France: Lionel Jospin s’explique sur la religion

«Les Eglises doivent s’exprimer sur les débats de société»

Paris, 25 novembre 2001 (APIC) «La culture chrétienne n’est pas étrangère à mon univers de pensée», déclare Lionel Jospin dans un entretien exclusif que le journal catholique «La Croix» a publié dans son édition du 20 novembre. le Premier ministre français s’y explique notamment sur la suppression de la référence religieuse dans la nouvelle charte européenne et sur sa conception de la laïcité.

Dans cette longue interview, Lionel Jospin donne son analyse des attaques terroristes dont ont été victimes les Etats-Unis – pour éviter le piège d’un conflit de religions ou de civilisations, dit-il, «les trois grandes religions monothéistes ont aujourd’hui intérêt à souligner ce qu’elles ont en commun plutôt qu’à creuser leurs différences». Il évoque les questions bioéthiques, la famille, la cohabitation. Et aussi le rôle de la religion dans sa vie, «dans sa dimension de culture, dans l’attachement à certaines valeurs fondamentales». Avec parfois «des détours inattendus»: à l’occasion d’un travail que mène son épouse philosophe sur le masculin et le féminin chez les Pères de l’Eglise, il «croise actuellement tous les soirs les vies de Tertullien, de Clément d’Alexandrie ou de saint Augustin… «

Une synthèse entre la tradition laïque et le progressisme chrétien

Lionel Jospin s’explique surtout sur son attitude au moment de la rédaction de la charte européenne des droits fondamentaux, quand la délégation française demandera que la mention de «l’héritage religieux» soit remplacée par la formule: «consciente de son patrimoine spirituel et moral, l’Union… ” Le Premier ministre proteste: «En dehors d’un procès d’intention, rien dans ma vie ou dans mes actes n’autorise ce genre d’interprétation». D’être laïque ne l’empêche pas d’être «sensible au fait religieux», d’abord parce qu’il a reçu une éducation religieuse et que ses parents étaient tous deux «profondément croyants». Il a grandi «dans un milieu protestant, ouvert, oecuménique et progressiste». Il est conscient que «le religieux est au plus profond de notre histoire, celle de la France et celle de l’Europe», que «c’est toute notre civilisation qui porte les marques du religieux, spécialement du christianisme». Il est enfin «convaincu qu’il existe une parenté entre les valeurs judéo-chrétiennes et la morale laïque».

«J’ai d’ailleurs pris des responsabilités au sein du Parti socialiste, précise-t-il, au moment même où celui-ci faisait une synthèse entre la tradition laïque et le progressisme chrétien. J’ai vécu cette période intensément et j’ai donc pris ma part de cette synthèse, dans la pensée comme dans l’action. Quand il y a eu, après 1981, le conflit de l’école privée, j’ai été de ceux qui ont préféré le compromis au conflit. Enfin, après 1988, ministre de l’Education nationale, j’ai veillé, quand nous avons fait la réforme des rythmes scolaires, et à la demande de mes interlocuteurs catholiques, à ce que cela n’affecte pas le catéchisme».

Un malentendu

Jospin se défend d’avoir déclenché une polémique en demandant la suppression de «l’héritage religieux» dans la charte européenne. D’abord, la position adoptée n’a pas été seulement la sienne, «comme certains se sont évertués complaisamment à le répandre», mais celle des autorités françaises. «Notre attitude a été définie d’un commun accord entre le président de la République et moi-même, précise-t-il. Nous avons tous les deux appelé le président allemand de la convention chargée d’élaborer la charte, Roman Herzog, pour lui expliquer que cette formulation était un problème potentiel pour la France Une formulation qui avait été proposée dans la convention par quelques parlementaires allemands de la CSU, au tout dernier moment et en l’absence du président Herzog, alors même qu’elle n’avait jamais été évoquée par nos partenaires dans les travaux préparatoires».

