Les habitations mises à disposition par la compagnie sucrière Central Romana pour les travailleurs sont extrêmement précaires | © Dominicans for Justice and Peace
Suisse

Pandora Papers: les dominicains épinglent une compagnie sucrière

A travers les Pandora Papers, le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) a révélé les malversations financières d’un grand nombre de multinationales. Le Consortium a bénéficié de l’aide salutaire de Dominicans for Justice and Peace, la Délégation de l’Ordre des Prêcheurs à l’ONU, basée à Genève. L’enquête des religieux a rassemblé les preuves nécessaires des exactions commises par la compagnie sucrière dominicaine Central Romana.

Myriam Bettens, pour cath.ch

Début octobre 2021, le monde subit une onde de choc sans précédent. Le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) publie une vaste enquête collaborative mettant en cause des personnalités politiques, religieuses, du show-business ou encore des monarques. Une fuite de plus de 11 millions de documents, connus sous le nom de Pandora Papers, auquel l’ICIJ a eu accès. Ils font état de fraude et d’évasion fiscale à très large échelle.

Alors que pendant des décennies, le gouvernement américain a condamné les principaux paradis fiscaux offshore, l’industrie américaine des ‘fiducies’ (trust) est en train de devenir le lieu privilégié où certaines grosses fortunes déposent de l’argent, parfois lié à la criminalité et à des violations des droits de l’homme.

Les dominicains à la rescousse des journalistes

Ces ‘trust companies’ assurent qu’elles ont le devoir, en regard de la loi, de mettre tout en œuvre pour garantir que les fonds de leurs clients ne proviennent pas de sources criminelles.

Les dominicains oeuvrent pour les droits des habitants expulsés par la multinationale Central Romana | © Dominicans for Justice and Peace

Même si les Pandora Papers ne prouvent pas que ces capitaux étrangers soient issus du crime, certaines critiques avancent que nombre de législatures d’État à la recherche d’une impulsion économique ont rendu le système opaque et difficile à surveiller. Des preuves manquent donc à l’ICIJ pour démontrer la provenance frauduleuse ou malhonnêtement acquise des fonds révélés par les Pandora Papers.

Dominicans for Justice and Peace est ainsi venu à la rescousse des journalistes sur un dossier particulier. La délégation des religieux à l’ONU basée à Genève, leur a fourni la confirmation des exactions commises par la société Central Romana, le plus grand producteur de sucre de République dominicaine. D’autres ONG ont démontré que Central Romana avait procédé à des «achats» d’immigrants haïtiens pour travailler dans les plantations, recouru à de la main d’œuvre mineure et à des expulsions forcées. En 2016, l’entreprise a, notamment, envoyé des bulldozers et des gardes armés pour évacuer 60 familles de leurs maisons afin de planter de la canne à sucre sur ces terrains. Ce sont ces dernières violences que l’organisation dominicaine a contribué à prouver.

Un procès médiatisé

C’est un procès intenté en Floride qui a mis l’ICIJ sur la piste de Dominicans for Justice and Peace. En janvier 2020, les victimes de ces évictions forcées ont lancé une procédure judiciaire à l’encontre de Central Romana, l’actionnaire principal de la compagnie sucrière se trouvant dans l’Etat américain. Les juges ont cependant récemment rejeté l’affaire, estimant que les plaignants n’avaient pas suffisamment démontré le lien entre les deux entités. Les familles ont fait appel de cette décision.

«La fortune de Central Romana s’est bâtie sur la criminalité et l’exploitation humaine»

Laurence Blattmer, coordinatrice des opérations de Dominicans for Justice and Peace

Dans le sillage de la plainte, l’ICIJ a commencé à enquêter sur ces évictions forcées et Central Romana, dont le nom apparaît dans les Pandora Papers. Plusieurs rencontres avec des journalistes du Washington Post, partenaire de l’ICIJ, ont eu lieu en visioconférence pour rassembler les preuves. Du matériel vidéo, des photos, de nombreux témoignages et des documents papier ont été collectés auprès du Frère Miguel Ángel Gullón Pérez de Dominicans for Justice and Peace, partie prenante de la lutte pour le respect des droits humains en République dominicaine. Le Washington Post s’est emparé pleinement de l’affaire en envoyant des journalistes sur place. Deux investigations d’envergure ont été menées par le journal, dont une avec le concours d’un membre du Consortium.

