Le Père Marie-Dominique Philippe lors d'une conférence en 1992 | capture d'écran Youtube
Dossier

Frères Philippe: «une subversion dont la durée dit la force»

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L’ombre blanche du Père Marie-Dominique Philippe (1912-2006) a hanté, le 16 mai 2023, les couloirs et les bancs de l’Université de Fribourg où il fut professeur de 1945 à 1982. Après la révélation de ses abus ‘mystico-érotiquessur de nombreuses femmes, historiens, théologiens et anciens étudiants se sont interrogé sur la genèse de ses dérives.

Comment n’avons nous pas vu ce qui était sous nos yeux? La question lancinante de la duplicité des frères dominicains Thomas et Marie-Dominique Philippe, et de leur disciple Jean Vanier, a été au cœur d’une journée d’études qui a rassemblé une centaine de personnes dont nombre de ses anciens étudiants de l’Université de Fribourg.

Pour Tangi Cavalin, l’historien doit faire comprendre | © Maurice Page

Parlant des frères Philippe, l’historien Tangi Cavalin, maître d’œuvre du volumineux rapport intitulé L’Affaire, évoque «une subversion dont la durée dit la force». «Comment comprendre ce qui semble échapper à toute catégorie? D’où cela vient-il, comment cela naît-il, se construit-il? Telle a été l’intention de mon travail.»

Premières révélations en 2013

«Ces gens ne sont pas des monstres, mais des personnes douées d’une intelligence supérieure, dotées d’une formation solide, souvent admirées voire adulées. Ils ont su mettre en avant tous les éléments pour faire d’eux des personnages ‘inquestionnables’.» Tangi Cavalin plaide pour le respect de la complexité historique. Au-delà des trajectoires individuelles, il faut se pencher sur leur histoire familiale, sur le contexte religieux et ecclésial. Il ne s’agit pas de faire des révélations, ni de mener des procédures policières ou judiciaires, mais de tenter de comprendre.

Les frères Marie-Dominique et Thomas Philippe lors d’une célébration à l’Arche | archives non-datée l’Arche

Révélés depuis 2013, à travers de propos très euphémisés de «gestes contraires à la chasteté», les abus spirituels et sexuels sur des femmes adultes de Marie-Dominique Philippe traversent plusieurs décennies. «La parole de quelques victimes a été déterminante. Nous sommes dans quelque chose d’assez différent de la pédophilie. La question des abus sur les personnes adultes ne s’est posée qu’à la fin des années 2010. Nous savons qu’il faut souvent des décennies pour parvenir à mettre des mots sur un vécu.»

Intellectuels brillants, doués d’un fort charisme

Le contexte familial des frères Philippe se rattache à leur oncle, le Père Thomas Dehaut, lui-même dominicain, qui aurait eu et propagé des comportements dévoyés. Mais pour Tangi Cavalin, évoquer une famille incestueuse, comme l’ont fait certains, n’est pas une clé d’explication suffisante, même si son rôle est indéniable.

«Comme théologiens et comme prêcheurs, les frères Philippe font figures de références de l’orthodoxie»

Tangi Cavalin

Le rôle des responsables dominicains, lui, semble plus décisif. Les frères Philippe apparaissent rapidement comme des intellectuels brillants, dotés d’un fort charisme personnel. Comme théologiens et comme prêcheurs, ils font figures de références de l’orthodoxie dans un ordre divisé entre progressistes et conservateurs. On les appelle et on les utilise pour remettre de l’ordre là où il le faut, ou pour défendre des positions. Comme les deux dominicains ont leurs accès directs au sein de la curie romaine, les responsabilités remontent jusqu’au sommet de la hiérarchie de l’Église.

Doctrine contre vie religieuse

L’université de Fribourg où Marie-Dominique Philippe a enseigné de 1945 à 1982 | © Maurice Page

Pour Tangi Cavalin, l’insistance de l’époque sur les questions doctrinales occulte la vie religieuse proprement dite et permet aux frères Philippe de «passer sous les radars». On ne leur demande pas de compte, ni sur leur vie communautaire, ni sur leur vie de prière, ni sur leurs vœux religieux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. Ils gèrent leur vie comme ils l’entendent, sans quasiment aucun lien communautaire. «J’ai toujours été ingouvernable», avouera le Père Marie-Dominique peu de temps avant sa mort.

