Célébrée en langue italienne, la messe au Saint-Gothard devient une tradition télévisuelle | capture d'écran RTS
Homélie

Homélie TV du 1er Août 2019 (Lc 9, 57-62)

Mgr Valerio Lazzeri, évêque de Lugano – Col du Saint-Gothard

Chers amis,

Chaque année, la naissance du pays nous offre un point de vue particulier, à partir duquel nous pouvons lire les textes de l’Ecriture de ce jour offerts par la liturgie ambrosienne, typique de cette partie du diocèse de Lugano.

Le lien avec notre terre nous pousse, en ce lieu symbolique, riche de références et de souvenirs, à célébrer l’eucharistie. Nous sommes partis de chez nous, ce matin, et nous nous sommes mis en route. Nous nous sommes rassemblés sur la montagne, ce qui nous rappelle la solidité de nos racines communes et nous invite ensemble à ouvrir nos yeux à des horizons plus larges.

Un partage des forces et des dons

En fait, quelque chose aspire, en chacun de nous, à vivre l’expérience vécue par Gédéon. Comme lui, quelque chose nous pousse de l’intérieur pour transformer la recherche de survie, instinctive et privée, en un partage des forces et des dons, en une passion civile, à reconnaître et à redécouvrir, à mettre à disposition pour le bien de tous.

L’époque décrite par le livre des Juges – comme celle que vit, d’une manière ou d’une autre, chaque génération et dans chaque partie du monde – n’est pas la plus heureuse et le plus insouciante. En ce temps-là – comme dans le nôtre, quoique d’une manière différente -, c’est la peur qui domine les cœurs. Les Israélites sont confrontés à la «main de Madiane», qui pèse sur eux.

Nous sommes confrontés à des menaces plus difficiles à identifier, à des craintes cachées, à des éléments perturbateurs, internes et externes, qui – même dans une situation de bien-être généralisé – par rapport à celle de nombreux autres pays, ne parviennent pas à nous faire vivre bien, nous raidissent, nous rendent méfiants à l’égard des autres, incertains du lendemain, souvent obsédés par tout.

L’avenir comme une promesse plutôt qu’une menace

Bien que allions bien, en Suisse aussi nous avons tendance à considérer l’avenir comme une menace plutôt que comme une promesse.

Aujourd’hui comme jadis, la réaction du peuple, dans des circonstances identiques, est toujours la même: chacun cherche à survivre à sa manière, à s’adapter à la situation: «Les fils d’Israël aménagèrent dans les montagnes des failles, des grottes et des lieux escarpés». Poussé par des peurs plus ou moins raisonnables, on va même chercher refuge dans les endroits les plus reculés.

La recherche unilatérale de la sécurité physique, économique et matérielle pousse à nous contenter d’espaces mentaux exigus, sans perspectives et sans horizons. Une fois à l’abri, on finit par suffoquer et par mourir d’essoufflement, de manque de motivation vitale. C’est ce qui arrive quand on choisit de faire prévaloir les fantasmes les plus sombres: on finit par réduire sa maison à quatre murs fortifiés, sa propre patrie à une tanière, une tanière désirée par tout animal effrayé.

Dans ces situations, certains, évidemment, ne manquent ni d’intelligence, ni de ruse, ni d’esprit d’entreprise. «Gédéon, fils de Joas, battit le blé dans le pressoir, pour le soustraire au pillage des Madianites». Une trouvaille ingénieuse! Lui et sa famille, au moins, n’auraient pas manqué du minimum vital.

Vous comprenez! Même dans les moments difficiles, on peut trouver un moyen de vivre, de s’en sortir, peut-être même discrètement et sans trop de sacrifices.

Quelque chose, cependant, reste bloqué et veut vivre, malgré tout, dans l’être humain. C’est sa dimension la plus personnelle, large et authentique, à laquelle aucun de nous ne peut renoncer sans malaise, sans commencer à souffrir et devenir amer : «Si le Seigneur est avec nous, pourquoi cela nous est-il arrivé? Où sont toutes ses merveilles que nos pères nous ont racontées?».