Menaces et pressions

Grâce à l’intervention du Washington Post et de l’ICIJ, Dominicans for Justice and Peace a pu démontrer que «la fortune de Central Romana s’est bâtie sur la criminalité et l’exploitation humaine», affirme Laurence Blattmer, la coordinatrice des opérations de l’ONG à Genève.

Laurence Blattmer, coordinatrice des opérations de Dominicans for Justice and Peace, à Genève et le Frère Miguel Ángel Gullón Pérez | © Dominicans for Justice and Peace

Le Frère Miguel Ángel Gullón Pérez (OP) et Maria Magdalena Alvarez Galvez ˗ une des victimes d’éviction forcée qui avait témoigné à l’ONU en 2018 ˗ ont acquis depuis une notoriété à double tranchant. Car les menaces et pressions s’intensifient sur eux de la part de Central Romana. Même si la compagnie est quelque peu dissuadée par la médiatisation de l’affaire.

Un «enfer de sang, de mort et de sucre»

Hasard du calendrier? Une source avance que la République dominicaine désire présenter sa candidature à la prochaine élection au Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Jusque-là complice de la compagnie Central Romana, il lui faudra lisser sa réputation pour espérer devenir membre.

Alors qu’en 2018, lors du plaidoyer à l’ONU, le Frère Damian Calvo Martin (OP) affirmait que «les évêques dominicains ne [soutenaient] pas [cette] cause, car la majorité des bâtiments ecclésiaux [étaient] financés par l’industrie du sucre». La donne a changé depuis, assure le Frère Miguel Angel Gullon Perez . «Le nouvel évêque, Mgr Jesús Castro Marte, soutient pleinement cette lutte et [nous] encourage même à dénoncer toutes les injustices et violations commises par Central Romana. Il [nous] rend visite régulièrement et demande souvent des nouvelles de [notre] lutte pour la dignité». Une bénédiction au milieu d’un enfer «de sang, de mort et de sucre», souligne le dominicain. (cath.ch/myb/rz)

Basée à Genève, l’ONG Dominicans for Justice and Peace est une organisation confessionnelle sans but lucratif, représentant l’Ordre des Prêcheurs auprès des Nations Unies. Elle est active notamment aux Philippines, en République démocratique du Congo, en Côte d’Ivoire, au Guatemala et en République dominicaine. L’organisation défend les droits de la personne auprès des Nations Unies. L’objectif principal de Dominicans for Justice and Peace est d’approfondir l’engagement des dominicains et dominicaines dans la recherche de solutions pacifiques des conflits, d’analyser les causes profondes de diverses situations critiques, de promouvoir et défendre les droits de l’homme et de rendre justice aux personnes dont les droits ont été violés. MYB

Les Pandora Papers sont une enquête basée sur plus de 11,9 millions de documents révélant les flux d’argent, de biens et d’autres actifs dissimulés dans le système financier offshore. Ce trésor d’informations confidentielles a été transmis par une source anonyme. Elle provient des archives de quatorze cabinets spécialisés dans la création de ces sociétés offshore. Le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), en partenariat avec 150 médias internationaux, a divulgué le 3 octobre 2021 l’ampleur des dérives de cette industrie et de ses sociétés anonymes. Elle montre comment ce système profite à des centaines de personnalités connues, et de quelle manière ces nouveaux paradis fiscaux ont pris le pas sur les anciens, alors que ceux-ci sont sommés de se convertir à la transparence. MYB

Les habitations mises à disposition par la compagnie sucrière Central Romana pour les travailleurs sont extrêmement précaires | © Dominicans for Justice and Peace
19 octobre 2021 | 17:00
par Rédaction
Temps de lecture: env. 5 min.
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