Elle a mis tout ce qu'elle avait pour vivre/Photo:evangile-et-peinture.org
Homélie

Homélie du 11 novembre 2018 (Mc 12, 38-44)

Noël Pedreira, assistant pastoral, adjoint du chef de l’aumônerie de l’armée – Eglise de Courgenay, JU

 

Elle s’appelait Lina-Marie. Elle venait de Courfaivre, dans la vallée de Delémont, à quelques kilomètres du lieu où nous célébrons cette eucharistie. Pendant la Grande Guerre, son mari Gaston-Paul, de nationalité française, combattait avec ses compatriotes.

Comme beaucoup de femmes à l’époque, Lina-Marie s’est donc retrouvée seule, avec ses deux premiers enfants, alors âgés de deux et un an au moment où la guerre a éclaté.

Bien de ses voisines, au village, étaient assurément dans une situation similaire : la guerre durait et les soldats restaient loin de leurs familles. De 1914 à 1918, le soldat suisse effectuait en moyenne 500 jours de service. Son salaire, il ne le touchait plus. Et l’assurance perte de gain n’existait pas, en ce temps-là.

Le 10 septembre 1917, Lina-Marie s’est rendue, depuis Courfaivre, à la chapelle du Vorbourg, lieu de pèlerinage à la Vierge Marie situé sur les hauteurs de Delémont. Elle y est allée en marchant, pieds nus, portant avec elle une médaille militaire gagnée sur le champ de bataille par son mari. Ce dernier la lui avait envoyée, en lui demandant de la déposer auprès de Notre-Dame du Vorbourg. 20 à 25 kilomètres de marche, aller-retour, pieds nus, en priant pour que son mari soit épargné. Son Gaston-Paul ne lui a été rendu qu’en février 2019, profondément marqué par la grande boucherie qu’il avait traversée. Cette médaille militaire, le chapelain du Vorbourg nous l’a prêtée en ce jour de commémoration et c’est devant l’autel qu’elle est aujourd’hui déposée. Comme tant de femmes de l’époque, pendant la Grande Guerre, Lina-Marie a tout donné.

Il s’appelait Walter.

Il venait de Granges, dans le canton de Soleure. Comme des milliers et des milliers de ses compatriotes pendant la Grande Guerre, il avait été mobilisé pour assurer la défense de la Suisse. Ce jeune lieutenant surveillait la frontière en Ajoie, à quelques kilomètres à peine de l’église où nous nous trouvons aujourd’hui. Le 7 octobre 1918, il suivait, du haut de son ballon captif, les mouvements des troupes françaises et allemandes, de l’autre côté de la frontière. Un avion allemand s’est alors dirigé vers lui et a ouvert le feu. Walter n’y a pas survécu. Il avait 21 ans. Ce jour-là, Walter aurait pourtant dû avoir congé. Mais, au dernier moment, il avait été rappelé pour remplacer un de ses camarades, grippé. Dans une forêt de Miécourt, ce 7 octobre 1918, Walter a tout donné… jusqu’à sa vie.

Elle s’appelait Gilberte.

Elle était d’ici, de Courgenay. Elle travaillait comme serveuse à l’hôtel-restaurant de la gare, tenu par ses parents. Quelques temps avant le début de la Grande Guerre, elle avait effectué un séjour en Suisse alémanique. Elle comprenait et parlait donc le schwyzerdütsch. Plus qu’un dialecte, déjà à l’époque, pour nos compatriotes alémaniques : la langue maternelle, la langue du coeur, la langue dans laquelle on dit « je t’aime », « tu me manques », « prends soin de toi ».

La bonne humeur de Gilberte, sa serviabilité, son aisance à communiquer et avec les Romands et avec les Alémaniques, sa capacité à mettre un nom sur chaque visage, à souligner le côté humain du soldat, ont fait sa force. Quand un soldat revenait à Courgenay, deux ou trois ans après sa première mobilisation, Gilberte se souvenait de son nom, des paroles échangées, de ses soucis également. Elle a tellement marqué les militaires de passage à Courgenay qu’une chanson – vous l’avez entendue, au début de cette célébration – lui a été consacrée. Gilberte avait la vingtaine pendant la Grande Guerre. A Courgenay, elle a tout donné.

Il s’appelle Saâd.

