Le philosophe François-Xavier Putallaz, ici en février 2017, lors d'une conférence à Sion. | © B. Hallet
Suisse

«Face au confinement, les messes à distance sont un moindre mal»

Les célébrations à distance sont un pis-aller en période de pandémie, estime François-Xavier Putallaz. L’avis du philosophe tranche sur celui de le philosophe Grégory Solari, qui estime cette solution inappropriée. Le professeur à l’université de Fribourg voit aussi dans cette situation l’occasion d’améliorer notre société.

Le philosophe valaisan François-Xavier Putallaz, ancien président de la Commission de bioéthique de la Conférence des évêques suisses (CES), ouvre dans ce débat d’autres voies vers les effets possiblement positifs de la situation actuelle.

Dans ce confinement, quel peut être notre rapport à la proximité?
François-Xavier Putallaz: il existe deux types de présence, spirituelle et corporelle, tout aussi réelles l’une que l’autre, mais rien ne remplace la présence corporelle. Tant que nous ne pourrons pas faire autrement, il faudra se contenter de cette présence spirituelle.

«Personnellement, je préfère la table – familiale ou eucharistique – à la tablette.»

Qu’est-ce que ce confinement crée de nouveau, selon vous?
Il crée un manque de cette présence corporelle, car la présence uniquement spirituelle creuse le désir de se retrouver physiquement. Le corps fait partie intégrante de la personne. Ceux qui se réjouissent des réunions de travail à distance voudraient-ils échapper à notre condition humaine? Personnellement, je préfère la table – familiale ou eucharistique – à la tablette. 

Alors que tout contact social est empêché, nous nous voulons solidaires avec les malades et les familles affectées par la pandémie. Cette solidarité n’est-elle que rhétorique?
Non, cette solidarité à distance n’est pas un discours creux, selon moi. La proximité spirituelle est bien réelle. Et puis il y a les innombrables actions qui entretiennent le lien social.

Le recours à des messes à distance fait-il sens, selon vous? 
Oui, sauf si le confinement devait durer très longtemps. Il faudrait en ce cas trouver une autre solution. On pourrait par exemple imaginer que des auxiliaires viennent porter l’eucharistie à domicile. Or je pars sur l’hypothèse d’un retour à la normale d’ici à cet automne. Il faut donc trouver dans le temps du confinement, non quelque chose qui modifie la pratique de l’Eglise, mais une solution qui représente le moindre mal.

Messes à distance: Grégory Solari ouvre le débat
Né à Genève en 1965, Grégory Solari est philosophe (doctorat sur John Henry Newman, Institut Catholique de Paris), chargé d’enseignement en théologie (Chaire de théologie catholique de l’Université de Genève) et formateur d’adultes auprès du Vicariat épiscopal de Lausanne. Il dirige les éditions Ad Solem depuis 1992. Dans un article publié le 6 avril sur le blog du quotidien La Croix , il estime que les célébrations à distance réintroduisent un sacramentalisme abstrait en même temps que le cléricalisme. Pour lui, l’écran fait écran justement à l’Eucharistie. Il suggère aussi de profiter de ce confinement pour confier l’Eucharistie aux fidèles baptisés qui le désirent et faire des foyers chrétiens de petites églises domestiques, des Ecclesiola. CP

Selon l’essayiste suisse Grégory Solari, la célébration à distance se vit sur un écran, sur ce qui par définition fait écran à l’Eucharistie …
Je conteste l’idée que l’écran fasse nécessairement écran. Il peut faire écran, mais aussi faire passer des messages. Son usage est ambivalent. J’ai suivi les messes de Mgr Lovey, évêque du diocèse de Sion, et du pape François, et je les ai trouvées émouvantes à bien des égards, car elles permettent une certaine proximité. Il y a quelque chose de fort qui se joue et je suis convaincu qu’il y a un certain nombre de non-pratiquants qui ont suivi certaines de ces célébrations dans leur salon. 

