Les religieuses de Ste-Anne dans le dispensaire de Dayrout, en Haute-Egypte (Photo: Jacques Berset)
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«Ici, en Haute-Egypte, les musulmans nous appellent 'baraka', bénédiction»

Sohag/Beni Souef, mars 2015 (Apic) Dès le début du ramadan, les islamistes passaient devant le couvent et l’école des franciscaines du Cœur Immaculé de Marie, à Beni Souef. «Ils nous menaçaient aux cris de «kouffar» (mécréants). Nous vivions constamment dans la peur, pensant qu’ils allaient bientôt en finir avec nous. Ils sont effectivement passés à l’attaque le 14 août 2013 et ont tout détruit», témoigne Sœur Angelita Ibrahim. 

Dans cette ville de quelque 250’000 habitants, dans la vallée du Nil, à plus de100 km au sud du Caire, un an et demi après, les islamistes qui avaient dévasté les lieux au lendemain de l’évacuation sanglante par l’armée des places de Rabaa el Adawiya, à Medinat Nasr, et Nahda, à Guizeh, sont toujours là. «Ils font le gros dos, en attendant leur heure».

Sœur Angelita, une religieuse de 68 ans originaire de Louxor, n’a pas encore digéré ce qui s’est passé ce jour-là. Haranguée par les Frères musulmans, qui désignaient la croix du couvent, la foule s’est déchaînée: les partisans du président déchu Mohamed Morsi ont pris d’assaut le poste de police, ils ont déshabillé et traîné dans la rue un jeune policier copte jusqu’à que mort s’ensuive, ils ont incendié la station d’essence puis le tribunal, «car ils voulaient brûler tous les papiers». Comme ils l’ont fait en d’autres endroits du pays, ils ont hissé le drapeau noir d’Al-Qaïda sur le bâtiment…

«Nos trois sœurs, traînées dans la rue par la foule enragée, ont été sauvées in extremis par une infirmière musulmane qui avait travaillé à l’école par le passé. Elle a réussi à les cacher pendant plusieurs jours dans sa maison, puis plus tard Mgr Gabriel, l’évêque copte orthodoxe, les a fait chercher. Elles ont trouvé refuge pendant deux mois dans un monastère copte-orthodoxe. Un bel exemple d’œcuménisme, encore trop rare en Egypte!» Et la provinciale des franciscaines missionnaires du Cœur Immaculé de Marie de rappeler que l’actuel chef de l’Eglise copte orthodoxe, le pape Tawadros II, est un ancien élève de l’école des sœurs franciscaines de Damanhour, dans le Delta du Nil.

Des mères d’écoliers dansaient devant leur école incendiée par les islamistes

Les assaillants, avant de mettre le feu à l’école et au couvent, ont tout pillé, systématiquement: ils ont pris tous les appareils, les projecteurs, les ordinateurs… Ils ont entassé leur butin sur des charrettes tirées par des ânes, et les Frères musulmans postés à la sortie leur imposaient une taxe de 100 voire de 200 livres égyptiennes (l’équivalent du salaire mensuel d’une femme de ménage).

Tout ce qu’ils ne pouvaient emporter, ils l’ont détruit: documents de l’école, livres, uniformes des écoliers, bancs, toilettes. Même les câbles électriques ont été arrachés. Les statues de la Vierge et l’autel ont été fracassés. Les islamistes ont filmé les bâtiments en flammes et ont tout posté  sur internet!

«L’amour plus fort que la haine!»

Ce qui interpelle Sœur Angelita, c’est d’avoir vu des mères d’écoliers danser devant les flammes, alors que sur les 650 élèves de l’école, 40% étaient des musulmans. «Il y avait même parmi les émeutiers une de nos institutrices musulmanes…» La foule était hystérique, ces mères avaient certainement été entraînées par les autres, consent-elle. L’école, un monument historique de la fin du XIXème siècle, a été reconstruite par l’armée «à sa manière». Les enfants de ces familles musulmanes ont été acceptés quand les classes ont pu reprendre, «car, eux, ne sont pas responsables de ce qui s’est passé. Nous continuons notre mission, nous devons montrer que l’amour est plus fort que la haine!»

