Le Saint-Gothard, le "Sinaï" de la Suisse (Photo:Gaetan Bally/Keystone)
Homélie

Homélie TV du 1er août 2016 (Lc 12,1-3)

Mgr Valerio Lazerri, évêque de Lugano –  Col du Saint-Gothard

Chers amis,

Pour beaucoup de Suisses, le 1er Août est une journée de rassemblement. Ils sont nombreux, ceux qui cherchent, à cette occasion, un lieu particulier – comme, par exemple, celui où nous nous trouvons – pour célébrer ensemble la naissance de notre patrie.

Peut-être que vous ne pouvez pas vraiment parler d’une foule innombrable. Pourtant, nous ne sommes pas loin de ces «milliers de personnes» dont vient de parler l’Evangile.
En fait, il est normal que la Fête nationale suisse nous fasse ressentir le besoin de sortir de chez nous.
Passer un peu de temps avec les autres, prendre part à une manifestation publique, vivre un événement commun: ce sont des gestes qui caractérisent une journée comme celle d’aujourd’hui.
Même si le reste de l’année, nous aspirons avant tout à nous sentir bien individuellement, à nous sentir en sécurité à la maison, à voir garanti le bien-être de notre cercle familial et amical, l’appel de la patrie nous pousse au dehors. Il nous entraîne à nous confronter à une perspective plus vaste.

«Envisager ensemble la manière de donner une direction à notre vie en commun»

C’est une exigence qui existe vraiment entre nous.
Pourtant, même si l’instinct individualiste pour nous protéger d’abord nous-mêmes, notre famille, la communauté, le groupe, le village ou le canton auquel nous appartenons, même si cet instinct reste fort, il demeure en nous une incitation à regarder ailleurs, à aller plus loin, à envisager ensemble la manière de donner une direction, un sens, un dynamisme à notre vie en commun sur ce territoire qui nous a été confié, dans cette histoire qui est la nôtre.
Pouvez-vous imaginer un 1er Août sans manifestation extérieure, aucune manifestation chorale, sans au moins une tentative de renouveler la joie de nous sentir un peuple?

«L’essence de l’humanité: un désir d’ouverture à l’autre»

L’être humain n’est pas fait pour vivre isolé, séparé des autres et refermé dans son propre monde. Bien sûr, les traces négatives et les blessures laissées dans nos cœurs par toutes les déceptions et les frustrations, par les échecs et par tous les malheurs qui arrivent dans la vie, peuvent parfois nous bloquer, nous tourner vers nous-mêmes.
Pourtant, quand arrive une fête comme celle d’aujourd’hui, avec un peu d’honnêteté et de courage, nous découvrons que nous avons un profond désir de communion, une soif de rencontres vraies, une aspiration radicale à être en relation, pour aimer et être aimé, ou tout au moins être accepté, respecté, estimé. Nous nous rendons compte que l’essence de l’humanité est un désir d’ouverture à l’autre.

«Je est un Autre», a déjà dit le grand poète Arthur Rimbaud. Et, plus près de nous, le philosophe Paul Ricœur a intitulé son livre célèbre «Soi-même comme un autre».
Nous ne pouvons pas faire sans l’autre, et plus nous le reconnaissons, plus nous grandissons non seulement en humanité, mais aussi en civilité.

Comment il est difficile, en fait, d’honorer la vérité qui brille si clairement à nos yeux. Trop souvent, dans notre vie quotidienne, nous renouvelons la scène décrite par l’évangéliste Luc: «Des milliers de personnes s’étaient rassemblées au point qu’elles se piétinaient les unes les autres.» Nous essayons de quitter notre isolement, mais maintenant que nous sommes rassemblés, nous commençons à nous faire du mal les uns aux autres.
Quelle contradiction! Nous avons en horreur toutes les formes de solitude mauvaise.
Il nous paraît agréable de partager les biens et les ressources. Pourtant, dès que nous avons la possibilité de répondre à notre attente la plus cachée, nous commençons à sentir la fatigue. Nous nous sentons subitement acculés.
L’agitation et l’inquiétude grandissent en nous. Nous faisons tout pour créer un espace et nous nous efforçons par tous les moyens de le faire exclusivement nôtre.
Sur cette question non résolue de la condition humaine résonne aujourd’hui, dans la liturgie, la parole de Jésus. Elle nous concerne directement. Elle est certainement destinée à tous.
Mais, dans le passage de Luc, le Seigneur s’adresse principalement à nous, «tout d’abord à ses disciples».

Nous avons ici une véritable indication sur la méthode. Un discours chrétien sur la société civile, sur notre manière de faire peuple parmi les peuples, ne devrait jamais commencer par pointer du doigt ce qui se passe à l’extérieur, chez les autres, dans la société, dans le monde.
La priorité qui s’impose est de penser à ce que nous pouvons éviter, comme disciples de Jésus, de montrer ce à quoi la vraie liberté peut ouvrir. «Regarde bien – dit Jésus – le levain des pharisiens, qui est l’hypocrisie».

Ici s’enracine notre engagement pour le bien commun. Il ne fait pas partie du discours général, de directives ou d’appels moraux à lancer au monde.
Il réclame surtout, de notre côté, quelque chose de concret et des attentions personnelles à ne pas se laisser séduire par la dynamique trompeuse du monde, des idoles, des productions de nos esprits et nos mains.

«Renoncer à ce qui empoisonne la racine de notre humanité, l’effort stérile de nous affirmer contre les autres»

Et cela implique le choix explicite de réduire au moins ce qui pervertit notre désir, ce qui nous éloigne du Dieu vivant, ce qui défigure notre visage humain et le transforme en une grimace d’ennui et de tristesse.

