Rencontre avec Mgr Paul Hinder, vicaire apostolique d’Arabie du Sud

Dans la Péninsule arabique, les chrétiens ont intérêt à faire «profil bas»

Fribourg/Abou Dhabi, 5 juin 2014 (Apic) «Il y a des gens, ici en Europe, qui pensent que nous n’avons rien à faire dans la Péninsule arabique, tout le monde là-bas étant obligatoirement de confession musulmane. En réalité, selon diverses estimations, pas moins de 2,5 millions de catholiques – sur trois millions de chrétiens – vivent dans la région. Ce sont tous des immigrés», lance Mgr Paul Hinder, vicaire apostolique d’Arabie du Sud, basé à Abou Dhabi, dans les Emirats Arabes Unis (*).

Le capucin de Suisse orientale, ordonné évêque pour le vicariat apostolique d’Arabie le 30 janvier 2004 dans la cathédrale d’Abou Dhabi, vit depuis 10 ans dans une réalité qui n’est pas tous les jours facile. En effet, dans la Péninsule arabique, les chrétiens ont intérêt à faire «profil bas».

«C’est une Eglise des étrangers, pour les étrangers. Les millions de travailleurs immigrés venus de partout ont un permis de séjour à durée limitée. Ils sont là uniquement pour travailler, et leur intégration n’est ni désirée ni encouragée. Notre Eglise est une Eglise de pèlerins, dans une réalité où tant la liberté religieuse que la liberté de culte sont limitées», confie Mgr Paul Hinder. Mais dans les Emirats Arabes Unis, «nous sommes bien accueillis, il y a du respect pour les autorités religieuses non musulmanes!»

«Une Eglise des étrangers, pour les étrangers»

Le capucin thurgovien explique qu’en 2005 il fallait trouver un successeur à Mgr Giovanni Bernardo Gremoli, qui était vicaire apostolique d’Arabie depuis 1975. Comme la responsabilité juridique et pastorale de l’Eglise catholique en Arabie est confiée aux capucins, Rome a cherché un candidat parmi les disciples de saint François d’Assise, et il a choisi le capucin suisse qui était son auxiliaire. La Congrégation romaine pour l’évangélisation des peuples a confié à la famille capucine, depuis 1889 déjà, la responsabilité juridique et pastorale de l’Eglise catholique en Arabie.

«Quand on m’a pressenti pour ce ministère, en 2003, je ne voulais pas y aller. J’ai passé une semaine de discernement à Jérusalem durant la Semaine Sainte, et alors j’ai dit oui. Après dix ans, je peux dire que je suis heureux d’être au service de l’Eglise dans cette région», déclare-t-il à l’Apic

Parlant de la situation dans les divers pays de la Péninsule – Koweït, Bahreïn, Qatar, Arabie Saoudite, Emirats Arabes Unis, Sultanat d’Oman et Yémen -, qui sont tous musulmans, Mgr Hinder souligne que les situations peuvent varier fortement d’une région à l’autre, selon les époques. «Les chrétiens peuvent exister dans cette région, avec des difficultés, dans des conditions de liberté religieuse très précaires. Mais on peut pratiquer notre religion. Simplement, on le fait d’une façon plus privée».

«Nous avons des contraintes architecturales et nos églises sont obligatoirement dépourvues de croix et de cloches. Mais ce n’est pas le plus important pour moi. A l’intérieur de l’enceinte de l’église, derrière les murs de la paroisse, les chrétiens sont libres de pratiquer et d’organiser de grandes liturgies. J’ai particulièrement besoin de lieux de culte et de locaux pour instruire les enfants et former les laïcs engagés dans les paroisses. Nous sommes obligés d’organiser nos activités ‘publiques’ à l’intérieur des territoires qui nous sont attribués».

Apic: La situation des chrétiens de la Péninsule a changé ces dernières décennies…

Mgr Paul Hinder: Il y a 50 ans, à Abou Dhabi, qui était alors une région pauvre, la première église était coiffée d’une croix. Elle avait été construite en 1963 et inaugurée en 1965. Elle était située au bord de la mer, le long de l’actuelle corniche, sur un terrain donné par le cheikh Shakhbut bin Sultan Al Nahyan, qui était alors à la tête du pays. Les dirigeants ont fait disparaître la croix, puis ils ont fait déplacer l’église.

En fait, c’était une bénédiction, étant donné qu’aujourd’hui, elle est au centre de la ville. La paroisse de la cathédrale St-Joseph s’adresse à plus de 100’000 catholiques expatriés en provenance du monde entier. Avec le développement économique de la région, l’Eglise voit une augmentation constante du nombre de ses fidèles, qui sont essentiellement des travailleurs immigrés.

