Le P. Claudio Monge, dominicain à Istanbul, plaide pour la cohabitation nécessaire avec l'islam

Fribourg/Istanbul, 26 octobre 2015 (cath.ch-apic) Spécialiste de l’hospitalité et du dialogue interreligieux, le Père Claudio Monge a prêché durant la semaine dernière une retraite pour les moniales cisterciennes du couvent de la Maigrauge, à Fribourg. Cath-ch l’a rencontré dans ce lieu de paix situé dans une boucle de la Sarine.

Plaidant «pour une hospitalité des différences entre croyants des trois religions abrahamiques» et rejetant l’idée du soi-disant «Choc des civilisations» cher à l’Américain Samuel Huntington, le jeune prêtre dominicain ne veut pas parler d’une persécution des chrétiens par les musulmans au Proche-Orient: «Si on ne peut pas nier la souffrance des chrétiens d’Orient, il ne faut pas oublier que près de 95% des victimes du conflit syrien sont des musulmans!»

Les trottoirs de la ville débordent de réfugiés

Les conséquences tragiques de ce conflit, le Père Monge les côtoie quotidiennement dans les rues d’Istanbul: les trottoirs de la ville débordent de réfugiés, des familles entières qui passent la nuit en plein air, qui mendient pour pouvoir manger. «Il n’y avait rien de tel dans les années 90, pas de clochards dans les rues, car faire la manche ne collait pas avec le sens de la dignité à ces latitudes. La Turquie à elle seule accueille en ce moment bien plus de deux millions de réfugiés syriens, alors quand les pays mieux lotis d’Europe se plaignent de l’arrivée de quelques centaines de milliers de fugitifs…»

Résidant depuis douze ans à Istanbul, parlant la langue du pays, le Père Claudio Monge fait quotidiennement, dans la métropole turque à cheval sur l’Europe et l’Asie, la rencontre d’un islam paisible.

Les élèves de l’école religieuse (Imam Hatip) féminine en face de son couvent viennent sans cesse visiter l’église, avant le début des cours, profitant des portes ouvertes pour la prière matinale des frères dominicains: des filles portant le voile entrent pour se faire expliquer l’architecture et la fonction d’une église. Le prêtre dominicain souligne qu’il rencontre dans la rue ou dans les dialogues interreligieux «d’abord des êtres humains prêts à la rencontre». «Plutôt que de parler de dialogue islamo-chrétien, il faudrait parler de dialogue entre croyants chrétiens et musulmans!»

Ne pas isoler le destin des chrétiens du sort du reste de la population

Pour le religieux italien, «on ne peut pas isoler le destin des chrétiens du sort du reste de la population, car on se sauvera tous ensemble, on alors on mourra tous ensemble. Il n’y a pas de solution confessionnelle à ce conflit. Avant de donner dans l’islamophobie, il faut examiner de près le jeu des puissances régionales et internationales qui alimentent la guerre pour des raisons stratégiques, sans parler du commerce des armes, qui est florissant».

Pointant les politiciens qui tiennent un discours nationaliste et populiste, en faisant allusion notamment aux dernières élections fédérales en Suisse, le Père Monge déplore qu’en Occident des milieux exploitent la souffrance des chrétiens d’Orient pour alimenter l’islamophobie. Il refuse «les comptabilités confessionnelles» dans les conflits régionaux et affirme que l’avenir du Moyen-Orient passe par la fin de cette stratégie victimaire à outrance qui alimente la polarisation stérile entre chrétiens et musulmans et qui fait seulement le jeu des intégristes.

«Alimenté par des puissances extérieures, le monstre Daech, le soi-disant Etat islamique, se nourrit de cette confrontation. Dans cette situation, il faut arrêter de simplifier et de tout résumer en termes de blocs antagonistes. Il faut cesser cette lecture manichéenne: tous les bords ont des responsabilités très graves dans le conflit syrien! L’instrumentalisation des religions n’est pas nouvelle et la rhétorique de la persécution religieuse est dangereuse, même si certains l’entretiennent peut-être de bonne foi. La lecture confessionnelle du conflit est bien trop simpliste et profondément injuste!»

