La Saint-Martin: La fête de la table et du cochon-roi

Fêtes populaires et traditions

Une fresque gastronomique pour le plaisir du palais

Pierre Rottet, de l’Apic

La Transjurane a aussi ceci de particulier qu’elle a considérablement rapproché les convives extérieurs à l’Ajoie des agapes de la Saint-Martin. Une fête chère à la Haute-Ajoie jurassienne, et pas ailleurs. Un rite immuable, recommencé chaque année pour le plaisir du palais, vaste fresque gastronomique. Même si, actuellement, certains restaurateurs de la Vallée de Delémont et des Franches-Montagnes tentent timidement d’utiliser cette tradition pour proposer à leur tour le pantagruélique menu de la Fête du cochon-roi. Sans grand succès il est vrai. Et c’est tant mieux.

Rien ne peut distraire le «pèlerin» de sa destination finale. De sa table, de son geste immuable réglé une foi l’an début novembre pour titiller son foi et son estomac. Avec pour seule idée de faire ripailles. Un pèlerin d’ailleurs solidement préparé au coup de fourchette pour affronter la kyrielle de plats. Et une longue nuit d’amitié pour la fête de la table, unique comme nulle autre ailleurs.

Disons-le clairement, la Saint-Martin, «lai Saint-Maitchïn» pour les initiés du patois local, célébrée hors les murs de la Haute-Ajoie (3), hormis à Porrentruy et dans ses environs pour être généreux, ne serait qu’hérésie. Une atteinte aux artisans de la cuisine qui invitent à l’art de faire bonne chère en cette journée, traditionnellement fixée au dimanche le plus proche du 11 novembre.

Mais les temps changent. Victime de son succès ces dernières années, après un gros déclin, la fête s’est désormais étendue en aval et en amont du calendrier, élargissant d’abord son dimanche traditionnel en week-end, puis en plusieurs autres. Fini aussi le temps où il fallait percer les brumes du sommet des Rangiers ou du col de la Croix depuis St-Ursanne. Le trou creusé sous le Mont Terri répond à l’appel de la table. Fini aussi les vins «étrangers», vaudois, valaisans ou du Vully, pour les plus inconditionnels.

Des coteaux entre la Bourgogne et l’Alsace

L’Ajoie, qui n’a jamais oublié son passé bourguignon – comme le reste du Jura d’ailleurs – s’est souvenue qu’elle était aussi une porte ouverte vers l’Alsace. Difficile, dans ses conditions, de ne pas produire son propre pinard. Lacune désormais réparée, depuis une dizaine d’années, avec son «Clos des Cantons» des coteaux de Buix. Un vin qui «ne doit rien à personne», comme le prétendent les plus convaincus. Ou les plus chauvins? Bref, un nectar qui accompagnera assurément fort bien la soirée: blanc pour l’apéro, rouge tout au long du repas. Pour ne pas dire de la longue nuit.

Comment, en ce moment précis, ne pas évoquer cette fresque gastronomique, laissée en 1982 par feu Roger Schaffter (1) dans le cahier «Jura-Pluriel» à des générations futures de Jurassiens, pour chanter le «royaume de saint Martin dans cette Haute-Ajoie redevenue, comme chaque année bénie, la soeur jumelle de la plaine flamande». Breughel l’Ancien lui- même y aurait trouvé ici «les trognes réjouies et les bedaines généreuses d’un peuple bon vivant».

Pour s’en persuader, un regard circulaire jeté discrètement sur les convives réunis autour des tables suffira. Sans forcément attester de la véracité à propos des bedaines généreuses. Mais il est temps de passer à table. Et Roger Schaffter nous y invite en préambule:

«En garde, le combat commence! Vois frémir sur l’assiette la gelée odorante. Au fumet du Riesling se mêle le parfum du poireau du céleri-rave et du girofle. La chair broyée du pied, du groin et des oreilles fond lentement entre langue et palais, éveillant les papilles comme la rosée les fleurs. Le boudin grillé peut s’avancer dans son berceau de pommes beurrées. Entaille-le précautionneusement d’un bout à l’autre: il t’offrira ses caillots délectables aux senteurs conjuguées de poivre et de genièvre, dans l’amalgame inimitable du sang noir tempéré de crème, enrichi de cervelle et d’oignons blondis. Où sont les rondelles desséchées des boudins des villes? A jamais oubliées! Lève ton verre à sa disparition!»

