Le théologien et philosophe franco-libanais Antoine Fleyfel | © Maurice Page
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«Le pape à Mossoul, inenvisageable il y a encore peu de temps»

L’annonce du prochain voyage du pape François en Irak suscite de nombreux espoirs pour les chrétiens de ce pays dont le nombre n’a cessé de diminuer ces dernières années. Le professeur Antoine Fleyfel, spécialiste de la géopolitique des chrétiens au Moyen-Orient et directeur du nouvel Institut chrétiens d’Orient, basé à Paris, analyse les enjeux pour les chrétiens et pour l’Irak de la prochaine visite papale.

En quoi le patriarche des chaldéens, sa Béatitude Louis-Raphaël Sako, a-t-il raison de dire que le voyage du pape sera prophétique?
Antoine Fleyfel: C’est d’abord la première fois qu’un pape visite l’Irak, terre d’origine du christianisme oriental. Ensuite, ce voyage intervient dans un contexte très troublé pour les chrétiens. Ils sortent très fortement affaiblis par des années de souffrances. Désormais, ils sont une petite minorité, à tel point que certains prétendent que la communauté chrétienne en Irak vit ses dernières heures. C’est là que le caractère inédit de ce voyage rejoint le caractère prophétique.

Dans la Bible, un prophète n’est pas d’abord celui qui prédit l’avenir, mais bien celui qui dit une parole de vérité face à l’injustice, la destruction, la haine ou bien la mort. Les prophètes interviennent souvent dans les situations pénibles et n’hésitent pas à prononcer des paroles difficiles à entendre. Le pape François va se rendre en Irak avec une parole de vérité. Il dénoncera les maux qui ont mis le pays à terre. Il pointera peut-être les situations de blocage politique, le fanatisme religieux ou bien la misère dans laquelle vit une grande partie de la population.

Quelles paroles le pape pourrait-il adresser à la communauté chrétienne?
Avec son franc-parler, peut-être pourra-t-il adresser des paroles vives aux communautés chrétiennes qui ont aussi leurs problèmes internes. Mais aux chrétiens épuisés par plusieurs décennies d’épreuves, il devra apporter une parole d’espérance. Car ils se sentent doublement abandonnés; d’abord en tant que chrétiens dans un pays qui ne les considère pas comme des citoyens à part entière; et puis en tant qu’habitants d’un pays oublié par le monde entier.

«Les chrétiens ne sont toujours pas considérés comme des citoyens normaux»

Pourquoi les chrétiens ont-ils progressivement été ›évacués’ du paysage irakien?
Pour résumer, ces communautés chrétiennes ont effectué plusieurs paris dans l’histoire de l’Irak moderne. Une large partie, les chaldéens essentiellement, a par exemple misé sur l’intégration à travers son ouverture à l’arabité. La communauté assyrienne, en revanche, militait dans les années 1930 pour l’établissement d’un État chrétien indépendant. Plus récemment, les chrétiens ont parié sur le nationalisme, avec l’engagement auprès du pouvoir et la participation à des guerres, comme celle contre l’Iran.

Mais ces paris ont été déçus. Les chrétiens ne sont toujours pas considérés comme des citoyens normaux. Aujourd’hui, leur situation est très difficile et la visite du pape François représente une lueur d’espoir.

Quel «pari» le pape François peut-il tenter?
L’épiscopat irakien tente depuis des années de faire reconnaître la pleine citoyenneté pour tous les Irakiens et toutes les minorités. Cela rejoint les principes de la diplomatie vaticane en Orient. Elle cherche à faire advenir le respect des Droits de l’homme et la liberté de conscience. De la question de la citoyenneté dépend l’avenir des chrétiens au Moyen-Orient. Elle représente une sorte de «salut social», un moyen d’exister, dans une région marquée par l’opposition confessionnalisée.

Aujourd’hui, en Irak, les citoyens reconnus sont ceux qui détiennent le pouvoir et les armes.

Dans le monde musulman en Irak, comment cette visite est-elle perçue?
Il n’est pas possible de parler d’un monde musulman homogène, mais simplifions les choses en dressant le portrait de deux groupes. On trouve donc un premier groupe qui professe une foi exclusive et considère que tout ce qui est différent est mauvais. Ce mode de pensée est présent chez les sunnites, là où subsistent des traces de l’État islamique ou bien d’Al Qaïda. On le retrouve aussi du côté des chiites, avec des miliciens fanatisés. Pour eux, la visite du pape est celle d’un mécréant.