Selon lui, ces célébrations à distance sont trop centrées sur les prêtres et l’eucharistie et ignorent la synodalité introduite par le pape François, qui repose sur la communauté des croyants. Qu’en pensez-vous?
Pourquoi, en ce cas, le pape François lui-même a-t-il donné son aval à des célébrations à distance durant la Semaine Sainte? Comme le disait le cardinal Cottier, en temps de crise, il n’est pas opportun de prendre des décisions de fond sur l’Eglise. Il faut calmer le jeu et aviser une fois la crise passée. La perspective qu’ouvre Grégory Solari donne le sentiment que le confinement va durer des années, elle n’est donc pas réaliste. Peut-être cette crise révèle-t-elle certains éléments, mais il sera temps, plus tard, d’y revenir.

«En temps de crise, il n’est pas opportun de prendre des décisions de fond sur l’Eglise.»

Pensez-vous que nous assistons à un certain regain d’intérêt religieux?
Je l’espère, même si je n’en sais rien. Selon les moines, ces « spécialistes » du confinement, la réduction de l’espace implique un élargissement du temps. Le confinement nous coupe ainsi de l’espace et nous centre sur notre expérience du temps. Nous sommes en effet contraints de rythmer notre quotidien et ce rythme nous pousse vers l’intériorité, où peut se jouer un regain de spiritualité ou de religiosité. Le temps a par ailleurs trait à l’ouïe et la temporalité se joue dans cette écoute. Le rythme de la parole du pape, seul sur la place Saint-Pierre, devient impressionnant: entourés de silence, nous ne sommes plus divertis par tout ce qui se passe alentour.

Veillée de prière du pape François contre le coronavirus | © capture d’écran Vatican Media

La philosophie peut-elle nous aider à traverser cette expérience qui brise nos repères, transforme notre quotidien, et modifie notre rapport aux autres?
Oui, mais la philosophie n’est pas une béquille. Il n’y a pas de recette Betty Bossi pour traverser cette période. On remarque que le refus de la proximité, comme pouvoir toucher la main ou prendre quelqu’un dans ses bras, est une violence faite à l’être humain. Nous sommes un, corps et esprit. La philosophie peut être utile si nous admettons que la technique seule ne permettra pas de résoudre la crise. 

Qu’entendez-vous par là?
La modernité a voulu rendre l’homme «comme maître et possesseur de la nature», comme le dit René Descartes. Cela signifie que depuis 400 ans, nous entretenons l’idée d’une technique qui occupe la totalité de la vie de l’homme: que l’on songe à la grossesse pour autrui et l’exploitation des femmes qui en découle. Or une technologie démesurée devient envahissante. La philosophie nous aide à comprendre que la technique est en partie démunie devant le nouveau virus, que l’homme ne se réduit pas à la maîtrise de l’univers. Le rapport premier est celui du respect, et non de la domination de la nature. 

C’est une vision de l’écologie intégrale proche de Laudato si … 
En effet, et la pandémie, qui nous dévoile la fragilité de la vie, montre à quel point nous ne sommes maîtres ni de la vie ni de la mort, ni de la nature.

«Le confinement nous permet d’en faire sortir un plus grand bien vers moins de gaspillage, plus de solidarité et plus de simplicité, s’il engage une conversion du cœur et de l’esprit.»

Peut-on parler en ce sens d’une expérience philosophique radicale? 
Contrairement à la crise de 2008 ou aux attentats terroristes, tout le monde est directement touché car nous vivons tous ce confinement. Je n’aime pas le terme d’expérience philosophique. Il n’y a pas de changement mécanique dans l’humanité, il n’y a que des occasions qui nous permettent d’en faire sortir un plus grand bien vers moins de gaspillage, plus de solidarité et plus de simplicité. Or cette expérience, si profonde soit-elle, ne débouchera sur aucun changement, si elle n’engage une conversion du cœur et de l’esprit, ce qui dépendra de la liberté de chacun. (cath.ch/cp)

Le philosophe François-Xavier Putallaz, ici en février 2017, lors d'une conférence à Sion. | © B. Hallet
17 avril 2020 | 17:00
par Carole Pirker
Temps de lecture: env. 5 min.
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