Apic: Dans les Emirats, les chrétiens peuvent pratiquer leur religion.

Mgr Paul Hinder: Ils peuvent pratiquer librement dans l’enceinte de la paroisse, mais nous manquons de place. La cathédrale d’Abou Dhabi, qui dispose de près de 1’000 places, est bien trop petite pour pouvoir accueillir tous les fidèles. Les messes sont dites en cadence en différentes langues, mais la foule est compacte dans la plupart des services. Le Jeudi Saint et le Vendredi Saint, les fidèles se massent dans l’enceinte de la cathédrale St-Joseph.

Nous devons organiser deux célébrations, avec à chaque fois 7 à 8’000 participants. Dans les murs de la paroisse, on a la liberté de culte, mais à l’extérieur, il faut un permis pour louer une salle dans un hôtel. Mais par rapport à la situation en Arabie Saoudite, c’est le paradis chez nous!

Apic: Les immigrés se mélangent-ils à la population autochtone ?

Mgr Paul Hinder: Des contacts approfondis avec la population autochtone sont plutôt rares pour la plupart des expatriés. Il y a d’abord l’obstacle de la langue, et puis chacun vit dans son monde. Les travailleurs immigrés sont la plupart du temps logés loin du centre rutilant, entassés dans des camps de travail.

Ils vivent dans des baraquements…, loin du luxe et des palaces. Ils ne parlent pas arabe, et dans la vie quotidienne, ils n’ont pas de contact avec la population locale. Ils ne se mélangent pas et les amitiés entre immigrés et autochtones ne sont pas fréquentes. Je connais quelques musulmans qui conduisent leur épouse de confession catholique à la messe, mais c’est plutôt rare.

Apic: Des musulmans s’approchent-ils de l’Eglise ?

Mgr Paul Hinder: Aucun musulman ne peut se convertir à une autre religion, alors qu’un non musulman peut se convertir à la religion de son choix, et devenir par conséquent musulman. Si un musulman vient me dire qu’il veut se convertir, je refuse. Cela pourrait être un piège… S’il voulait sincèrement devenir chrétien, il devrait aller vivre dans un pays où existe la liberté religieuse pour l’individu.

Notons qu’en cas de mariage mixte (seulement permis pour un musulman, pas pour une musulmane), les enfants seront automatiquement musulmans, et ils seront perdus pour la communauté.

En pays d’islam, le travail missionnaire a une toute autre signification et tout prosélytisme est interdit. On rencontre des évangéliques qui veulent s’affranchir de ces règles strictes, mais cela retombe alors sur nous, comme dans le cas où ils ont prié avec une malade musulmane à l’hôpital. Conséquence: on ne peut plus aller visiter les malades… Si on laissait entrer un musulman reconnaissable dans nos églises pour assister à la messe, cela pourrait être interprété comme du prosélytisme, sauf si c’est dans le cas d’un mariage, d’un enterrement ou d’une invitation spécifique. Nous pouvons cependant accepter des catéchumènes d’origine hindoue, d’autres non chrétiens, comme des bouddhistes, mais jamais des musulmans!

Apic: Votre liberté de parole est limitée…

Mgr Paul Hinder: Comme tous les autres expatriés, je sais que je suis dépendant de la bonne volonté des autorités et que je dois constamment faire attention à mes paroles. Tout ce que je dis ou j’écris est enregistré et lu… Je dois savoir que mon permis de séjour est renouvelable tous les trois ans. Chaque fois que nous parlons, il est important que nous le fassions honnêtement, dans la vérité, mais de façon prudente et contrôlée. Il ne faut pas oublier que nous ne sommes pas destinés à nous installer, nous ne sommes que des expatriés destinés à rentrer chez nous.

Quelques uns sont établis depuis longtemps, parfois il s’agit de la seconde génération, mais personne ne peut être sûr de rester, pas plus les prêtres que les simples travailleurs. Le risque du refus de renouveler le visa pour l’évêque est moins grand, car le gouvernement hésitera à deux fois avant de prendre une telle mesure.

Apic: Qui sont vos fidèles?

Mgr Paul Hinder: Les fidèles de notre Eglise travaillent dans la construction ou les magasins. Quelques uns ont des magasins ou de petites entreprises, mais dans ce cas, ils doivent avoir un «sponsor», un citoyen émirati ou une entreprise des Emirats, qui doivent généralement posséder 51% des parts. Nos fidèles, qui proviennent principalement des Philippines, d’Inde, du Bangladesh, du Pakistan et du Sri Lanka, sans compter les chrétiens des pays arabes – Libanais, Palestiniens, Irakiens, Syriens ou Egyptiens -, sont d’ordinaire de condition modeste.