Nous voyons ici le plus grand don que nous fait le Seigneur. Avec lui, nous pouvons renoncer à ce qui empoisonne la racine de notre humanité, l’effort stérile de nous affirmer contre les autres.

L’Evangile de Jésus-Christ nous donne le courage de ne pas nous remettre aux forces obscures qui mènent au mépris et à l’exclusion, à la haine et à la violence.
Sa grâce rend possible de vivre en dehors de l’exaltation de nous-mêmes au détriment de ceux qui nous entourent.
Telle est la substance de la Révélation qui nous est confiée. Et c’est à ce niveau que nous sommes appelés à rendre notre témoignage chrétien spécifique, sur le chemin que nous parcourons ensemble sur cette portion de terre qui nous a été confiée.
Nous vivons dans un monde où chacun croit pouvoir simplement sauver en tenant à ce qu’il considère et pas l’autre. Nous devons commencer à montrer par notre vie que, sans une relation vraie avec les autres, c’est tout simplement impossible d’être nous-mêmes.
«Tout ce qui est couvert d’un voile sera dévoilé, tout ce qui est caché sera connu.»
Nous avons dans cette expression le fondement d’une nouvelle manière d’être ensemble, loin de la peur de ne pas être à la hauteur, de devoir nous montrer plus riches, plus puissants, plus forts que ceux qui nous entourent. Si tout est destiné à être révélé, nous pouvons désormais abandonner, dans notre façon d’être au monde, tout ce qui déshumanise.

Nous pouvons vivre comme des fils. Avoir des relations fraternelles entre nous. Nous pouvons sortir des ténèbres pour aller à la pleine lumière. N’est-ce pas là la conviction fondamentale que nous sommes appelés à donner à notre époque tourmentée, où tout menace à chaque instant de sombrer dans une spirale de violence, de haine et de ressentiment?

Nous ne sommes pas obligés d’attendre que soient résolues toutes les crises dramatiques de notre époque: les guerres, le terrorisme international, la faim, la corruption, l’instabilité financière, l’injustice en tous genres, les atteintes à la Création, les menaces de destruction.

Ici et maintenant, il y a toujours en nous le point précieux, petit, précis et pratique, à partir duquel tout peut recommencer.

C’est ce qu’essaie aussi de nous faire comprendre, à sa manière, l’auteur du second livre des Chroniques, dans la première lecture de ce jour. Il vit à une époque où, comme pour la nôtre, il n’est guère facile pour un peuple de raviver la flamme pour l’avenir. L’époque de l’exil est maintenant terminée.
Les survivants du royaume de Juda sont de retour sur leur terre, mais ils ne voient pas encore de perspectives claires pour leur développement. L’inertie et la résignation sont susceptibles de dominer. Une conviction, cependant, s’impose: le passé douloureux peut au moins vous aider à mieux vivre le présent.

Un fil d’or de fidélité parcourt l’histoire et il est toujours possible de faire de la place pour la justice, l’équité, le dévouement désintéressé.
L’époque est sombre, mais rien ne vous empêche de continuer à lutter contre toutes les formes de discrimination des plus faibles. Vous pouvez toujours choisir le parti des victimes, de ceux qui souffrent des conséquences de l’avidité, de la soif de pouvoir, de l’ivresse de la violence aveugle et du ressentiment.

Bien sûr, le succès du bien n’est pas garanti dans ce monde, mais en attendant, rien et personne ne peut contenir le mal et tout peut devenir pur quand c’est fait à la lumière de Dieu et non pour plaire aux hommes.

Combien sont actuelles alors les paroles prononcées par le roi Josaphat à ceux qui sont appelés à exercer la fonction de juge: «Soyez attentifs à ce que vous ferez, car ce n’est pas selon les hommes que vous jugez, mais selon le Seigneur; Prenez garde à ce que vous faites, car dans le Seigneur notre Dieu il n’y a ni perfidie, ni partialité, ni vénalité»!

«Garder vivant un espoir vigilant et actif»

Voilà ce que la Journée nationale du 1er Août ravive en nous: que nous voulons vivre en croyants, une confiance renouvelée en ce que chacun peut faire réellement pour rendre notre monde plus humain.
Il n’y aura jamais de recettes générales pour résoudre les graves problèmes dans lesquels se débat aujourd’hui l’humanité. Mais il y aura toujours des êtres humains à qui il est donné de tenir ferme la barre du cœur, des êtres humains libres d’échapper à tout moment à la logique de la mort.
C’est le grand «travail» auquel nous sommes appelés chaque jour. Il est facile, en fait, de répéter les slogans dictés par l’émotion qui nous gagne après chaque attentat. Il est plus difficile de garder vivant un espoir vigilant et actif, capable de résister à la tentation de répondre à la barbarie avec les mêmes armes de haine et de violence.
Les chrétiens sont ici directement concernés dans leur humanité. Ils ne sont pas appelés à mélanger les «affaires du Seigneur» avec «les affaires du roi». L’Ecriture, nous l’avons entendu, les distingue soigneusement. Mais nous ne devons pas cesser de les combiner à la racine, là où chacun est appelé à donner à sa manière la réponse au don de la vie.

Que le Seigneur nous accorde d’entendre l’appel du roi à chaque instant dans notre cœur: «Soyez forts et agissez! Et que le Seigneur soit avec celui qui fait le bien!».
Je ne pense pas qu’il y ait de plus beau souhait en ce jour de fête. En ce sens, bon 1er-Août à tous!

Amen.


Lectures bibliques :

  • Livre des Chroniques: 17, 1-6; 19, 4-11
  • Luc: 12,1-3

 

Le Saint-Gothard, le «Sinaï» de la Suisse
1 août 2016 | 10:36
Temps de lecture: env. 7 min.
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