Pour autant, il y a une deuxième catégorie de musulmans qui est attentive aux chrétiens. Parmi eux, certains sont même sensibles au message du pape François qui s’est montré solidaire vis-à-vis d’eux, au point même parfois de choquer une partie des catholiques. Eux voient la venue du pape François comme une chance pour leur pays et un motif de fierté.

Il en est de même pour le gouvernement irakien…
Bien évidemment. C’est pour lui un succès diplomatique et une véritable reconnaissance. Mais il ne faudrait pas voir cette venue du pape François comme quelque chose qui tombe du ciel. Les papes ont toujours souligné leur solidarité avec l’Irak. N’oublions pas que Jean Paul II fut l’un des seuls chefs d’État à s’être opposé à la guerre en Irak en 1991.

Nombre d’Irakiens ont en mémoire l’action et les prises de parole du Saint-Siège pour leur pays. Ils reconnaissent que le Vatican n’est pas tenu pas des intérêts économiques ou militaires et que sa diplomatie qualifiée de «soft» est libre, réelle, et engagée.

Le pape va se rendre à Mossoul, une ville qui était il y a seulement cinq ans la capitale de l’État islamique en Irak… Quel symbole!
Il est vrai que ce passage à Mossoul semblait absolument inenvisageable il y a encore peu. Mais parfois les événements nous poussent à l’humilité. À chaque catastrophe – et la prise de Mossoul par l’État islamique en a bien été une -, beaucoup se disent que l’Histoire se termine, que le mal l’emporte. Certains ont annoncé la fin du christianisme en Irak. Mais la visite du pape à Mossoul, même si elle est surtout symbolique, montre que rien n’est jamais terminé.

«Il faut espérer que nous puissions dire dans dix ans que la visite du pape François en Irak aura marqué un tournant pour ce pays.»

Par ailleurs, il est intéressant de se pencher sur le destin surprenant de cette ville qui a joué un rôle majeur pour le christianisme de la Mésopotamie. Il y a un siècle, elle était supposée devenir la capitale de l’État chrétien que cherchaient à bâtir les Assyriens… Ironie de l’histoire, elle est devenue près de cent ans plus tard la capitale de l’État islamique. L’histoire doit nous enseigner l’humilité et l’espérance.

Après une décennie noire pour les chrétiens d’Orient et le Moyen-Orient, ce voyage sonne-t-il comme une renaissance?
Renaissance? Le terme est trop fort pour le Moyen-Orient. Certes, il va y contribuer, mais le chantier est tel et à tous les niveaux, qu’il faudra du temps et de très nombreux acteurs pour pouvoir parler enfin de renaissance.

Au-delà du symbole, à quoi ce voyage peut-il concrètement contribuer?
Les gestes symboliques sont importants et le pape François en posera un certain nombre. Mais au-delà, on peut souhaiter que le pontife laissera à l’Irak et aux chrétiens d’Irak une feuille de route.

L’un des problèmes de la plupart des communautés chrétiennes orientales est qu’elles sont en panne de projet et de vision. On ne peut sans doute pas leur en vouloir en pensant à toutes les violences et difficultés auxquelles elles ont dû faire face durant la dernière décennie. Face à la peur de l’effondrement, le premier instinct est celui de la survie. Mais le pape pourrait encourager les communautés et leurs responsables à élaborer des pistes pour avancer.

En 1997, le pape Jean Paul II avait visité un Liban qui se trouvait dans une période très sombre, marquée par l’occupation syrienne. Il avait suscité beaucoup d’espoirs. Trois ans plus tard, le patriarche maronite lançait un appel inédit pour dénoncer l’occupation syrienne et initiait un retour des chrétiens dans la sphère politique.

Il faut espérer que nous puissions dire dans dix ans que la visite du pape François en Irak aura marqué un tournant pour ce pays.

Faut-il convoquer un nouveau synode pour le Moyen-Orient?
En 2010, s’est tenu un synode des évêques pour le Moyen-Orient. Mais après les dits «Printemps arabes», la guerre en Syrie, l’avènement puis la chute de l’État islamique ou encore la crise libanaise, cette région ne ressemble plus à celle de 2010. Les chrétiens font face à de nouvelles problématiques. C’est pourquoi, certains trouveraient judicieux de faire un nouveau synode.

Pour ma part, je souhaiterais que ce synode ne fût pas seulement catholique mais œcuménique. Je sais les difficultés d’une telle réalisation mais cela serait «prophétique» de voir tous les chrétiens chercher ensemble des solutions pour leur existence et leur mission de chrétiens sur cette terre. (cath.ch/imedia/hl/rz)         

Le théologien et philosophe franco-libanais Antoine Fleyfel | © Maurice Page
16 décembre 2020 | 16:45
par I.MEDIA
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