Il vit aujourd’hui dans le canton de Fribourg, même si son prénom indique plutôt des origines au-delà de la Méditerranée. Citoyen suisse, il accomplit son service militaire avec fierté, mais aussi, me semble-t-il, avec humilité et reconnaissance envers la terre qui a accueilli les siens et qui, finalement, est devenue SA terre. Futur capitaine, il dirigera l’été prochain toute une compagnie d’école de recrues, du côté de Thoune. La sécurité et la défense de la liberté sont des valeurs qui lui tiennent à coeur. Saad, je le connais, il me paraît prêt à tout donner.

 

Ils et elles s’appellent peut-être Johannes, Stéphanie, Sylvain, Irina, Michele. Cette fois-ci, j’invente les prénoms car je ne connais que leurs visages, découverts hier même sur le réseau social Facebook. Ils et elles viennent des quatre coins de la Suisse. A l’école d’officiers de l’infanterie, leurs différents groupes ont mis la semaine dernière entre 19h29 et 22h42 pour accomplir la marche des 100 kilomètres, entre Lenzburg et Liestal. En observant sur Facebook leurs regards déterminés, même après cet effort incroyable, j’ai l’impression de pouvoir leur faire confiance. Ces jeunes hommes et ces jeunes femmes, ils et elles me semblent prêts et prêtes à tout donner.

Il s’appelle Ahmad.

Avec sa famille qui a fui une Syrie dévastée par la guerre, c’est un adolescent qui vit quelque part près d’ici, dans la vallée de Delémont. Ses parents ont tout laissé en Syrie. Le papa, jardinier de métier, s’est vu offrir la possibilité, par un voisin, de faire pousser des légumes sur quelques mètres carrés de jardin inexploité. Il dit d’ailleurs souvent à ce voisin d’aller se servir. A présent, Ahmad se débrouille plutôt bien en français. C’est d’ailleurs lui qui, souvent, sert d’interprète à ses parents. Ahmad, il n’y pas que son regard bleu acier qui impressionne. Il y a aussi sa détermination, son envie de bien faire, d’être à la hauteur de la renaissance que, pour les siens, représente le fait d’avoir pu trouver asile en Suisse. Ses parents ont tout donné pour Ahmad et ses frères et soeurs.

Une femme qui a tout donné

Dans l’Evangile qui a été proclamé tout à l’heure, elle n’a pas de prénom. Marc dit simplement d’elle qu’il s’agit d’une pauvre veuve. Ce récit se trouve au terme de la vie publique de Jésus, juste avant que ne s’ouvrent les jours qui le verront prendre un dernier repas avec les siens, avant d’être arrêté, condamné à mort, puis exécuté.

Une pauvre veuve que personne ne voit, comme si elle était de la même couleur que les murailles du Temple. Personne, sauf Jésus. Pour une fois, Jésus n’est pas en mouvement. Il s’est assis dans le Temple de Jérusalem et il regarde cette femme pourtant invisible aux yeux de tous. S’il la désigne à ses disciples, c’est parce qu’elle a posé un geste inattendu, voire fou : cette femme a tout donné. C’est ce mouvement de dépossession de soi qui touche Jésus. Symboliquement, par son don, elle offre bien davantage que ce qu’elle a : elle offre son manque, sa vulnérabilité. Elle donne tout ce qu’elle est. Elle donne sa vie.

Une pauvre veuve, Lina-Marie, Walter, Gilberte, Saâd, Johannes, Stéphanie, Sylvain, Irina, Michele, Ahmad. On aurait encore pu ajouter Martin, ce légionnaire romain du 4e siècle célébré dans la région en cette fin de semaine, et dont la légende dit qu’il a déchiré son manteau pour en donner la moitié à un pauvre qui avait froid.

Faire oeuvre de mémoire, en ce jour anniversaire de l’Armistice de 1918, c’est donc aussi peut-être, comme Jésus, prendre le temps de s’asseoir, de se poser et de se laisser toucher, interpeler, bousculer par ces hommes et ces femmes d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs, qui nous apprennent, à temps et à contretemps, la beauté et la force du don. « Elle a mis, nous dit Jésus, tout ce qu’elle possédait, tout ce qu’elle avait pour vivre ». Amen.


32e DIMANCHE DU TEMPS ORDINAIRE
Lectures bibliques 
1 Rois 17, 10-16; Psaume 145;  Hébreux 9, 24-28; Marc 12, 38-44


 

Elle a mis tout ce qu'elle avait pour vivre/Photo:evangile-et-peinture.org
11 novembre 2018 | 09:48
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