Dérive nationaliste et populiste en Turquie

Le religieux dominicain relève qu’en vue des élections législatives turques du 1er novembre prochain, qui font suite à l’incapacité du Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir depuis 2002, de constituer un gouvernement de coalition, «on assiste de plus en plus à une dérive nationaliste et populiste, davantage qu’à une dérive islamiste». Le Premier ministre islamo-conservateur Ahmet Davutoglu est l’ombre du président Recep Tayyip Erdogan.

Le Père Monge constate qu’Erdogan a été blessé dans son orgueil parce qu’il voulait transformer les élections de juin en élection plébiscitaire, afin d’obtenir la majorité absolue pour l’AKP, et pouvoir ainsi changer la Constitution dans le sens d’une République Présidentielle. Mais le Parti démocratique des peuples (HDP), qui regroupe une grande partie des Kurdes, des représentants de la gauche laïque et d’autres minorités comme les chrétiens, a fait plus de 13% des voix, obtenant 80 sièges au Parlement d’Ankara. De plus, Erdogan n’a même pas pu réaliser de coalition gouvernementale, ni avec le Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate) ni avec le Parti d’action nationaliste (MHP, extrême-droite).

Erdogan: «Sans moi, le pays est ingouvernable»

«Le président Erdogan affirme que sans lui, le pays est ingouvernable, et joue sur les sentiments de l’orgueil national, s’affirmant le défenseur de l’unité nationale. C’est pour cette raison qu’après sa défaite électorale du mois de juin dernier, il a ré-embrasé le conflit avec les Kurdes, pour des raisons électorales». Il tente également d’exploiter à son profit l’attentat contre un rassemblement pour la paix de militants de gauche et de la cause kurde devant la gare centrale d’Ankara, qui a fait 102 morts le 10 octobre dernier, dans un cadre de stratégie de la tension. Et de constater que «selon l’actuelle Constitution, le président devrait être au-dessus des partis, garder une neutralité totale, ne pas faire campagne. C’est tout le contraire qui se passe!»


Encadré

Centre Islam et Société (CSIS) à Fribourg: pour une nouvelle fraternité citoyenne

«On a le devoir, comme chrétiens, d’être des sentinelles au milieu d’un monde au bord du gouffre. Il faut construire une nouvelle fraternité citoyenne avec les musulmans, car nous avons des valeurs communes avec eux. Face à la crise dramatique que connaît l’islam, tant au niveau politico-social que théologique, à cause de ses propres divisions, nous devons travailler ensemble à élaborer des projets citoyens communs».

Le Père Monge, qui a participé à l’Université de Fribourg aux premières discussions sur l’établissement du Centre Suisse Islam et Société (CSIS), estime qu’une telle plate-forme est indispensable.

«Les musulmans sont parmi nous, ils font partie de la société. Il est important d’avoir une agora de personnes qui dialoguent à partir de leurs cultures et de leurs fois aussi. Le croyant a le devoir de participer activement à la vie en société. L’islam est chez nous non seulement comme altérité irréductible, il porte aussi, dans notre société, la question de la croyance qui inspire un engagement citoyen. Je refuse cette sorte de chantage: ou vous êtes croyant, ou vous êtes citoyen!»

Le Centre Suisse Islam et Société à l’Université de Fribourg, pour le religieux italien, «c’est d’abord l’occasion de se connaître, en non seulement de faire culture, et cela vaut également pour les musulmans entre eux. Ils habitent à côté souvent sans se connaître. Nous ne devons pas laisser l’islam chez nous se développer dans les caves. Nous devons discuter à ciel ouvert, trouver les bases communes du ‘vivre ensemble’». JB


Encadré

Poussière de chrétienté en Turquie

Ces dernières années, sur une population de près de 78 millions d’habitants, la Turquie comptait pour ses rites principaux (latin, arménien, syriaque, chaldéen, byzantin) un peu plus de 120’000 chrétiens, même s’il n’y a pas de statistiques vraiment fiables. On estime à 60’000 le nombre d’Arméniens, majoritairement apostoliques (55’000), c’est-à-dire rattachés à l’Eglise apostolique arménienne (autocéphale), à quelque 20 à 25’000 syriaques (dont 15’000 orthodoxes, principalement dans la région du Tur Abdin) et à 30’000 le nombre de catholiques, se partageant entre les quatre rites latin, arménien, syriaque et chaldéen. On compte aussi 2’000 à 3’000 grecs-orthodoxes et à peine quelques milliers d’autres chrétiens, se répartissant entre anglicans et protestants.

