L'image du pape François au coeur des quartiers pauvres | © Jacques Berset
International

Argentine: le pape François victime de la polarisation de la société

Elu pape il y a sept ans, le 13 mars 2013, le cardinal Jorge Mario Bergoglio n’a pas que des amis au sein de la curie romaine ou chez les évêques et cardinaux conservateurs. Plus surprenant, le pape argentin ne fait pas l’unanimité dans sa patrie. Face à François, la société argentine – tout comme une partie du clergé – est profondément divisée, en particulier pour des motifs politico-idéologiques.

«La société argentine est polarisée, et le pape François est embrigadé malgré lui dans ce conflit», confie le Père Andrés Swinnen, qui fut le successeur de Bergoglio comme Provincial des jésuites d’Argentine.

Le Père Andrés Swinnen, qui fut le successeur de Bergoglio comme Provincial des jésuites d’Argentine | © Jacques Berset

Dans une interview accordée à cath.ch à mi-février 2020 à Cordoba, ancienne capitale de l’Argentine située dans le centre-nord du pays, le Père Swinnen tient à relever que l’image du pape François en Argentine est bien différente de celle qui prévaut dans le reste du monde.

Un homme «très intelligent, mais aussi ambitieux…»

«Certes, Bergoglio, qui fut nommé Provincial des jésuites d’Argentine le 31 juillet 1973, charge qu’il occupera pendant six ans [notamment durant les années noires de la dictature militaire, qui a fait près de 30’000 «disparus» et 1,5 million d’exilés, ndlr], est un homme très intelligent, avec une grande capacité de travail, un homme très lié à de nombreuses personnes, mais aussi ambitieux…»

Le pape François l’avait d’ailleurs reconnu dans sa fameuse interview accordée à la revue jésuite italienne La Civiltà Cattolica et publiée en septembre 2013 par 14 autres publications jésuites. Le pontife argentin expliquait pourquoi de nombreux jésuites d’Amérique latine l’ont longtemps qualifié de conservateur, voire d’ultra-conservateur, avouant que c’était «de sa faute». Il reconnaissait que s’étant retrouvé provincial très jeune – il avait 36 ans ! –  sa manière autoritaire et rapide de prendre des décisions l’avait conduit à avoir de sérieux problèmes, «mais je n’ai jamais été conservateur».

Une pape «péroniste»

Le Père Swinnen, jésuite d’origine flamande, connaît bien Jorge Mario Bergoglio. Entré chez les jésuites en 1957, un an avant le futur pape, le religieux de 80 ans se souvient de l’entrée du jeune Bergoglio dans la compagnie de Jésus le 11 mars 1958. «Il avait alors 21 ans, un homme à l’intelligence vive!»

Si aujourd’hui les partisans du président néo-libéral Mauricio Macri – battu lors des élections présidentielles argentines du 27 octobre 2019 – accusent le pape François d’être un «kirchneriste», c’est oublier que le cardinal Jorge Bergoglio, quand il était archevêque de Buenos Aires, n’a épargné ni le président Nestor Kirchner, ni son épouse Cristina, qui lui avait succédé, rappelle le Père Swinnen. Points d’achoppement: le mariage homosexuel, le changement de genre pour les transsexuels et la libéralisation de l’avortement.

Mural figurant Evita Peron, image maternelle de protectrice des milieux populaires argentins | © Jacques Berset

Il est cependant clair, pour beaucoup en Argentine, que le pape sympathise avec un type de gouvernements à tendance sociale, s’inscrivant dans la lignée du péronisme historique né en 1945 avec le premier gouvernement du général Juan Domingo Perón. Ce dernier fut, au début, proche de la doctrine sociale de l’Eglise. Son épouse Eva – «Evita» pour le peuple argentin – joua un rôle important en matière de promotion de la femme et des descamisados (les sans-chemise), les plus démunis de la société. Le pape d’ascendance piémontaise était d’ailleurs lié à une tendance de la jeunesse péroniste.

«Les Argentins se prennent pour le nombril du monde»

«Le problème, c’est que les Porteños [les habitants de Buenos Aires, ndlr], mais finalement tous les Argentins, se prennent pour le nombril du monde ! Quand le pape François parle pour l’Eglise universelle, ils pensent qu’il s’adresse à eux en particulier».

Tout dépend également de ce que disent la presse et les grands médias nationaux conservateurs, le groupe Clarín ou le quotidien conservateur La Nacion, qui influencent grandement la perception du public. François est clairement dans le viseur des classes aisées et des élites partisanes du néo-libéralisme en raison de ses prises de position en faveur des déshérités.   

Des familles pauvres expulsées de leur domicile vivent dans des cabanes faites de bric et de broc dans le barrio Costanera à Trelew | © Jacques Berset

«Les grands médias interprètent tout selon des critères partisans, déplore le Père Swinnen: le pape François est «kirchneriste» parce que Cristina Kirchner est sortie souriante d’une audience papale, il est «anti-Macri», parce que Mauricio Macri serait sorti du Vatican avec le visage sérieux… Tout est comme cela en Argentine: le pays est profondément polarisé, et tous les gestes du pape François sont vus avec cette optique…» Mais ce qui est sûr, c’est que les plus humbles, dans les barrios pauvres, sont heureux de l’engagement de «leur» pape en faveur des déshérités et de tous ceux qui vivent dans les périphéries.