Notre vicariat est juridiquement de rite latin, mais nous sommes aussi responsables des catholiques de rite oriental, comme les syro-malabars et les syro-malankars du Kérala, en Inde, les coptes catholiques, les grecs-catholiques melkites, les maronites, les chaldéens, les arméniens catholiques, les syriaques catholiques…

Apic: Comment se passe la cohabitation entre tous ces rites ?

Mgr Paul Hinder: S’il y a effectivement une certaine tension entre les communautés, cela vient plutôt des hiérarchies, pas tellement de la base. Il n’est pas toujours possible d’avoir un prêtre pour chaque rite. C’est le pape lui-même qui a demandé que nous ayons une seule juridiction pour tous les chrétiens catholiques dans cette région. Nous vivons une nouvelle expérience d’Eglise, un vrai laboratoire de la catholicité de l’Eglise. Ici, nous devons sortir des liens exclusifs de la race, de l’ethnie, de la langue et du rite, faire une nouvelle expérience d’Eglise. On doit absolument travailler à plus d’unité, car on doit lutter, aussi au sein de notre communauté, contre les tendances racistes de certains groupes.

Chaque messe est ouverte à tout le monde, sans distinction ethnique. Vivre dans cette Eglise pèlerine, cela donne une toute autre résonance. Par exemple, l’engagement des laïcs est très fort, que ce soit dans les activités pastorales à l’intérieur (liturgie, sacrements), dans la catéchèse qui concerne 22’000 personnes chaque week-end, et à l’extérieur: pastorale des marginaux, dans les camps de travail, les hôpitaux, les prisons (pas mal de chrétiens sont emprisonnés en attente de jugement, et il n’est pas toujours facile d’entrer dans les prisons, cela dépend des directeurs). La pastorale auprès des marins est également importante: il y en a des dizaines de milliers dans les ports, mais ils ne peuvent entrer dans le pays, parfois ils ne peuvent même pas descendre des bateaux. Nous disposons d’un bateau, avec les anglicans, et les «flying angels» rencontrent les marins dans les eaux internationales.

Apic: L’Eglise apporte aussi un grand soutien social et psychologique.

Mgr Paul Hinder: L’Eglise de la Péninsule accueille aussi des familles qui ont connu les atrocités de la guerre, que ce soit au Liban, en Syrie ou en Irak. Ceux qui ont vécu ces situations sont souvent traumatisés, il faut les aider. Il y a également le problème des ouvriers qui vivent entassés dans des camps, loin de leur famille restée au pays. Ils vivent dans des secteurs clos où ils sont transportés en bus après le travail.

Les touristes qui visitent Dubai, Abou Dhabi ou Doha ne voient que la façade, ils ne voient pas ceux qui ont construit ces bâtiments prestigieux. On rencontre souvent des familles qui luttent pour leur survie économique, qui sont tombées dans la spirale de l’endettement, qui vont en prison pour dettes. Nous aidons ces travailleurs à payer la scolarité de leurs enfants voire à acheter un billet d’avion pour pouvoir rentrer au pays.

Apic: Ces sociétés musulmanes sont souvent considérées comme fondamentalistes!

Mgr Paul Hinder: J’aimerais souligner le risque qu’il y a en Europe de réduire l’ensemble des sociétés arabes à une image de groupes islamistes fanatisés. Nombre de gens que je rencontre en Occident ne croient pas que les sociétés musulmanes soient capables de progrès. Cela va certes lentement, mais il y a beaucoup de choses qui se passent. Il ne faudrait jamais oublier que les sociétés musulmanes sont les premières à souffrir de l’extrémisme. Le gouvernement des Emirats Arabes Unis lutte fortement et avec succès contre toute tendance extrémiste dans le pays. Par conséquence nous jouissons d’une sécurité très grande. D’autre part il me semble que les sociétés européennes sécularisées – qui estiment avec une certaine arrogance qu’elles ont atteint le sommet de l’évolution humaine – ont peur de ces peuples fortement marqués par la religion. Le fondamentalisme se trouve partout, même dans les sociétés occidentales: il n’y a qu’à voir la laïcité militante en Europe occidentale!

Dans la Péninsule, l’on assiste désormais à la perte du caractère de modèle représenté par le monde occidental. Mais, paradoxalement, cette société musulmane vit dans une société de consommation extrême. C’est pour cela, notamment, que les islamistes radicaux ressentent leurs propres dirigeants, l’élite locale, comme corrompus.

