CONSCIENCE qui nous oriente vers le vrai, le bien et à laquelle il faut faire confiance. Si on étouffe la conscience, elle ne se forme pas. «Nous sommes appelés à former les consciences, mais non à prétendre nous substituer à elles» (n. 37). Il parle aux pasteurs: faites confiance, avec amour (molto amore). Faire confiance qu’en cheminant avec les personnes en difficulté, elles trouveront dans leur conscience l’appel du vrai et du bien.

«Il s’agit d’intégrer tout le monde, on doit aider chacun à trouver sa propre manière de faire partie de la communauté ecclésiale, pour qu’il se sente objet d’une miséricorde ››imméritée, inconditionnelle et gratuite’’» (n. 297).

«Les baptisés divorcés et remariés civilement doivent être davantage intégrés dans les communautés chrétiennes selon les diverses façons possibles, en évitant toute occasion de scandale».

«Leur participation peut s’exprimer dans divers services ecclésiaux (…) Non seulement ils ne doivent pas se sentir excommuniés, mais ils peuvent vivre et mûrir comme membres vivants de l’Église, la sentant comme une mère qui les accueille toujours (…) Cette intégration est également nécessaire pour le soin et l’éducation chrétienne de leurs enfants» (n. 299).

Sur le plan des principes, la doctrine du mariage et des sacrements est claire et il ne faut pas attendre de cette exhortation une nouvelle disposition canonique applicable à tous: il y a des attitudes où il faut dire: «c’est incompatible»!

Mais en réaffirmant ce qu’est le mariage chrétien, il ajoute que si ” des formes d’unions contredisent radicalement cet idéal, certaines par contre le réalisent en partie et par analogie». Et l’Église, dans une «logique de miséricorde pastorale» (cf. n. 307) «ne cesse de valoriser les éléments constructifs dans ces situations qui ne correspondent pas encore ou qui ne correspondent plus à son enseignement sur le mariage» (n. 292).

Le principe général qui s’applique est celui de Familairis consortio: «Les pasteurs doivent savoir que, pour l’amour de la vérité, ils sont obligés de bien DISCERNER les situations» (Familiaris consortio, 84). ” Le degré de responsabilité n’est pas le même dans tous les cas et il peut exister des facteurs qui limitent la capacité de décision. C’est pourquoi, tout en exprimant clairement la doctrine, il faut éviter des jugements qui ne tiendraient pas compte de la complexité des diverses situations» (n. 79). «Les divorcés engagés dans une nouvelle union, par exemple, peuvent se retrouver dans des situations très différentes, qui ne doivent pas être cataloguées ou enfermées dans des affirmations trop rigides sans laisser de place à un discernement personnel et pastoral approprié» (n. 298).

«Certes, les normes générales présentent un bien qu’on ne doit jamais ignorer ni négliger, mais dans leur formulation, elles ne peuvent pas embrasser dans l’absolu toutes les situations particulières. En même temps, il faut dire que, précisément pour cette raison, ce qui fait partie d’un discernement pratique face à une situation particulière ne peut être élevé à la catégorie d’une norme» (n. 304).

L’aide de l’Église

La réflexion de L’Église sur les conditionnements et les circonstances atténuantes permet au pape François d’affirmer qu’il «n’est plus possible de dire que tous ceux qui se trouvent dans une certaine situation dite ››irrégulière’’ vivent dans une situation de péché mortel, privés de la grâce sanctifiante» (n. 301). «A cause des conditionnements ou des facteurs atténuants, il est possible que, dans une situation objective de péché – qui n’est pas subjectivement imputable ou qui ne l’est pas pleinement – l’on puisse vivre dans la grâce de Dieu, qu’on puisse aimer, et qu’on puisse également grandir dans la vie de la grâce et dans la charité, en recevant à cet effet l’aide de l’Église» (n. 305).

” Dans certains cas, il peut s’agir aussi de l’aide des sacrements. Voilà pourquoi, ” aux prêtres je rappelle que le confessionnal ne doit pas être une salle de torture mais un lieu de la miséricorde du Seigneur»: Evangelii gaudium n. 44. Je souligne également que l’Eucharistie «n’est pas un prix destiné aux parfaits, mais un généreux remède et un aliment pour les faibles» (Ibid., n. 47). (n. 305 note  351)

L’accompagnement est exigeant, autant pour les pasteurs que pour les fidèles, mais c’est bien l’exigence de l’amour lui-même, et c’est toute sa joie.

Le cardinal Christoph Schönborn, archevêque de Vienne (photo: Flickr Catholic Church of England and Wales CC BY-NC-SA 2.0)
14 avril 2016 | 14:07
par Raphaël Zbinden
Temps de lecture: env. 9 min.
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