Si les frères Philippe bénéficient de la mansuétude de leurs supérieurs, ils instrumentalisent leur habit dominicain, dont ils ne se séparent quasiment jamais, pour afficher leur respectabilité. De fait, ils n’ont de dominicain que l›apparence. Et de leur côté, ils n’hésitent pas à dénoncer leurs confrères dont les comportements, les idées ou les critiques les dérangent.

Persuadés de devoir ‘sauver l’Eglise’

Les frères Philippe ‘règnent’ sur des ‘communautés secrètes’ autres que la leur et justifient cette attitude pour des raisons ‘supérieures’. Ils se sont auto-persuadés qu’ils ont pour mission de ‘sauver l’Eglise’ et que, face à cet enjeu, les règles ordinaires ne sont plus de mise. Rares sont les confrères ou les personnes à déceler leurs dérives et leur double jeu.

«En 1957, Marie Dominique Philippe met en place, avec le maître général des dominicains, un scénario pour cacher son procès et sa condamnation»

Tangi Cavalin

L’ambiguité des condamnations romaines

L’ambiguïté n’est pas moins grande quant aux condamnations romaines des frères Philippe. Suite à des dénonciations de victimes, Thomas Philippe est condamné en 1956 et effectivement mis à l’écart pour quelques années avant de lancer la fondation de l’Arche et que sa condamnation tombe dans l’oubli.

En 1957, Marie-Dominique Philippe met en place, avec le maître général des dominicains, un scénario pour cacher son procès et sa condamnation pour «une direction spirituelle considérée comme trop mariale et affective dans plusieurs monastères». Selon la sentence canonique, il n’a plus le droit de confesser, ni de diriger spirituellement, ni d’enseigner ce qui touche à la spiritualité. Prétextant qu’on a besoin de lui à Rome, le supérieur le fait venir à la curie générale. Sa condamnation se transforme ainsi en promotion! Deux ans plus tard, toujours sur intervention personnelle du maître de l’Ordre dominicain, Marie-Dominique Philippe est réhabilité, sans être blanchi, c’est-à-dire qu’il retrouve ses prérogatives. Le tour de passe-passe a fonctionné, la condamnation est occultée et restera inconnue de l’Université de Fribourg.

L’affaire est une énigme

Pour Fabrice Hadjadj l’Affaire des frères Philippe est une énigme | © Maurice Page

Le philosophe et directeur de l’institut Philanthropos, Fabrice Hadjadj, a proposé une lecture biblique de l’Affaire qui pour lui reste une énigme. Comment de telles dérives ont-elles été possibles au sein d’œuvres comme l’Arche et la communauté St-Jean qui, pour beaucoup, ont été vraiment des chemins de conversion? Après le coup de massue des révélations, il faut passer de la sidération à la considération.

Le récit des «grâces très obscures» d’une «emprise divine du corps nettement localisée dans la région des organes sexuels» reçues par Thomas Philippe, en 1938 à Rome, aurait dû éveiller les soupçons. Alors qu’il affirme avoir reçu une «nouvelle connaissance de la Vierge Marie», Thomas Philippe s’affranchit de la morale ordinaire, de la raison théologique et du sens commun. «Nous n’avons pas affaire à un prêtre pédophile, mais à un religieux qui prétend se laisser aller aux mains d’une Vierge ‘pédophile’ et qui le revendique comme un privilège!» On assiste à un écrasement du mystique sur l’affectif et le sexuel.

«N’éteignez pas l’Esprit»

Au miroir de l’Ecriture, Fabrice Hadjadj cite la figure du roi Salomon. Son règne commence par le meurtre de son frère Adonias et s’achève par le rétablissement du culte des idoles. Dans l’entre-deux cependant, l’héritier de David demande à Dieu un cœur intelligent pour gouverner son peuple et dispenser autour de lui la sagesse.

