Joaquín Salazar et Luz-Marina Jaramillo travaillent à développer une culture de paix au Nicaragua | © COMUNDO
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Nicaragua: des coopérants lausannois militent pour une culture de paix

«En ce moment, au Nicaragua, nous vivons dans un calme apparent, c’est l’incertitude qui prime. Si nous n’agissons pas à temps pour reconstruire une culture de paix et de dialogue, si ne retrouvons pas la capacité à régler les conflits, le pays pourrait vite basculer dans une guerre civile !», confient Joaquín Salazar et Luz-Marina Jaramillo, inquiets de l’avenir de ce pays d’Amérique centrale.

Cath.ch a rencontré Joaquín Salazar et Luz-Marina Jaramillo, deux militants lausannois de l’ONG suisse de coopération au développement COMUNDO, lors de leur venue en Suisse durant le mois de septembre à l’occasion de leur «mi-contrat». Tous deux sont engagés pour un projet de trois ans à Matagalpa, dans une région montagneuse où domine la culture du café.

Délégation de Comundo De g. à d. Rolando Mena, président de PRODESSA, Luz-Marina Jaramillo et Joaquín Salazar | © Jacques Berset

Des blessures ravivées

Dans cette zone montagneuse, qui a été très «conflictive» durant la guerre menée dans les années 1980 par les «contras» financés par les Etats-Unis, les anciens mercenaires cohabitent tant bien que mal avec les anciens combattants sandinistes. Il s’agissait dès le départ, pour les «coopér-acteurs» de COMUNDO, de tenter de bâtir des ponts entre les factions, dont les  rivalités pouvaient ressurgir à tout moment.

Mais depuis les manifestations qui ont débuté dans tout le pays à partir du 18 avril 2018, et qui avaient au départ pour cause une réforme des retraites du gouvernement, la situation s’est beaucoup dégradée.

Si les manifestations de masse ont pour le moment cessé et que les quelque 3’300 «tranques»,  – des barricades, amas de pavés et de troncs d’arbres –  qui ont paralysé totalement le pays pendant plusieurs mois ont été démantelées, la situation reste très tendue. «L’an dernier, la situation était très dure: nous avons été 4 mois sans vraiment pouvoir sortir de la maison. De fin avril à juillet, il y avait le couvre-feu, le bruit des balles, les menaces». Cela n’avait rien d’une manifestation pacifique…

A Managua, les paramilitaires ont mitraillé la chapelle de Jesus de la Divina Misericordia le 13 juillet 2018 | © Jacques Berset

Urgent de bâtir des ponts

Juan Salazar estime urgent de bâtir des ponts entre les factions et de restaurer un climat de paix. Alors que le pays, avant la crise de 2018, connaissait un fort développement, l’économie est désormais en net recul. Selon les statistiques officielles, en 2017, le taux de croissance était de 4,9 %.

«Le pays était considéré comme l’un des plus sûrs d’Amérique latine. Les infrastructures routières, hospitalières, électriques et scolaires s’étaient améliorées. La réduction de la pauvreté était réelle: le Nicaragua n’était plus le deuxième pays le plus pauvre d’Amérique latine…»

«Quinze mois après le déclenchement du conflit social et politique, on déplore un triste bilan:  des centaines de personnes ont été tuées, d’autres sont portées disparues. 80’000 sont réfugiées au Costa Rica. De même, le PIB a régressé de 2%, et le pays compte désormais plus de 300’000 chômeurs».

Le pays a régressé

Au-delà de la grave crise économique et politique qui paralyse le pays, les deux «coopér-acteurs» de COMUNDO voient des évolutions encore plus problématiques: «le tissu social s’est rompu, la méfiance s’est installée au sein des familles, entre les voisins; le gouvernement connaît une forte perte de légitimité populaire. Les  sentiments  de  vengeance  se  sont  accrus, et sur de vieilles blessures, de nouvelles sont apparues». 

Nicaragua Au-delà du calme apparent, la tension est perceptible dans les rues de Matagapa | © Jacques Berset

«Ces facteurs peuvent être un préambule facile à une guerre civile si nous n’agissons pas à temps pour reconstruire une culture de la paix, du dialogue, de la capacité à régler les conflits! Après  plusieurs  analyses  et  réflexions avec les organisations avec lesquelles nous interagissons,  nous  considérons  que  les questions  les  plus  pertinentes  concernent  l’émergence d’une culture de la démocratie et de la paix, une culture promouvant des valeurs telles que la tolérance, la capacité d’écoute, le pardon, la solidarité et le renforcement du tissu social».

