Marie-Jo Thiel: “Le pape François a bien compris qu’il fallait réformer l’Eglise par la base pour que le sommet change“. |  © Maurice Page
Suisse

Marie-Jo Thiel: «J’aime mon Eglise, mais elle dysfonctionne»

La théologienne strasbourgeoise Marie-Jo Thiel est intervenue le 16 octobre 2019 auprès de l’Association suisse des journalistes catholiques (ASJC). Elle a réaffirmé son souci de l’écoute des victimes d’abus, de la prévention ainsi que d’une plus grande insertion des femmes dans la gouvernance de l’Eglise catholique.

Son livre L’Eglise catholique face aux abus sexuels sur mineurs (Ed. Bayard) a six mois. Déjà il faudrait le compléter avec les dernières enquêtes, précise Marie-Jo Thiel. Médecin et professeur d’éthique à la Faculté de théologie de Strasbourg, elle a aidé à mieux appréhender ces scandales qui ont ébranlé l’institution ecclésiale. Elle a aussi cherché à analyser pour quelles raisons certains membres de l’Eglise ont ainsi dérapé de manière systémique. Ce ne sont pas uniquement quelques «moutons noirs» qui ont fauté, mais l’institution qui a permis, voire couvert des faits longtemps gardés secrets.

Accueillie par l’Association suisse des journalistes catholiques au siège de l’Echo magazine à Genève, la Strasbourgeoise a évoqué devant quelques journalistes la lourde problématique des abus. «Je ne mets pas la main devant la bouche, mais j’aime mon Eglise et comme elle dysfonctionne, je le dis». Engagée dans la prévention des abus, Marie-Jo Thiel multiplie les interventions, dans les paroisses, à la radio RCF, en contactant les évêques français. Egalement membre de l’Académie pontificale pour la vie au Vatican, elle soigne ses contacts romains. Cela lui permet de poser un regard lucide sur la double réalité des victimes et des abuseurs.

Mieux vaut tard

Dans le diocèse de Strasbourg, Mgr Luc Ravel a écrit l’an dernier une Lettre pastorale, Mieux vaut tard, pour faire émerger les situations trop longtemps tues et sensibiliser le terrain pastoral. «De vraies discussions ont eu lieu, localement, qui témoignent de la prise de conscience des abus. Et les remontées sont prévues», annonce la théologienne alsacienne. Ce processus synodal a permis à l’évêque de rencontrer une trentaine de victimes, ainsi que les paroisses concernées par des situations d’abus sexuels.

«Nous nous sommes inspirés de la Suisse, notamment du travail réalisé dans le diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg, explique Marie-Jo Thiel. Mais il faut aller plus loin, voir comment pousser sur l’aspect de la prévention.» Par exemple, un prêtre ne doit pas être seul avec un enfant, la confession doit être visible à travers une baie vitrée ou en plein air, comme aux JMJ.

2000 cas «dans la nature»

Et ailleurs, la prévention avance? «Tout dépend du pays, note l’éthicienne. La prise de conscience est forte en Belgique, aux Pays-Bas, en Irlande. Mais édicter des lignes directrices ne suffit pas. Aux Etats-Unis, 2000 abuseurs issus du clergé seraient dans la nature, dit la presse indépendante. Or personne ne les dénonce!»

De plus, relève-t-elle, on manque cruellement d’accompagnateurs spirituels, notamment pour les victimes. Par ailleurs, une fois leur peine purgée, les prêtres abuseurs sont souvent seuls. Or il faut «les suivre, pas les diaboliser», les suivre notamment à travers des cercles de soutien. Car les situations individuelles sont si diverses: il y a des personnes perverses, d’autres qui sont névrotiques.

Marie-Jo Thiel relève que ces cercles de soutien, composés de laïques responsables pour accompagner des abuseurs, avec des professionnels, commencent à porter des fruits.

De la base vers le sommet

La réflexion de la théologienne, présente régulièrement à Rome, embrasse aussi les questions de gouvernance en Eglise. «Le pape François a bien compris qu’il fallait réformer l’Eglise par la base pour que le sommet change. Un mouvement du bas vers le haut, et non l’inverse. Les conférences épiscopales devraient pouvoir gérer les situations locales, comme l’hospitalité eucharistique en Allemagne par exemple.

Car la crise actuelle de l’Eglise est la crise d’un système de gouvernance. Concernant la pédophilie, il ne s’agit pas «d’accuser uniquement Mai 68 comme génératrice de déviances, comme l’a fait Benoît XVI entre autres. Ce n’est qu’un facteur parmi d’autres, estime Mme Thiel. Dans une crise de nature systémique, ce n’est pas juste cela. Car derrière les abus sexuels, il y a aussi souvent des abus de pouvoir et des abus financiers».

Une Curie sans cardinaux

La professeure en appelle aussi une plus grande insertion des femmes dans les rouages ecclésiaux. Et introduire des femmes dans les séminaires et ouvrir ces lieux de formation à la dimension psycho-spirituelle. «Et pourquoi ne pas séparer le fonctionnement de la Curie qui est d’abord du management de ministères ordonnés? On n’a pas besoin de cardinaux ou d’évêques à la tête de dicastères romains».

Elle revient à sa recherche sur les abus sexuels. Tant qu’on n’a pas entendu des témoignages, ces situations semblent lointaines. Et il faut distinguer la nature de l’abus. «Mais lorsque ces abus sont répétés, ils peuvent provoquer un stress traumatique aigu, des lésions au cerveau, comme ›un disjoncteur qui saute’ dans sa tête. Et c’est une bombe à retardement pour toute la vie…». (cath.ch/bl)

Marie-Jo Thiel: «Le pape François a bien compris qu’il fallait réformer l’Eglise par la base pour que le sommet change». | © Maurice Page
16 octobre 2019 | 17:11
par Bernard Litzler
Temps de lecture: env. 3 min.
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