L'ancien vice-président du Conseil d'Etat français Jean-Marc Sauvé a dirigé la commission d'enquête sur les abus sexuels | © MEDEF/Flickr/CC BY 2.0
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Rapport de la Ciase: Jean-Marc Sauvé contre-attaque

Pour Jean-Marc Sauvé, les critiques du rapport de la Ciase sur les abus sexuels dans l’Eglise en France prennent «le contrepied des enseignements du pape». Elles le tournent même «en dérision»

Propos recueillis par Hugues Lefevre I.MEDIA

Répondant à I.Media, le président de la Ciase défend vigoureusement le travail de sa commission contre les attaques de plusieurs membres de l’Académie catholique de France. La Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase) a publié le 9 février une réponse circonstanciée d’une cinquantaine de pages aux critiques de son rapport diffusé le 5 octobre 2021.

Se montrant compréhensif sur le report sine die de la rencontre prévue le 9 décembre dernier entre les membres de la Ciase et le pape François, Jean-Marc Sauvé assure n’avoir aucune information quant à une éventuelle future audience papale. 

Comment la rencontre prévue le 9 décembre 2021 avec le pape François avait-elle été organisée?
Jean-Marc Sauvé: Cette rencontre avec le Saint-Père nous a été proposée par la Conférence des évêques de France (CEF) au tout début de l’été 2021. Naturellement, la Ciase en a accepté l’idée avec beaucoup de gratitude, en exprimant le vœu qu’elle puisse avoir lieu après la remise du rapport à nos mandants – la CEF et la Conférence des religieux et religieuses de France (CORREF). Cela correspondait aussi aux vues de nos mandants. Le principe de la rencontre a été confirmée en septembre. La date du 9 décembre nous a été communiquée peu après la remise du rapport, le 5 octobre.
Concernant cette audience, je ne me suis occupé de rien. Je n’ai eu aucun contact, d’aucune sorte et à aucun moment avec le Saint-Siège. J’ai appris le 23 novembre que ce rendez-vous était ajourné pour des raisons d’agenda du Saint-Père.

La remise au Saint-Siège du document de l’Académie catholique de France critiquant le rapport de la Ciase est-elle la raison de ce report? 
Quand le président de l’Académie catholique a diffusé son document le 25 novembre, il s’est immédiatement prévalu d’avoir «obtenu» l’ajournement de ce rendez-vous. Auparavant, sur le principe et sur la date, le Saint-Siège estimait que la rencontre était opportune. 

«Mes confrères de l’Académie catholique ne m’ont nullement informé, consulté, ni posé la moindre question. Je les connais pourtant tous»

Il est très clair que ce report sine die est imputable à l’analyse de l’Académie catholique. Elle a été diffusée d’abord au Saint-Siège dans une version traduite en italien, puis à la CEF et à la CORREF et, enfin, aux membres de l’Académie catholique dont je fais partie. Mes confrères ne m’avaient nullement informé, consulté, ni posé la moindre question. Je les connais pourtant tous. Ce n’est qu’à ce moment-là, le 25 novembre, que j’ai pu prendre connaissance du document.

Avez-vous été surpris du ce report sine die de l’audience avec le pape François?
Je vais paraître «tirer contre mon camp », mais je peux comprendre pourquoi le Saint-Siège a estimé nécessaire d’ajourner l’audience après avoir lu le document de l’Académie catholique.
Quand vous recevez un document qui est si lourdement à charge, qui ne prouve strictement rien, mais qui multiplie les insinuations et les dénonciations, il est bien évident que cela interroge.
Ce document donne à penser que la Ciase avait un agenda caché, tout orienté vers la mise en cause, la déstabilisation et même la destruction de l’Église catholique: cela a d’ailleurs été dit et écrit. On peut comprendre que, dans de telles conditions, les personnes qui ont reçu ce texte à Rome aient été incitées à la prudence. En un sens, l’ajournement de l’audience par Rome est l’application du principe de précaution.