L’idéologie et la politique au premier plan

«Au début, dans les premiers temps de l’arrivée du pape François au Vatican, l’enthousiasme était général dans le pays: un pape argentin, un des nôtres! Mais très rapidement, l’idéologie et la politique ont repris le dessus, car nous vivons dans une société très divisée», analyse Romina Maccarone, à la rédaction de Radio María Argentina, àCordoba.

Romina Maccarone, à la rédaction de Radio María Argentina, à Cordoba | © Jacques Berset

Journaliste depuis 20 ans, «Romy» affirme que la question du pape François est «compliquée» en Argentine. Sa radio, contrairement aux médias dominants, insiste-t-elle, est dans la ligne de l’encyclique Laudato si’, rappelant que Jorge Bergoglio n’a pas attendu d’être à la tête de l’Eglise universelle pour prendre la défense des pauvres des «villas miseria» ou des peuples indigènes. Cette partie de la population a toujours été négligée par les gouvernements, quels qu’ils soient, note la journaliste, traités comme des «déchets»…

Il connaissait bien «l’odeur des brebis»

Jorge Bergoglio, sous ses aspects de prêtre «traditionnel», vivait de façon très austère, portait toujours le même vieil habit, ses souliers usés, voyageait en bus ou en métro, parmi la population. Comme le berger, il connaissait bien «l’odeur des brebis».

Même son de cloche à la prélature de Deán Funes, à une bonne centaine de km au nord-ouest, au-delà de la Sierra de Cordoba, où nous reçoit Mgr Gustavo Gabriel Zurbriggen, dont les ancêtres sont natifs de Grengiols, dans le Haut-Valais.

Mgr Gustavo Gabriel Zurbriggen avec des paroissiens de la prélature de Deán Funes | © Jacques Berset

Dans le collimateur des médias dominants

Pour le prélat, si le pape François n’est pas apprécié par les médias dominants, c’est parce qu’il a toujours pris le parti des pauvres, dénoncé les injustices du capitalisme néo-libéral, ce qui ne plaît évidemment pas aux «élites». «Jean Paul II le disait déjà dans ses encycliques, mais il était plus intellectuel. Le style de François est plus populaire, plus accessible… Les grands médias l’ont rapidement mis dans une case, classé ‘péroniste’. Les gens se demandent pourquoi il a visité les pays voisins et n’est pas encore venu en Argentine. Cela crée une certaine frustration dans la population».  

Dans le diocèse voisin de Cruz del Eje, Mgr Hugo Ricardo Araya relève qu’au sein du peuple, le pape François est très aimé: «On trouve dans les maisons son portrait à côté de celui de la Vierge». Lui aussi met en cause les grands médias «en mains de gens puissants, qui incitent à la division en accusant le pape François d’être ‘kirchneriste’, alors que s’il se sent certainement ‘péroniste’, en raison d’une certaine proximité avec le Peron de l’époque où le leader argentin était proche de la doctrine sociale de l’Eglise».

Mgr Hugo Ricardo Araya, évêque de Cruz del Eje | © Jacques Berset

Pas du goût des «princes évêques»

Mgr Araya relève que l’opposition à Bergoglio n’est pas nouvelle: elle existait déjà quand il était archevêque de Buenos Aires, au plan politique, mais également au sein de l’épiscopat. Les «princes évêques» d’alors n’appréciaient pas son identification avec les pauvres et sa dénonciation de la corruption. «Cette minorité d’évêques avaient une autre vision de l’Eglise et du monde». Certains d’entre eux étaient aussi des nostalgiques de la sanglante dictature militaire qui aurait, à leurs yeux, sauvé l’Argentine du communisme…

Et Mgr Araya  de conclure: «Quand viendra l’heure de sa mort, souligne-t-il, les mêmes médias qui le critiquent aujourd’hui lui tresseront des couronnes: un homme génial, un grand Argentin, n’hésiteront-ils pas à écrire… Le peuple argentin, qui compte des secteurs très conservateurs aussi à l’intérieur de l’Eglise, est comme ça!» (cath.ch/be)

Des évêques hostiles au pape François
Cette analyse est partagée par la quasi-unanimité de la dizaine d’évêques de Patagonie rencontrés à la mi-février par cath.ch à Rawson, dans le diocèse de Comodoro Rivadavia, à plus de 1’100 km au sud de Buenos Aires. «Une minorité d’évêques conservateurs, aujourd’hui toujours hostiles au pape François, regrettent la période de la dictature militaire, car pour eux, c’était une société d’ordre qui leur paraissait stable», nous a confié à cette occasion Mgr Esteban Maria Laxague, évêque de Viedma, en Patagonie.
Ce reportage a été réalisé en février 2020 dans le cadre d’une visite de projets soutenus en Argentine par l’œuvre d’entraide catholique internationale «Aide à l’Eglise en Détresse» (ACN), une fondation de droit pontifical. JB

L'image du pape François au coeur des quartiers pauvres | © Jacques Berset
2 mars 2020 | 17:00
par Jacques Berset
Temps de lecture: env. 6 min.
Partagez!