«Le Seigneur est avec toi, homme fort et courageux!»

Gédéon met en débat l’histoire nationale de son pays. Le souvenir du passé, au lieu de motiver et de maintenir la confiance, devient pour lui une source de récriminations et de suspicion. N’est-ce pas une invention rhétorique et un mythe sans fondement ? Et surtout: en quoi et en qui croire aujourd’hui ?

Mais c’est justement à l’heure de la plus grande désillusion et du plus grand désenchantement que Gédéon est atteint par l’appel du Seigneur, par l’intermédiaire de son ange: «Le Seigneur est avec toi, homme fort et courageux!»

Quel appel solennel! Quelle déférence de la part du Très-Haut! Mais aussi: quelle provocation! Cela nous brûle, en fait, de nous sentir traités comme des adultes, libres et pleins de ressources, alors que nous nous sommes résignés à vivre à moitié, prêts à renier nos plus grands idéaux!

On essaie alors de se justifier, de prendre comme prétexte nos moyens limités et notre petitesse. La Parole, la Parole de Dieu, qui continue à résonner dans l’histoire de l’humanité, dégage cependant le champ de ces discours mesquins.

Nous réveiller de notre torpeur

«Avec la force qui est en toi, va sauver Israël du pouvoir de Madiane. N’est-ce pas moi qui t’envoie?» «Je serai avec toi, et tu battras les Madianites comme s’ils n’étaient qu’un seul homme.».

Les paroles adressées par le Seigneur à cet homme, destiné à devenir une figure de référence en Israël, nous concernent particulièrement aujourd’hui. Elles nous demandent de nous réveiller de notre torpeur.

Elles nous donnent la raison de ne pas céder à ces pressions qui nous amènent, nous les habitants de ce pays, à ne prendre soin que de nous-mêmes, de nos intérêts étroits, à chercher un moyen de battre le grain exclusivement pour nous, en le soustrayant au partage plus large, à la logique de la réciprocité, de solidarité et d’échange qui doit caractériser la grande famille humaine à laquelle nous appartenons, même comme Suisses.

C’est le courage que nous avons ici pour invoquer le Seigneur, comme croyants et comme citoyens, comme individus et comme peuple parmi les peuples. Ici, nous devons être conscients que la seule exigence à laquelle nous devons nous soumettre est celle de l’Evangile: celle de l’appel radical que le Seigneur adresse à chacun de nous. C’est ainsi qu’en tant que chrétiens, nous voulons donner un fondement non superficiel à notre être suisse, à notre «Un pour tous et tous pour un».

Le réalisme sain de la croix glorieuse

A cet égard, les trois appels manqués, les trois drames existentiels qui apparaissent dans le bref passage d’Evangile que nous avons entendu, constituent autant d’avertissements pour nous, pour notre vie personnelle et collective, ecclésiale et civile.

Tout d’abord, nous sommes appelés au réalisme sain de la croix glorieuse. Jésus n’a jamais voulu profiter de l’enthousiasme facile de ceux qui l’imaginaient seulement comme pourvoyeur de moyens pour ne pas avoir à affronter les difficultés concrètes de la vie. «Les renards ont leurs tanières et les oiseaux du ciel leurs nid, mais le Fils de l’Homme n’a pas de place pour reposer sa tête».

Ceux qui se présentent avec des solutions radicales, pures et dures, pour garantir toujours notre bien-être, notre tranquillité, notre bonheur d’être une île dans une mer mondiale et internationale en plein bouleversement actuel, ne rendent pas service à la communauté. Les projets qui fondent leur force sur des rêves illusoires de pouvoir toujours maintenir nos privilèges, sans jamais payer le moindre prix pour donner une réponse humaine aux tragédies de notre temps, ne peuvent être totalement honnêtes.