Vous dénoncez donc une stratégie de déstabilisation de la part de l’Académie catholique?
D’abord, les auteurs de la note ont joué un jeu double. Ils ont prétendument assuré écrire à titre personnel. Mais dès la première page, ils exposent que seule une institution comme l’Académie catholique peut valablement contester un rapport comme celui de la Ciase.
Ensuite, nos assaillants nous attaquent sur les chiffres et considèrent que nous aurions voulu «assommer» l’opinion publique et l’Église catholique par des chiffres falsifiés destinés à imposer un agenda de réformes à l’Église. Je tiens à faire remarquer que leur document contient seulement quatre alinéas sur le dénombrement des victimes, le reste n’est qu’un tissu d’insinuations. C’est dire la pauvreté de leur travail.

«Le rapport de la Ciase respecte les dogmes et la doctrine de l’Église catholique»

Jetant le discrédit sur la commission et sa prétendue illégitimité – je rappelle à cet égard que c’est la CEF qui est venue me demander de composer et de présider une commission sur les abus sexuels dans l’Église, nous ne nous sommes pas auto-proclamés -, le document de l’Académie assure que nous proposons un dispositif totalement dispendieux et incontrôlé d’indemnisation des victimes. Ce dispositif devrait selon eux conduire à la ruine de l’Église au profit de fausses victimes et au détriment des véritables victimes.  
On jette par ailleurs un doute sur toutes les recommandations à connotations ecclésiologiques et théologiques en nous reprochant de déconstruire la figure du prêtre catholique, le sacerdoce et les piliers de la foi. Tout cela est faux : notre rapport respecte les dogmes et la doctrine de l’Église catholique.

Vous admettez tout de même qu’il est possible de critiquer le rapport de la Ciase?
Bien évidemment. D’ailleurs, l’introduction de notre rapport précise bien que nous n’avons pas la prétention de tout savoir et que d’autres travaux viendront compléter, nuancer ou corriger ce qui a été défriché et mis à jour. Mais cela ne peut se faire qu’avec rigueur et professionnalisme. Or, le document de l’Académie catholique a frappé tous ses lecteurs par l’agressivité de son ton et la faiblesse de son argumentation au regard de la gravité des mises en causes.
J’ai moi-même été impressionné par la légèreté et l’amateurisme des personnes qui nous ont attaqués. Leur réaction a été émotionnelle, mais certainement pas rationnelle.
Parce que parler de «chiffres falsifiés», c’est tout de même aller bien plus loin que de simples insinuations. Sur la partie quantitative, nous avions plusieurs sources: l’appel à témoignages, les archives, l’enquête en population générale. Il est bien évident que les résultats obtenus ne sont pas les mêmes en fonction de ces sources. Notre rapport s’en explique avec précision et la réponse apportée le 9 février à l’Académie catholique rend compte en 50 pages, plus 34 pages d’expertises, de la solidité de notre travail.
On nous a accusés d’avoir «bidonné» ou truqué les chiffres. Pourtant, nous avons aussi fait des comparaisons internationales. Nos chiffres, pourtant dénoncés comme dépourvus de tout rapport avec la réalité, montrent qu’en France, 0,7 % des personnes de plus de 40 ans ont été sexuellement agressées par une personne en lien avec l’Église catholique. Au Pays-Bas, c’est 1,7%, soit plus de deux fois plus ! Bien évidemment, l’Académie ne dit pas un mot de l’étude néerlandaise qui ne va pas dans son sens.

Pour vous, ce document devait conduire à faire en sorte que la Ciase ne rencontre par le pape François? 
En réalité, ce document vise deux cibles : d’abord la Ciase, mais aussi nos deux mandants. Après avoir reçu le rapport, la CEF et la CORREF ont commencé à en tirer les conséquences. Je tiens à souligner que ces deux conférences n’ont jamais dit ou considéré que ce rapport s’imposait à eux et qu’elles devaient mettre en œuvre toutes ses conclusions. Elles l’ont lu très attentivement, puis ont décidé d’un programme de travail qui se trouve très cohérent avec nos recommandations. C’est pour les fragiliser que ce document a été élaboré. 