Dès le 14 août 2013, dans tout le pays, des dizaines d’églises de toutes les confessions, des écoles, des dispensaires, des magasins, des pharmacies et des immeubles appartenant à la minorité chrétienne étaient pillés et incendiés. Ces événements – et l’émotion nationale causée par le drame de la décapitation de 21 coptes égyptiens en Libye – représentent pour beaucoup un tournant et une prise de conscience en Egypte: «On n’avait jamais vu auparavant des musulmans prendre la défense des chrétiens de cette manière. Le président Abdel-Fattah Al-Sissi n’est-il pas venu en personne – une première! – saluer les chrétiens dans la cathédrale Saint-Marc d’Abbassiya à l’occasion du Noël copte, le 7 janvier dernier». Accueilli par le pape Tawadros II, pape d’Alexandrie et de la prédication de Saint-Marc, le président Al-Sissi n’a pris la parole qu’au terme de 10 minutes d’applaudissements.

Au lendemain de l’annonce de l’exécution par Daech (l’»Etat islamique» – EI) des 21 coptes, Al-Sissi s’est immédiatement rendu auprès du patriarche de l’Eglise copte orthodoxe pour lui présenter ses condoléances ainsi qu’aux familles des victimes. Un signe de fraternité qui ne trompe pas, pour les chrétiens égyptiens, après les souffrances endurées sous le régime des Frères musulmans, qui prétendaient, selon l’expression de Mohamed Morsi, pouvoir gouverner l’Egypte «pendant les 500 ans à venir».

C’est dans les villages des «Saïdis», comme on dénomme les habitants de la Haute-Egypte, que l’on trouve la plus grande concentration de chrétiens coptes. Ils ne se distinguent guère de leurs compatriotes musulmans aussi bien par leur apparence que par leur mode de vie. Là, la présence des religieuses, qui gèrent de nombreuses écoles, jardins d’enfants ou dispensaires, est appréciée tant des musulmans que des chrétiens. A Dayrout, dans la province d’Assiout, la délégation de l’œuvre d’entraide catholique «Aide à l’Eglise en Détresse» (AED) (*) est escortée par des policiers armés qui la suivront dans tout son périple à travers la Haute-Egypte, une région considérée comme «chaude» en raison des nombreuses attaques visant les chrétiens qui s’y déroulent depuis des années.

«Ici, ce ne sont pas les musulmans du quartier qui sont sectaires»

Dans la paroisse copte catholique de Sainte-Thérèse, le dispensaire géré par la Congrégation des Filles de Sainte-Anne est logé dans l’étroite sacristie, faute de place. «Ici, ce ne sont pas les musulmans du quartier qui sont sectaires: l’évêque copte orthodoxe, pour en empêcher l’extension, a racheté la maison que voulait acquérir la paroisse, en faisant pression sur le propriétaire, qui appartient à sa communauté…»

«Plus de 300 personnes viennent en consultation au dispensaire chaque vendredi, pour la plupart des musulmans, dont de nombreuses femmes intégralement voilées. Si la salle est isolée des autres patients, elles se débarrassent au plus vite de leur niqab. On sent que c’est la société, à l’extérieur, qui le leur impose!», note Sœur Teresina Cardinale, qui vit en Egypte depuis près de 15 ans. La vieille religieuse italienne, originaire de Matera, ne parle quasiment pas l’arabe, mais elle se sert du «langage de l’amour» avec ses patients et ses patientes, que ce soient des catholiques, des orthodoxes, des «barbus» ou des femmes voilées.

«Nous traitons ici beaucoup de brûlures, car la cuisine se fait souvent sur des feux de bois, et les enfants échappent à la surveillance de leur mère, occupée ailleurs. Nos patients souffrent également d’allergies dues à la présence des animaux, qui vivent dans le même espace, ou d’asthme, en raison de la présence permanente de poussière. Ils ont aussi souvent des maladies des yeux ou des oreilles. Nous faisons de la promotion humaine, de l’éducation, de la prévention en matière d’hygiène… Les gens paient quelques guinées, s’ils ont quelque chose, sinon, le traitement est gratuit».  Les sœurs du dispensaire sont aimées de la population.

«Les gens nous saluent dans la rue, ils ont confiance en nous davantage que dans les hôpitaux publics, pauvrement dotés et à l’hygiène suspecte; ils disent que ‘quand on y entre, on y meurt’.  Quand il y a eu des troubles, les musulmans sont venus nous dire: ‘n’ayez pas peur, on vous protège! Même si nous ne sommes que des infirmières, ils nous appellent ‘doctoresses», ou ‘baraka’, ce qui veut dire «bénédiction’!»

