Une sorcière condamnée au bûcher | © Musée national suisse
Suisse

«La chasse aux sorcières s’est développée comme une Fake News»

Des démarches récentes visent à réhabiliter les sorcières et sorciers exécutés dans les siècles passés. Un mouvement plutôt positif, selon la médiéviste vaudoise Martine Ostorero, mais qui doit s’accompagner d’une compréhension plus approfondie du phénomène de la chasse aux sorcières, et d’une prise de conscience que ces mécanismes sont toujours d’actualité.

Un projet de loi au Parlement écossais devrait être discuté en été 2022 sur l’opportunité de gracier les près de 4’000 personnes exécutées après des condamnations pour sorcellerie, en Ecosse. 84% d’entre elles étaient des femmes.

Une demande de déclaration d’innocence pour Elizabeth Johnson Jr. est également en cours devant les autorités de l’Etat du Massachussets depuis l’été 2021. Elle est l’une des dernières «sorcières de Salem» à n’avoir pas été graciée par une loi spéciale en 2001.

La chasse aux sorcières a fait des dizaines de milliers de victimes en Europe. Un phénomène qui indigne encore aujourd’hui, tout en véhiculant bon nombre d’idées reçues. Décryptage de Martine Ostorero, professeure associée en histoire médiévale à l’Université de Lausanne.

Quel regard portez-vous sur les démarches de réhabilitation des sorcières?
Martine Ostorero: Je voudrais d’abord dire que ces demandes ne sont pas nouvelles. Il y a déjà eu des réhabilitations de sorcières par le passé, notamment en Suisse, pour Anna Göldin (1734-1782), la dernière sorcière exécutée dans le pays, ou encore la Catillon, brûlée en 1731 à Fribourg. Une plaque commémorative a également été posée devant le château d’Ouchy, à Lausanne, pour rappeler la destinée tragique de ces femmes.

«On considère qu’un quart à un tiers des condamnés étaient des hommes»

Je pense que les réhabilitations sont des gestes intéressants, dans le sens où elles permettent de se rappeler ce qui s’est passé et de mieux le comprendre. Il est toujours utile de se repencher sur les pages sombres de notre histoire.

La Glaronnaise Anna Göldin a été la dernière personne exécutée pour sorcellerie en Suisse | © Patrick Lo Giudice/Wikimedia/CC BY-SA 2.0

Ces gestes peuvent-ils provoquer une prise de conscience dans les pays où des sorcières sont encore aujourd’hui persécutées?
Je ne pense pas que les habitants des pays où la sorcellerie pose encore problème puissent se sentir très concernés par ce qui se passe en Ecosse. Il serait hasardeux de généraliser le phénomène. La sorcellerie pratiquée en Afrique ou dans d’autres parties du monde est très différente de celle qui a pu avoir cours en Europe. Les contextes, ainsi que les personnes mises en cause, ne sont vraiment pas les mêmes.

Qui étaient-elles, justement?
J’ai passé près de 20 ans à examiner des procès de sorcellerie qui se sont produits principalement dans le canton de Vaud. Je peux dire que les profils des condamnés sont très divers. Contrairement à ce que l’on pense, ce n’était pas forcément des femmes vieilles, solitaires et marginalisées. Les personnes comparaissant devant les tribunaux sont de toutes les catégories sociales, de tous les âges et de toutes les conditions. On y trouve des personnes bien installées et fortunées.

Comment explique-t-on cela?
Les personnes sont accusées sur dénonciation, un phénomène dont personne n’est à l’abri. Les allégations de sorcellerie proviennent souvent de rumeurs. Elles servent fréquemment pour des règlements de compte, parfois peut-être simplement de voisins jaloux. C’est un phénomène d’instrumentalisation de la loi comme celle qui touche les lois sur le blasphème dans certains pays à l’heure actuelle.

«Les personnes condamnées n’étaient nullement des sortes de chamanes»

Il est facile d’accuser quelqu’un de sorcellerie ou de blasphème. Ce sont des «crimes» très abstraits desquels il est difficile de se disculper. La simple suspicion donne lieu à un procès.

Il y avait aussi, pour la sorcellerie, des intérêts financiers. Car les biens d’une personne condamnée pouvaient être confisqués par le seigneur local.

Mais pourquoi les femmes sont-elles les principales victimes?
On considère qu’un quart à un tiers des condamnés étaient des hommes. Il y avait aussi des enfants. Il est difficile de dire exactement pourquoi les femmes étaient majoritaires parmi les victimes. Dans une société misogyne, elles étaient stigmatisées et pouvaient certainement moins bien se défendre que les hommes. On associait également plutôt aux femmes les pratiques de guérison alternatives.

Certaines d’entre elles étaient donc de vraies «sorcières»?
Certaines avaient probablement hérité de pratiques de guérison par les plantes ou d’autres types de médecine alternative assimilées à de la sorcellerie. Pour d’autres, tout était inventé, et le règlement de comptes était la seule raison de la dénonciation.

Sur cette gravure du 18e siècle, des sorcières offrent des bébés au diable | © Wikimedia Commons

«On ne peut pas dire que l’Eglise catholique n’ait pas mené de procès, mais elle l’a fait avec une plus grande prudence»

En la matière, on ne peut rien généraliser. On ne peut exclure non plus que certains accusés aient réellement tenté de nuire à quelqu’un en utilisant leurs «dons» supposés, notamment en jetant des sorts.