«L’Académie catholique de France, sous couvert de fidélité au Saint-Siège, s’en prend aussi au pape François lui-même»

Mais l’Académie catholique de France, sous couvert de fidélité au Saint-Siège, s’en prend aussi au pape François lui-même. Elle prend ainsi clairement le contrepied de ce que le Saint-Père a dit et écrit sur la réparation due aux victimes – par exemple, dans le Motu proprio Vos estis lux mundi-, sur l’entre-soi clérical et sur les risques de dévoiement de l’autorité du prêtre – exhortation Evangelii Gaudium et Lettre au Peuple de Dieu.
Non seulement elle prend le contrepied des enseignements du pape, mais elle ose même les tourner en dérision. La réponse de la Ciase à l’Académie catholique démontre ce que je dis.

Aujourd’hui, la rencontre avec le pape est-elle encore d’actualité?
Je n’ai aucune information sur ce sujet depuis le 23 novembre.

Mgr Éric de Moulins-Beaufort a assuré en décembre dernier que la rencontre aurait bien lieu et qu’il s’agissait simplement de retrouver une date. Deux mois après, la raison invoquée du calendrier chargé du pape est-elle encore valable?
Je ne veux pas me prononcer là-dessus. Je ne me permettrais pas de demander ou de souhaiter quoi que ce soit. Je n’assume en rien toutes les déductions qui peuvent être faites concernant ce report. Il n’y a de notre part aucune demande, aucun souhait, aucune pression.

Espérez-vous que votre réponse à l’Académie catholique débloque la situation? 
J’avais le devoir de faire une réponse. Contrairement à ce qu’a écrit Pierre Manent, je ne suis pas «cuirassé d’infaillibilité». Je suis habité par le doute, pour différentes raisons. Je suis issu d’un milieu social modeste. J’ai intériorisé par conséquent depuis mes premières années un doute sur ma légitimité à dire et à faire ce que je fais en dehors de mon milieu d’origine.
Par ailleurs, j’ai toujours été extrêmement attentif à la manière dont le travail de la Ciase pouvait être reçu, moins par la société en général que par l’Église catholique et les fidèles en particulier. 

«Tout ce que nous avons fait est public et accessible à tous. Il n’y a rien eu de secret ou de souterrain dans notre travail»

Notre réponse est adressée à l’Académie catholique mais aussi et surtout aux personnes qui ont été troublées par son texte à charge, y compris certains évêques, des membres de congrégations ou bien des personnes au Saint-Siège et des collaborateurs du pape. Maintenant, je me garde bien de dire quoi que ce soit sur les conséquences de notre réponse quant à une éventuelle audience papale. Cela ne m’appartient pas.

En Italie ou en Espagne, l’opinion publique fait pression pour que les conférences épiscopales diligentent une enquête indépendante sur les abus dans l’Église. Selon vous, la Ciase a-t-elle fait office de détonateur?
La Ciase est d’une extrême prudence et d’une très grande circonspection sur tout ce qui peut se passer au-delà des frontières de la France. Nous avons répondu à une commande et nous assumons totalement notre rapport. Mais nous n’entendons donner de leçons, ni de conseils à personne. Si notre rapport peut servir d’inspiration dans d’autres pays, nous en prenons acte. S’il est invoqué par d’autres comme un épouvantail, nous en prenons acte également. Notre ligne est de ne pas interférer avec les débats nationaux hors de France.
Tout ce que nous avons fait est public et accessible à tous. Il n’y a rien eu de secret ou de souterrain dans notre travail. Mais nous ne prétendons en rien créer un modèle et donner des leçons à la terre entière. Nous ne nous sommes d’ailleurs pas «autoproclamés». C’est la CEF qui est venue me chercher et qui nous a mandatés.(cath.ch/imedia/hl/mp)

L'ancien vice-président du Conseil d'Etat français Jean-Marc Sauvé a dirigé la commission d'enquête sur les abus sexuels | © MEDEF/Flickr/CC BY 2.0
22 février 2022 | 17:00
par I.MEDIA
Temps de lecture: env. 8 min.
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