 


Encadré

Une minute de silence pour les 21 coptes égorgés en Libye

«Je demande une minute de silence pour les 21 coptes égorgés en Libye par Daech… Avec nous tous, ils font partie de la nation égyptienne». C’est un jeune musulman qui prend la parole à l’évêché de Sohag, en Haute-Egypte, la région la plus pauvre du pays, située dans la vallée du Nil, entre Louxor et Assiout. Il participe à une réunion de TA’ALA, qui veut dire «Viens», en arabe, mais qui est aussi un acronyme pour «Tolerant Attitudes And Leadership».

Ce programme de deux ans a été lancé trois mois après les émeutes anti-chrétiennes d’août 2013 dans les diocèses coptes-catholiques du Caire, d’Assiout, de Sohag et de Louxor. Il se développe en partenariat avec l’ONG musulmane «Nour el-Islam» et le forum de dialogue «Beit Al ›Aila» (La Maison de la Famille). Ce forum a été mis en place en  conjointement par le grand imam d’Al-Azhar, Ahmed Al Tayyeb, et le pape  copte orthodoxe Chenouda III pour prévenir les heurts entre chrétiens et musulmans. TA’ALA bénéficie du soutien du Catholic Relief Services (CRS), la Caritas de l’Eglise catholique des Etats-Unis.

Ce soir-là, une vingtaine de musulmans et autant de coptes catholiques sont reçus à l’évêché par Anba Youssef Aboul Kheir, évêque de Sohag. Il rappelle que ce projet vise à faire diminuer les tensions interreligieuses en formant ensemble des leaders communautaires musulmans et chrétiens. Ils mènent dans quatre villages des actions communes dans le domaine culturel – performances artistiques, théâtre, chants – et dans les secteurs sanitaire et social. TA’ALA travaille également avec des chefs de clans, «car ils ont un rôle important dans la communauté».

L’ignorance de l’autre est de chaque côté

L’évêque Youssef Aboul Kheir reconnaît que dans les villages de Haute-Egypte, l’ignorance de l’autre est de chaque côté: «Nos divisions alimentent le fondamentalisme. Il faut tâcher de de diminuer les conflits intercommunautaires avant qu’ils ne dégénèrent. Nous devons travailler à ôter l’obstacle qui est en chacun de nous, afin de rester unis en tant qu’Egyptiens». Une jeune musulmane voilée intervient alors pour dire sa joie d’avoir des contacts avec de jeunes chrétiens, d’apprendre à les connaître, ce qui n’était jamais arrivé auparavant.

Un autre musulman affirme que «notre religion nous enseigne que faire du mal à un autre est un péché, alors Daech n’a rien à voir avec l’islam, même si ces gens se profilent sous la bannière du Prophète». Un autre rappelle qu’en plusieurs endroits, des musulmans ont défendu les églises attaquées par les Frères musulmans. Un jeune copte lui répond que dans son école, de nombreux jeunes musulmans sont venus spontanément lui présenter leurs condoléances suite à l’assassinat en Libye des coptes d’al-Awar, un village situé au nord du gouvernorat de Minya. «Mais quelques-uns m’ont fait part de leur joie de voir ainsi éliminés des mécréants!»

Le Père Boulos, dont une vingtaine de fidèles travaillent encore en Libye malgré le danger que font courir les terroristes de l’EI, souligne que ce ne sont pas seulement les chrétiens qui souffrent des extrémistes: «Les Egyptiens dans leur ensemble sont visés par ces groupes. Quand ils ont brûlé nos églises, ils voulaient avant tout déstabiliser l’Etat, en cherchant à détruire l’entente entre chrétiens et musulmans. Ils mettent l’accent sur l’appartenance religieuse, car c’est facile de mobiliser les masses en manipulant les sentiments religieux». JB

 

(*) Ce reportage a été réalisé au cours d’une mission d’»Aide à l’Eglise en Détresse» (AED). Depuis l’an 2000, cette œuvre d’entraide catholique internationale a financé des projets en faveur de l’Eglise égyptienne à hauteur de 6,5 millions d’euros. JB

 

 

Les religieuses de Ste-Anne dans le dispensaire de Dayrout, en Haute-Egypte
9 mars 2015 | 12:07
par Jacques Berset
Temps de lecture: env. 8 min.
Al-Sissi (5), Egypte (286), Islamistes (26), Tawadros II (23)
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