Depuis la chute de l’Empire ottoman, l’Eglise catholique n’a plus de statut juridique

L’Eglise catholique réclame, depuis de décennies, la reconnaissance de la personnalité juridique pour les communautés religieuses en Turquie, de façon à ce qu’elles puissent acquérir des droits sûrs quant à leurs propriétés. «La nonciature apostolique à Ankara est la seule instance juridique reconnue, car le nonce, qui est un diplomate, est un ambassadeur accrédité représentant l’Etat du Vatican. Mais l’Eglise en tant que telle n’a pas de statut juridique», confirme le Père Monge.

Actuellement, l’Eglise catholique en Turquie a deux sièges vacants sur trois: celui d’Izmir et celui d’Istanbul, dont les titulaires – Mgr Ruggero Francescini et Mgr Louis Pelâtre – ont démissionné pour raison d’âge. Depuis l’assassinat de Mgr Luigi Padovese le 3 juin 2010, le vicariat apostolique d’Anatolie est vacant. Le Père Paolo Bizzeti, un jésuite italien, sera ordonné évêque le 1er novembre prochain en Italie, pour s’installer en Anatolie. Le siège du nonce à Ankara est également vacant pour le moment. JB


Encadré

Le Père Claudio Monge, spécialiste de la théologie des religions

Originaire du Piémont et parlant le turc, qu’il a appris à l’Université de Strasbourg, le Père Claudio Monge vit en Turquie de façon permanente depuis douze ans. Le religieux est né le 28 mai 1968 à Piasco, un bourg célèbre pour sa production de harpes, situé dans la province de Cuneo (Piémont). De nationalité italienne, il est entré dans l’Ordre des Frères Prêcheurs, les dominicains, en 1993. Il est responsable du Centre de Documentation et de Dialogue interculturel et religieux des Dominicains d’Istanbul (DoST-I) (là où «dost» signifie «ami, camarade» en turc). Il est docteur en théologie (spécialité «Théologie des Religions»).

Il a soutenu en 2006 à la Faculté de Théologie catholique de l’Université Marc Bloch de Strasbourg (UNISTRA) une thèse sur «Dieu hôte. Enquête sur l’hospitalité en histoire et en théologie comparées des religions à la lumière de Gn.18». (*)

En 2003, il a obtenu un master en langue et civilisation turco-ottomane au Département des langues orientales de l’UNISTRA. Professeur invité à l’Université de Fribourg, en Suisse, il s’y rend régulièrement pour des cours portant notamment sur l’approche historique des fondations de l’islam ou la théologie du dialogue interreligieux. Il est également chargé de cours à la Faculté théologique de Bologne (FTER) et professeur invité à Istanbul, Toronto et Cracovie. Depuis 2014, le Père Monge est consultant au dicastère pontifical pour le dialogue interreligieux à Rome. Rappelons que le dominicain a publié cette année une contribution sur l’expérience œcuménique de la communauté de Taizé: «Taizé: l’espérance indivise», Paris, Cerf, 2015.

Le couvent des Dominicains d’Istanbul se trouve au numéro 44 de la rue de la Tour de Galata (Galata Kulesi Sokak en turc), tout à côté de l’église Saint-Pierre et Saint-Paul (Sen Piyer ve San Paolo Kilisesi), dans l’actuel quartier de Beyoglu. Il est situé entre la Tour de Galata et la Corne d’Or, dans l’ancien quartier des Génois, qui fondèrent, au XIIIème siècle, l’empire latin de Constantinople sur le territoire de l’Empire byzantin, à la suite de la quatrième croisade. (apic/be)

(*) «Dieu Hôte. Recherche historique et théologique sur les rituels de l’hospitalité», Zeta Books, 2008.

Père Claudio Monge, dominicain à Istanbul
26 octobre 2015 | 09:08
par Jacques Berset
Temps de lecture: env. 7 min.
Claudio Monge (1), DoST-I Turquie (1), Erdogan (14), Islam (394), Istanbul (31)
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