S’agissait-il aussi pour l’Eglise d’éliminer des survivances de pratiques païennes?
Aucunement. En fait, les personnes qui avaient effectivement des pratiques «médicales» alternatives s’inscrivaient complètement dans le christianisme. Ces personnes n’étaient nullement des sortes de chamanes. L’Eglise a tenté d’en faire des adoratrices du diable et des invocatrices des démons pour justifier leur éradication de la société chrétienne.

Des prières formulées sur une base chrétienne étaient certes parfois déformées, mais personne ne faisait le sabbat ou des potions à base de bave de crapaud. C’était des personnes semblables à celles qui ont aujourd’hui le «secret» ou les guérisseurs de nos campagnes.

Ce que devait réprimer l’Eglise à la fin du Moyen Age, ce n’était pas le paganisme, mais la dissidence religieuse, l’hérésie.

L’Eglise catholique a-t-elle été la principale actrice de la chasse aux sorcières?
Il y a beaucoup d’idées reçues aussi à ce sujet. La vérité est plus nuancée. Elle dépend en fait beaucoup des époques et des régions. A Genève et dans le Pays de Vaud, l’Eglise catholique et l’inquisition ont joué un rôle non négligeable pour la période médiévale. Mais dès que ces régions sont passées à la Réforme, la même procédure et les mêmes contenus ont été transmis aux juridictions laïques qui s’en sont emparées. Ce sont des tribunaux civils qui ont poursuivi la chasse aux sorcières à l’époque moderne, qui suit le Moyen Age (dès le début du 16e siècle), dans les régions protestantes surtout. On ne peut pas dire que l’Eglise catholique n’ait pas mené de procès, mais elle l’a fait avec une plus grande prudence, en tout cas à l’époque moderne.

«La Suisse détient la palme en matière de chasse aux sorcières»

La répression des sorcières était-elle très répandue en Suisse?
Oui, l’on peut même dire que nous détenons la palme en la matière. La Suisse, proportionnellement à la population de l’époque, a brûlé peut-être deux fois plus de sorciers et de sorcières que l’Allemagne, dix fois plus que la France, cent fois plus que l’Italie.

Comment l’explique-t-on?
L’une des explications est que les autorités laïques se servaient du crime de sorcellerie pour affirmer un pouvoir judiciaire, et de haute justice puisqu’elles pouvaient condamner à mort. Or, en Suisse romande, il existait à cette époque une multiplicité d’entités politiques et d’instances juridictionnelles. Les procès en sorcellerie sont devenus un moyen de légitimer une souveraineté.

Dans le royaume de France, les exécutions de sorciers et sorcières étaient beaucoup plus rares, probablement parce que le roi de France n’en avait pas besoin pour affirmer sa majesté qui était à la base plus solide.

On associe la chasse aux sorcières au Moyen Age…
En fait, c’est un phénomène qui s’est construit progressivement sur deux siècles. On peut apporter beaucoup d’explication sociologiques, telles que les peurs eschatologiques qui augmentent à ces époques.

«Bill Gates est un peu la ‘sorcière’ de notre époque»

Les sorciers et sorcières étaient parfois brûlés sur des bûchers | illustration du 19e siècle © Wikimedia Commons

Mais il particulièrement intéressant de constater que la répression de la sorcellerie s’est développée un peu comme une Fake News. Tout part de faits inventés, notamment le sabbat, qui sont récoltés dans des ouvrages qui bénéficient de l’invention de l’imprimerie pour être largement diffusés. Ces «manuels de démonologie» renforcent la crédibilité des récits de sorcellerie. C’est une dynamique qui s’auto-alimente. Les diverses affaires qui éclatent finissent de convaincre une grande partie de la population que les sorciers et les sorcières existent réellement. A partir de là, des tribunaux, des autorités, mais aussi une partie de la population, se sentent légitimés, sur la base de ces croyances, d’aller jusqu’à tuer. Selon leur rationalité, ils ne font que combattre le diable et le mal.

Cela ne rappelle-t-il pas des théories actuelles du complot?
Même si les conséquences ne sont pas les mêmes, certainement que les mécanismes sont semblables. Il s’agit notamment de trouver des boucs émissaires pour donner un visage et un sens aux choses mauvaises qui nous touchent et nous dépassent. En ce sens, Bill Gates est un peu la «sorcière» de notre époque.

Les sorcières sont parfois perçues de nos jours comme des femmes rebelles qui luttaient contre la société patriarcale…
Cette figure romantique de la sorcière provient principalement de représentations littéraires, notamment de l’oeuvre de Jules Michelet au 19e siècle.

Personnellement, les braves paysannes vaudoises dont j’ai pu lire les procès n’avaient rien de rebelle. Leur seule faute était souvent d’être différentes. Et, comme je l’ai dit, la seule base de réalité de la sorcellerie étaient des pratiques de médecine alternative.

Depuis l’antiquité, on a associé la sorcière à une femme puissante et maléfique. Mais les femmes et les hommes qui ont brûlé sur les bûchers n’avaient rien de puissant ni de dangereux, ils n’étaient que les malheureuses victimes des peurs et des intérêts particuliers. (cath.ch/rz)

À mort la sorcière
Le film documentaire «À mort la sorcière», réalisé par Marie Nicollier et notre confrère de RTS religion Cyril Dépraz, sera projeté au Canva à l’occasion des 57e Journées de Soleure. Ce documentaire historique suisse révèle les rouages d’une machine judiciaire infernale qui a mené au bûcher des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants. Martine Ostorero est une des protagonistes de ce documentaire. Projection les 21 et 24 janvier au Canva. > Vers le programme. BH

Une sorcière condamnée au bûcher | © Musée national suisse
18 janvier 2022 | 17:00
par Raphaël Zbinden
Temps de lecture: env. 7 min.
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