«Leur orgueil d’autant plus spécieux s’est revêtu des ornements de l’orthodoxie, de l’humilité et de la compassion.»  

Fabrice Hadjadj

L’apôtre Paul ordonne aux Thessaloniciens (5,19-22): «N’éteignez pas l’esprit. Ne méprisez pas les prophéties, mais discernez la valeur de toute chose: ce qui est bien, gardez-le; éloignez-vous de toute espèce de mal.»

Pour Fabrice Hadjadj, au terme du procès et de la condamnation, il faut considérer la perspective d’un rachat. «Nos pères à l’évidence se sont livrés à l’orgueil. Un orgueil d’autant plus spécieux qu’il s’est revêtu des ornements de l’orthodoxie, de l’humilité et de la compassion.»  

Une théologie des temps anciens

Joachim Negel | © Maurice Page

Joachim Negel, doyen de la faculté de théologie a évoqué le contexte historique de l’affaire des frères Philippe. Alors que Marie-Dominique enseigne à Fribourg, l’Université est secouée par l’affaire de son confrère dominicain Stefan Pfürtner. Le professeur rejette la condamnation par l’Église des relations sexuelles hors mariage et de la contraception. La violente querelle qui s’ensuit conduira à son départ de l’Université puis de l’ordre dominicain. Face à lui, Marie-Dominique Philippe se présente comme le garant d’une «théologie des temps anciens». Il demeure insoupçonné et insoupçonnable.

«Faire le ménage ne suffit pas«

Marie-Jo Thiel, professeur à Strasbourg et spécialiste des abus sexuels, évoque la fascination de figures narcissiques séductrices. Par une distorsion cognitive assez invraisemblable, les dominicains n’identifient pas cette mystique dévoyée qui prospère sous leur yeux. Un aveuglement signe d’un entre-soi. L’Affaire la frappe aussi par l’ampleur de ses ramifications.

«Une autorité qui n’agit pas devient complice», dénonce Marie-Jo Thiel | © Maurice Page

Le comportement des frères Philippe, dénote une perversion personnelle. Un clivage de leur personnalité entre le dire et le faire qui répond à la seule loi du plaisir ‘mystique’. Chez eux s’exerce un sentiment de toute puissance.

La loi et les règles devaient permettre de se reconnecter à la réalité. Or elles n’ont été rappelées ni par les évêques, ni par les responsables religieux. «Une autorité qui n’agit pas devient complice», dénonce Marie-Jo Thiel.

«Aujourd’hui, il ne suffit pas de faire le ménage.» Il faut mettre en place des mesures structurelles comme la publicité des procès et des sanctions, la séparation des pouvoirs, le recours à des experts externes, la réflexion sur les voeux religieux. «Si les abus ont perduré c’est souvent par la lâcheté des responsables», conclut-elle. (cath.ch/mp)

L’affaire

de Tangi Cavalin 766 pages – févr. 2023


En 2020, le provincial des dominicains de France a demandé à Tangi Cavalin de constituer une commission historique «chargée de faire toute la lumière» sur le cas des frères Thomas et Marie-Dominique Philippe pour «notamment permettre de préciser le rôle de l’institution dominicaine dans son traitement depuis l’origine».
Le travail, conduit sur trois ans, a été mené en toute indépendance. La commission a défini seule sa perspective de recherche, sa méthodologie, ses lieux d’investigation, les témoins à rencontrer. Le rapport remis au provincial, n’a pas été revu par lui avant publication. MP

Suite
Le Père Marie-Dominique Philippe lors d'une conférence en 1992 | capture d'écran Youtube
18 mai 2023 | 17:00
par Maurice Page

Le chapitre général des Frères de Saint-Jean, achevé le 10 mai 2019, a procédé à un examen de conscience approfondi sur les abus sexuels qui ont gangrené la communauté. Outre les turpitudes du fondateur, le Père Marie-Dominique Philippe, décédé en 2006, une commission a mis en cause 30 frères accusés d'abus.

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