S’il y a un certain nombre d’interrogations sur le poids de l’islam, qui se renforce avec la crise d’identité face à la modernité extrême, il ne faut pas oublier la présence dans ces sociétés d’un important réseau de valeurs. On peut apprendre quelque chose de la présence publique de la foi musulmane, avant de dire qu’il s’agit de sociétés archaïques.

(*) Mgr Paul Hinder a décrit la situation des chrétiens de la région lors d’une conférence qu’il a donnée le 23 mai à Villars-sur-Glâne, au Centre spirituel et de formation des jésuites de Notre-Dame de la Route, à l’invitation du Groupe romand des Instituts missionnaires (GRIM).

Encadré

De la Suisse à la Péninsule arabique

Mgr Paul Hinder est né le 22 avril 1942 à Lanterswil-Stehrenberg, dans le canton de Thurgovie. Frère capucin, il a été ordonné prêtre le 4 juillet 1967. Ancien évêque auxiliaire d’Arabie, il a été nommé vicaire apostolique d’Arabie le 21 mars 2005, succédant à Mgr Giovanni Bernardo Gremoli, également capucin, qui avait démissionné pour raison d’âge. Lors du partage de la Péninsule en deux vicariats, Mgr Hinder est devenu vicaire apostolique d’Arabie du Sud le 31 mai 2011, avec pour siège la cathédrale St-Joseph, à Abou Dhabi. JB

Encadré

La foi chrétienne était largement répandue au sein des tribus arabes

Dans les premiers siècles du christianisme, dans la Péninsule arabique, la foi chrétienne était largement répandue au sein des tribus arabes. Avec le développement de l’islam, la chrétienté locale, avec toutes ses structures – églises, monastères, diocèses – a cependant graduellement disparu de la région. Pendant plus d’un millénaire, les chrétiens y sont pratiquement absents, jusque dans la première moitié du XIXe siècle, où l’on note la présence d’un certain nombre de catholiques à Jeddah, un important port de la mer Rouge.

A l’époque, ces catholiques n’ont pas de prêtre pour les accompagner. C’est seulement le 31 janvier 1841 que la première messe est célébrée à la résidence du consul de France à Jeddah. Seuls quatre catholiques y participent. La mission dans cette région fut rapidement abandonnée, mais Rome approuva la suggestion faite par les missionnaires d’en ouvrir une autre à Aden. Elle allait devenir, en 1888, un vicariat apostolique confié aux capucins de Lyon. Le petit vicariat apostolique d’Aden devint l’année suivante le vicariat apostolique d’Arabie, comprenant toute la Péninsule arabique. En 1953, Rome crée la préfecture apostolique du Koweït qui couvre uniquement le territoire de l’émirat et qui est élevé au rang de vicariat apostolique dès 1954. Le 31 mai 2011, le Saint-Siège redessine ses deux vicariats apostoliques dans la Péninsule arabique, pour mieux prendre en charge la pastorale d’une population catholique – essentiellement des travailleurs immigrés – en pleine croissance. Il crée les vicariats apostoliques d’Arabie méridionale et d’Arabie septentrionale. Le vicariat apostolique d’Arabie septentrionale, comprenant le Koweït, l’Arabie saoudite, Bahreïn et le Qatar, est confié à Mgr Camillo Ballin, un missionnaire combonien d’origine italienne, qui a le titre de vicaire apostolique d’Arabie du Nord, et qui réside à Manama, la capitale du Bahreïn. Le vicariat apostolique d’Arabie du Sud, qui comprend les Emirats Arabes Unis, Oman et le Yémen, est confié au capucin suisse Paul Hinder, qui réside à la cathédrale St-Joseph à Abou Dhabi. La superficie des deux vicariats est de plus de 3 millions de km2.

La population catholique de la Péninsule arabique est actuellement estimée à 2,5 millions sur près de 80 millions d’habitants, rapporte le 8 mars 2014 le quotidien américain «The Boston Globe». Le Koweït et le Qatar abritent entre 350’000 et 400’000 catholiques. Aux Emirats arabes Unis, les catholiques représentent 7% de la population. En Arabie saoudite résident 1,5 million de catholiques, parmi 28 millions d’habitants. Au Bahreïn, le nombre de catholiques se situe entre 100’000 et 140’000 fidèles. (apic/be)

Des photos de Mgr Paul Hinder sont disponibles auprès de l’apic au prix de 80.– la première, 60.– les suivantes.

5 juin 2014 | 09:40
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture: env. 11 min.
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