Ensuite, il y a l’appel à mettre en œuvre un agir différent de l’utilitarisme pur, sans justifications et sans délais, afin de ne pas rompre avec ce qui a toujours été.

Celui qui est vivifié par le Seigneur Jésus et se laisse transformer par la rencontre personnelle avec Lui, celui qui laisse " les morts enterrer leurs morts», commence à œuvrer à partir d’une autre façon de penser.

Il ne se laisse pas bloquer par ces coutumes qui ne sont qu’une reproduction stérile du passé. Celui qui est appelé par le Christ se dépense ici et maintenant, sans tarder. Il a le besoin urgent de faire résonner immédiatement l’annonce du Royaume de Dieu qui est devenu proche. Combien de fois oublions-nous que les pères s’honorent eux-mêmes, ne pensant pas d’abord à leurs funérailles solennelles, mais vivant concrètement comme des frères, en rendant leur précieux héritage de valeurs et de références efficace pour aujourd’hui!

Et enfin, il y a le sillon de l’Évangile à tracer de façon continue et linéaire dans l’histoire, sans se soustraire au grand travail qui doit prévaloir sur tout. «Je te suivrai, Seigneur, mais laisse-moi d’abord faire mes adieux à ceux de ma maison». Comment pouvons-nous dire que nous suivons le Seigneur, si notre seule préoccupation concerne ceux de notre propre sang, de notre propre race, de notre propre culture, si nous n’avons pas le courage d’accueillir un autre ferment dans nos cœurs, autre que celui de la conservation de soi, de notre manière de penser et de voir les choses?

Un ferment de nouveauté

Certes, les paroles de Jésus, même les plus radicales et les plus tranchées, doivent être lues avec intelligence. Elles ne devraient pas être exagérées pour en faire une idéologie. Personne ne peut les réquisitionner pour les mettre au service de son propre point de vue et essayer ainsi de l’emporter sur l’autre. Nous devons vraiment nous engager pour qu’elles restent pour tous un aiguillon et un stimulant à la conversion, à la puissance de l’Esprit, un ferment de nouveauté, pour changer notre propre cœur avant celui des autres.

Le silence de la montagne, l’âpreté et la beauté du paysage que nous sommes venus chercher, une fois de plus, au Saint-Gothard, peuvent nous aider à les faire vivre en nous, à les rendre audibles à tous par notre témoignage et notre engagement.

Grâce à l’élan inépuisable qui nous vient de l’Évangile de Jésus Christ, mort et ressuscité, nous nous sentons aujourd’hui encore plus impliqués dans les événements du pays où nous vivons. L’appel du Seigneur nous rassemble et nous envoie.

Il nous incite à être prêts tout de suite, non seulement et non pas en premier lieu pour dire ce que nous ne sommes pas, ce qui nous déplaît, ce que nous rejetons – parce que ça nous dérange, ça nous déstabilise, ça nous oblige à évoluer et à nous mettre en route – mais surtout à annoncer et transmettre, avec joie et courage, ce qui, ici et maintenant, fait brûler nos cœurs, nous garde unis entre nous et par rapport au monde.

Nous ne pouvons donc pas vivre d’une manière authentiquement humaine seulement en nous protégeant nous-mêmes, nos proches et nos biens. Nous les aimerons vraiment, et avec eux notre patrie, en dépassant l’isolement de nos cœurs, en trouvant au fond de nous-mêmes ce qui ne peut pas exister lorsque nous avons peur des autres, de ce qui est perdu pour toujours, lorsque ce n’est pas donné inconditionnellement à chaque fois.

Amen.


Lectures bibliques :  1 Rois  6, 1-16; Luc 9, 57-62


 

Célébrée en langue italienne, la messe au Saint-Gothard devient une tradition télévisuelle | capture d'écran RTS
1 août 2019 | 10:41
Temps de lecture: env. 7 min.
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