Encore des clients que le McDo n’aura pas

Alors défilent et dansent les plats, dans un concert savamment orchestré de la cuisine à la salle; partout là où se faufile et slalome un vaillant personnel, entre danseurs et tables, contournant ici un attroupement joyeux de convives que le hasard a réunis. Tableau sonore vivant de la Fête du cochon-roi, de la magie de la table qui décuple toutes les amitiés, toutes les ardeurs. Et les amours naissantes. Les jeunes, crocheurs en diable dans leurs jeux de fourchettes ne sont d’ailleurs pas en reste. Encore des clients que le McDo n’aura pas. Ou plus.

Potage, pour les plus téméraires; gelée de ménage, boudin accompagné de sa purée de pomme et de ses racines rouges. Pas facile d’être raisonnable, pour qui a attendu un an pour déguster le «vrai boudin». Les intrépides osent, le coup de fourchette léger, alors que déjà d’autres la déposent, comme on rend les armes, le regard chaviré, plein du regret de ne pouvoir aller jusqu’à l’appel des atriaux, saucisses, rösti et salades, du rôti enfin, braisé à souhait, dont le jus, quintessence d’une longue et odorante cuisson, borde une purée de pomme de terre.

Le repos des convives

Alors pour tous arrive le moment de poser le couteau, et de rejoindre les autres, petit nombre d’abandonnés en cours de table. Non parce que là s’arrête le festin. A quoi servirait-il de s’être battu pour donner le label AOC à la damassine, pour ne pas en faire profiter l’assemblée, sous la forme d’un sorbet dans un premier temps, qui fouette palais et langue, et jusqu’au tréfonds? Comme pour faire croire que l’estomac a retrouvé une virginité.

En silence, presque, gênés de tant de générosité, de bonté de la nature, déjà émoussés par d’intrépides commandes, les convives voient arriver le plat auquel la plupart ne pensaient déjà plus. Ou ne voulaient plus penser, sans doute fatigués de ce long travail des mandibules, commencé 3 ou 4 heures plus tôt. La choucroute garnie fume dans l’assiette, à l’entame de la dernière ligne droite avant le dessert: le fameux «totché». et les «striflates», pourquoi pas. A moins qu’une crème brûlée.Sonnent alors les prémisses de l’hallali pour le repos du gourmet. Fin de l’acte. Place au café. et à la damassine. Quant au sommeil, ce sera pour plus tard, bien plus tard. De préférence dans un hôtel à portée de jambes. Il sera bien temps, tard le lendemain, de poursuivre son pèlerinage. Pour s’en aller goûter au plaisir des truites des bords du Doubs, légères à souhait. Le bonheur sans faim, en quelque sorte. PR

Encadré

Dérives ou bonheur des gourmets?

«N’importe quoi!» Le rédacteur en chef de l’»Hôtâ», une revue éditée par l’ASPRUJ, l’Association pour la sauvegarde du patrimoine rural jurassien, ne tarit pas d’expressions pour regretter les adjonctions malheureuses de plats dans la composition du menu de Saint-Martin affiché par certains restaurateurs.

Yves Gigon et son épouse Marie-Paule se sont penchés sur la question, épluchant livres et documents. Malgré la publication de la liste des restaurateurs bénéficiant du sigle «St-Martin», qui devraient – en principe – assurer l’identité et la pérennité de la fête, force est de constater que les «dérives» sont de plus en plus nombreuses chaque année. «Tous les témoignages concordent: dans les familles ajoulotes, on ne servait pas d’atriaux ni de saucisses fraîches: des plats trop ordinaires pour une fête». Les röstis n’étaient pas davantage servis. les paysans en mangeaient chaque matin à déjeuner.

Dérives? Les puristes n’hésitent pas, et avec raison: les «striflates» (2), par exemple, ou encore le fameux sorbet à la damassine n’ont également pas davantage à voir avec la tradition de la St-Martin. Mais les bannir des rares menus – surtout pour le pâté des Princes évêques – où ils apparaissent parfois lors de la fête punirait par trop nombre de gourmets qui ne descendent qu’une fois l’an dans le Jura. Conscient que sur cette terre seulement tout se savoure dans le respect de l’authentique recette. PR

Encadré

1) Roger Schaffter est l’un des pères du Canton du Jura, aux côtés de feu Roland Béguelin.

2) «Striflates»: pâte à crêpe épaisse, versée dans une friture à l’aide d’un entonnoir, le «strifflou». Aujourd’hui, cette pâte frite, légère, est servie à la St-Martin avec une crème vanillée. Une invention des restaurateurs bien mal vue par les défenseurs de la tradition.

3) La Haute-Ajoie commence peu après Porrentruy, à l’est de la capitale ajoulote, pour s’étendre principalement de Bure à Chevenez, en passant par Danvant, Fays, Réclaire et autres villages, qui bordent la France. (apic/pr)

20 octobre 2004 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 6  min.
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