Les vétérans des guerres passées raniment les vieilles querelles

«Ce sont les vétérans des guerres passées qui ont le plus ranimé les vieilles querelles. Les enfants et les jeunes sont plus enclins à regarder la réalité d’un point de vue moins dogmatique. En effet, plus de 60 % de la population nicaraguayenne a moins de 30 ans.

La jeunesse du Nicaragua est son meilleur capital | © Jacques Berset

Il existe un capital humain jeune dans lequel investir au niveau de l’éducation, la recherche et l’amélioration de la capacité  productive.  Nous  pensons  que  les  enfants  et  les jeunes sont le pilier dans lequel nous devons investir le plus!»

Certes, Joaquín Salazar et Luz-Marina Jaramillo comprennent que le peuple puisse manifester, mais il est difficile de savoir ce que veulent vraiment les manifestants. «Il ne suffit pas de dire que se vaya! Que le président Ortega s’en aille, que son épouse Rosario Murillo, vice-présidente du Nicaragua, s’en aille…»

Une opposition sans véritable programme

Cela ne fait pas un programme, d’autant plus que ceux qui réclament leur départ forment une coalition très hétérogène, des sandinistes déçus par la dérive autoritaire du président Ortega aux plus ultra-libéraux.

«On ne voit pas de projet clair du côté des opposants au gouvernement, c’est opaque, il y a des manipulations sur les réseaux sociaux, dans les médias… Les partisans d’Ortega forment une base sociale qui reste importante, 39% selon certains sondages. Ils ne vont pas lâcher comme cela! De son côté, le gouvernement aimerait canaliser la contestation, pour éviter les dérives violentes, avec une loi de dialogue et de réconciliation. Il y a des espaces légaux, au niveau des municipalités, pour exprimer les préoccupations des gens. Il faut les utiliser!» (cath.ch/be)

Mgr Rolando José Alvarez Lagos, évêque de Matagalpa, dans les ruines des locaux de la Caritas de Sebaco, détruits durant les violences de l’année 2018 | © Jacques Berset

De Medellin à Lausanne

Les deux «coopér-acteurs» de COMUNDO ont quitté en 2017 leurs deux enfants adultes et la vie confortable qu’ils menaient à Lausanne: Joaquín a derrière lui une carrière de travailleur social et d’animateur de proximité, notamment dans le projet «Quartiers Solidaires» de Pro Senectute ou à l’Espace Mozaïk, auprès de migrants en situation de précarité; Luz-Marina avait un cabinet de réflexologie. Le couple, de nationalité colombienne et suisse, vit depuis deux décennies en Suisse et s’est engagé à COMUNDO pour une période de trois ans.

Tous deux viennent de la ville de Medellin, où Joaquín a étudié le génie mécanique – puis à Genève à l’Institut universitaire d’études du développement (IUED) – et son épouse travaillait comme secrétaire médical dans un hôpital, avant de poursuivre des études.

«Nous nous sommes connus à Medellin, en militant en faveur des mouvements de libération en Amérique centrale, expliquent les deux ‘coopér-acteurs’ de COMUNDO. Nous étions motivés par la solidarité internationale, la théologie de la libération, les mouvements populaires. Nous avions en Colombie l’exemple de Camilo Torres, prêtre et sociologue qui militait pour les droits des plus pauvres». [Camilo Torres avait finalement rejoint la guérilla colombienne de l’ELN et fut tué au combat le 15 février 1966 à San Vicente de Chucurí, ndlr]

Marxistes et chrétiens

Si la motivation de Luz-Marina était d’abord d’ordre spirituel, alors qu’elle était plus ‘politique’ pour son mari, la Révolution sandiniste au Nicaragua les a attirés tous deux parce qu’elle avait réuni dans un même combat militants marxistes et militants chrétiens. «Ce combat conjoint pour plus de justice était pour nous une grande espérance!»

Joaquín Salazar, qui avait accompagné le processus de «facilitation de la paix» en Colombie mené par le Suisse Jean-Pierre Gontard, l’ancien médiateur entre la guérilla colombienne des FARC et Bogota, estime que cette expérience lui est très utile aujourd’hui au Nicaragua. «Nous vivons dans une société extrêmement polarisée, et nous essayons de construire des ponts entre les gens, de générer le dialogue. Nous travaillons à Matagalpa en collaboration avec le centre de promotion et de conseil en recherche sur le développement et la formation pour le monde agricole et d’élevage (PRODESSA), avec une vision holistique du développement, et pas seulement avec des concepts uniquement techniques». JB

Joaquín Salazar et Luz-Marina Jaramillo travaillent à développer une culture de paix au Nicaragua | © COMUNDO
26 septembre 2019 | 16:40
par Jacques Berset
Temps de lecture: env. 6 min.
COMUNDO (21), Matagalpa (5), Nicaragua (98)
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