C’est que, explique le Premier ministre, cette rédaction risquait de poser un problème de constitutionnalité, la France étant un État laïque. Une nouvelle formule, qui parle de ” patrimoine spirituel et moral «, a donc été proposée par la France, puis ” approuvée par tous les Etats européens sans poser le moindre problème». Il se dit d’ailleurs frappé du fait que les «pères fondateurs» de l’Europe (Schuman, De Gasperi, Adenauer) «n’ont jamais – alors qu’ils incarnaient la démocratie chrétienne – entendu lier la construction européenne à une réforme religieuse» ; que, «à aucun moment, ils n’ont éprouvé le besoin d’introduire, dans les textes fondateurs, de l’Europe, une mention spécifique de l’héritage religieux». «Par ailleurs, note le Premier ministre, la charte évoque naturellement le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, le droit à l’éducation conformément aux convictions religieuses, la non-discrimination fondée sur la religion. Sincèrement, je n’ai pas compris la réaction de certaines franges de chrétiens situés à gauche et pourquoi ils la focalisaient sur ma personne. Cette polémique a été pour moi une surprise et a révélé un malentendu. Peut-être exprimait-elle chez eux une interrogation plus large sur la place et l’influence des chrétiens, et en particulier des catholiques, dans la France d’aujourd’hui ? Si c’est le cas, il faut en effet en parler».

Une laïcité protectrice, qui ne nie nullement les religions

Lionel Jospin s’en réjouit: la laïcité fait aujourd’hui consensus en France. L’équilibre trouvé – il pense en particulier à l’enseignement privé ne sera plus remis en cause, dit-il. En même temps, chaque fois qu’on revient sur le sujet, et à la fameuse «Lettre aux instituteurs» de Jules Ferry, «on redécouvre que la laïcité se veut respectueuse des opinions, des sensibilités, des spiritualités des uns et des autres». «La laïcité ne se réduit pas à la neutralité de l’Etat et à la tolérance, souligne-t-il. Elle porte des valeurs – la liberté de pensée, l’égalité entre les citoyens, la fraternité entre les hommes – qui sont au coeur du pacte républicain. La laïcité est une identité qui tire sa force de son enracinement dans notre histoire nationale. Elle est une référence pour aborder bien des questions, parmi les plus importantes, qui se posent à nos sociétés. La laïcité est, pour reprendre la belle formule de Marcel Gauchet, une matrice de la République».

«J’ai ainsi l’impression que la période récente, notamment avec la montée de l’intégrisme musulman, auquel peuvent faire écho un certain intégrisme chrétien, par exemple aux Etats-Unis, ou un certain intégrisme juif en Israël, a fait resurgir l’idée d’une laïcité que je dirais protectrice. Une laïcité qui ne nie nullement les religions. Mais qui fait la part du temporel, du spirituel, de la conscience individuelle, de l’expression collective. La foi appartient à la vie personnelle mais la religion est aussi un fait collectif, ce que les Eglises revendiquent. Simplement, les formes de ce fait collectif doivent être inspirées par l’esprit de tolérance. Pour autant que les Eglises s’expriment à l’occasion des débats de société, de débats éthiques sur les choix qui doivent être faits, me semble normal. Plus encore : nécessaire. Dans un monde où les pensées sont souvent molles et les débats superficiels, il est bon que des positions soient clairement affirmées. Les décisions, quand il faut en prendre, sont ainsi éclairées».

Les responsables politiques, dit-il en conclusion, apprécient, en certaines circonstances – face au risque du racisme, de l’antisémitisme ou de l’intolérance – «que les grandes autorités spirituelles s’expriment pour les aider à répondre aux défis posés à nos sociétés. Elles l’ont fait encore récemment, et de la plus juste manière, à la suite des attentats du 11 septembre commis sur le sol américain». (apic/cip/cx/pr)

25 novembre 2001 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture: env. 5 min.
Partagez!