Guy Musy

Champ-Dollon

Les quarantièmes rugissants ou les quarante ans de la prison genevoise de Champ-Dollon. Très étrange ce titre maritime pour marquer l’anniversaire d’une prison[1]. Champ-Dollon, à ce que je sache, n’a rien d’un port de plaisance. Voici 27 ans que j’en franchis les grilles pour servir de célébrant occasionnel. Cette publication ne saurait donc me laisser de marbre.

Un fascicule de caricatures, ou plutôt de croquis[2], très respectueux accompagne l’œuvre de l’historien, très respectueux lui aussi. Signatures et recommandations officielles attestent que l’ouvrage est «politiquement correct». Un peu trop bridé tout de même pour être vraiment libre. Mais, en fait de liberté, la prison ne connaît que la «conditionnelle». Une réserve qui a déteint sur l’historien. Ce qu’il allègue n’est certes pas faux, mais trop à la gloire d’un ancien directeur.

Les lignes écrites sur l’aumônerie ont particulièrement retenu mon attention. Vision réductrice où il n’est fait allusion qu’aux aumôniers masculins gradés (pasteur et diacre, protestants surtout, imam musulman, accessoirement prêtre catholique), mais taisant ou ignorant le service des aumônières féminines. Au cours de tant d’années présents à Champ-Dollon, j’ai pu apprécier la tenace fidélité de ces femmes et leur compétence professionnelle éclairée par une authentique charité. Les détenus auraient sans doute écrit une autre histoire, avec des accents bien différents. Je pense en particulier à trois aumônières qui ont rayonné parmi eux. Elles m’en voudraient de révéler ici leur nom.

L’historien commet une autre réduction quand il s’emploie à définir les buts de l’aumônerie. Reflet sans doute des commanditaires de son livre, il ramène à deux dimensions le service de l’aumônier: la prise en charge de la détresse du prisonnier et la lutte contre sa «radicalisation». Si la première tache est bien dans la ligne d’un aumônier «chrétien», la seconde est plutôt du ressort de l’imam, qui devient ainsi l’adjoint d’un service de sécurité chargé de prévenir de possibles attentats terroristes. Les imams aumôniers apprécieront!

J’ai été évidemment sensible à une autre exclusion: le silence quasi total relatif aux célébrations religieuses auxquelles les détenus ont droit. Elles sont sans doute dépourvues d’utilité et de rentabilité, selon les critères qui ont cours. Elles occasionneraient même des ennuis pour les gardiens mobilisés à cet effet. Je peux comprendre qu’un incroyant trouve ce service cultuel superflu, voire ridicule. Je sais par ailleurs, pour l’avoir vécu si souvent, combien ces moments sont intenses et respirent la paix et même la joie et le pardon. La célébration accueille un invité de choix qui pour être invisible parle au cœur. Des chants ou des prières oubliés réveillent la voix enfouie de cet ami.  Mais tout ceci est du domaine de l’intime, donc du futile, disent les esprits «positifs», parce que rebelle aux bilans et aux statistiques chiffrés.

Alors, serviteur de l’inutile? Il m’arrive de le penser lorsque au petit matin d’un dimanche froid l’impressionnant trousseau de clefs de l’aumônière brise le silence des longs couloir déserts qui nous conduisent au local sans âme ou à la chambre à manger où la messe va être dite. Non pas serviteur de l’inutile, mais inutile serviteur de celui devant qui je m’efface et à qui je laisse toute la place. Mais ceci ne peut être inscrit sur des feuilles imprimées, même pas sur du papier glacé.

Guy Musy | 20 juin 2017

[1] Christophe Vuilleumier: Champ-Dollon. Les quarantièmes rugissants, Slatkine, Genève, 2017.

[2] Patrick Tondeux: Champ-Dollon . Des barreaux et des hommes, Slatkine, Genève 2017.

Prison de Champ-Dollon, dans le canton de Genève.
20 juin 2017 | 15:32
par Guy Musy
Temps de lecture: env. 2 min.
Aumônerie (45), prison (102)
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