Moment de prière dans la Portiuncule, dans la basilique Sainte-Marie-des-Anges, Assise | © Templari Cattolici d'Italia
Dossier

«Pas de filiation historique pour les Templiers contemporains» 4/4

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Les résurgences contemporaines de l’Ordre du Temple, seraient aujourd’hui légion, mais ne partagent aucune filiation historique avec les anciens Templiers, déclare l’historien Philippe Josserand. Auteur d’une biographie sur Jacques de Molay, le dernier grand-maître des Templiers, l’historien rappelle que l’Ordre du Temple, depuis sa disparition, a toujours exercé une fascination et que de cette fascination sont nées les expériences contemporaines, plus ou moins éloignées des anciens templiers.

En 2020, l’Ordre du Temple continue de fasciner en Europe et dans le monde. Depuis quand et sous quelle forme les résurgences de l’Ordre ont-elles cours? 
Philippe Josserand: Aujourd’hui, il existe plusieurs centaines de structures et d’associations qui se réclament de l’Ordre du Temple dans le monde entier, dont celle des Catholiques Templiers d’Italie, apparue à Vérone au début du 21e siècle. En France et en Italie, cette résurgence de l’Ordre du Temple a un passé particulièrement long. Ce que j’ai appelé, dans plusieurs travaux, le «revival templier» («résurgence templière») est né véritablement au milieu du 18e siècle dans un contexte maçonnique: en France d’abord, puis dans le Saint-Empire romain germanique et en Italie. Aujourd’hui, l’Amérique du Nord et celle du Sud connaissent des résurgences multiples du Temple, l’Afrique aussi, l’Asie même, alors que le contexte culturel est sans lien aucun.

Chacune de ces organisations a son approche du Temple. Elles recherchent quelque chose de particulier dans l’héritage des Templiers, en termes religieux parfois, en termes symboliques, spirituels, etc. L’association des Templiers catholiques d’Italie n’est pas nouvelle, mais, par rapport au «revival templier» qui date des années 1740-1750, elle est indéniablement jeune encore.

«Chacune de ces organisations a son approche du Temple. Elles recherchent quelque chose de particulier dans l’héritage des Templiers.»

Les résurgences templières se fondent souvent sur des motifs historiques isolés afin de construire des liens avec le passé. Elles utilisent parfois la matière scientifique la plus récente, comme l’ont fait les Templiers catholiques d’Italie. On a mis au jour au milieu des années 2010 à Vérone, dans l’église de San Fermo, une tombe qui, parce qu’elle est marquée d’une croix templière, pourrait être celle du grand-maître Arnau de Torroja, un Catalan mort en 1184 lorsqu’il revenait en Occident et dont on sait qu’il est décédé à Vérone. Cette tombe, retrouvée lors d’un chantier supervisé par l’Église, présente un grand intérêt pour les historiens. L’association des Templiers catholiques d’Italie l’a utilisée, mais elle existait avant cette découverte archéologique.

Existe-t-il, au sein de ces résurgences, une filiation historique avec l’ancien Ordre des Templiers?
Depuis l’abolition de l’Ordre du Temple en 1312 et la mort du dernier grand-maître Jacques de Molay le 11 mars 1314, les résurgences de l’Ordre se sont multipliées et sont composées de toutes sortes de choses. Par exemple de l’Ordre du Temple solaire, dont on garde le sinistre souvenir [connu pour les «suicides collectifs» de ses membres dans les années 90, NDLR], à des associations spirituelles tout à fait raisonnables et profondes, en passant par un cartel mexicain de la drogue, des groupes para-maçonniques, il y a, dans le monde, un nombre considérable de personnes qui se réclament aujourd’hui de l’Ordre du Temple. 

Ce phénomène existe depuis près de trois siècles maintenant. Systématiquement, les groupes revendiquant cette filiation templière font comme si l’Ordre n’avait pas disparu, puisque le postulat premier est que l’ordre aurait continué à vivre de manière souterraine, parfois même ésotérique, jusqu’à ce qu’au 18e siècle des circonstances plus propices lui permettent de revenir sur le devant de la scène. Pour autant, malgré ce récit «survivaliste», il n’y a pas de filiation historique quelconque entre l’Ordre médiéval et les obédiences ou associations templières. 

«Systématiquement, les groupes revendiquant cette filiation templière font comme si l’Ordre n’avait pas disparu.»

Comment expliquer l’engouement que suscite l’Ordre depuis sa suppression?
La fascination pour l’Ordre vient en grande partie, justement, de sa chute. Elle tient à «l’affaire du Temple»: au procès, aux circonstances qui ont précipité son écroulement et qui, dès le 14e siècle et en tout cas très clairement à partir de l’époque moderne, ont intrigué et fasciné les érudits et, de plus en plus, les foules. Ces dernières années, on a beaucoup avancé sur ces questions-là. On sait aujourd’hui que les raisons de la suppression sont fondamentalement politiques, idéologiques, presque eschatologiques, liées à cette volonté absolument inédite de Philippe le Bel d’accaparer dans ses États les prérogatives du Souverain pontife. Mais bien avant que l’on sache cela, et tout le monde ne l’admet pas encore, on a parlé de mille autres choses: du trésor, de l’enrichissement, d’un État dans l’État. Cette question a donc toujours beaucoup intrigué.

Dans quelle mesure les mythes et légendes qui gravitent autour de l’Ordre, à commencer par la figure du dernier grand-maître Jacques de Molay, participent-ils à cette fascination?
Jacques de Molay fascine justement parce qu’il est celui qui a été confronté à l’impensable, à l’innommable. Dans l’introduction du récent livre que je lui ai consacré (Jacques de Molay, le dernier grand-maître des Templiers, Les Belles Lettres, 2019), je l’ai caractérisé comme un «inconnu célèbre dans l’histoire»: le dignitaire est un nom que la plupart des gens cultivés connaissent, mais on ne sait pas grand-chose de lui. On sait qu’il est mort sur le bûcher, on se trompe le plus souvent sur la date, mais on ne sait rien d’autre et on pense qu’il a été uniquement le jouet d’une manipulation qui le dépassait, ce qui est tout à fait réducteur et revient à nier le fait qu’il s’est battu jusqu’au bout et qu’il est mort presque septuagénaire, c’est-à-dire avec toute une vie derrière lui dont la plupart des gens ignorent tout. 

«Jacques de Molay est un nom que la plupart des gens cultivés connaissent, mais on ne sait pas grand-chose de lui. On sait qu’il est mort sur le bûcher, on se trompe le plus souvent sur la date.»

Pourquoi la suppression de l’Ordre demeure-t-elle controversée, sept siècles plus tard?
Résumons brièvement cet épisode particulièrement complexe de l’histoire. C’est Philippe le Bel qui a déclenché l’affaire du Temple, en octobre 1307, et qui a fait arrêter les Templiers dans son royaume, en violant tout à fait le droit et les privilèges de l’Église. Les membres de l’ordre du Temple ne pouvaient être jugés que par le pape. Or le roi a fait courir le bruit que les Templiers étaient hérétiques et qu’en tant que gardien de la foi dans son royaume il lui appartenait d’agir. Or, cela est faux: non seulement les Templiers n’étaient pas hérétiques, mais s’ils l’avaient été, il aurait appartenu au pape d’agir. Le roi viole donc le droit, viole le Temple et place le pape devant le fait accompli. Par la suite, le pape Clément V n’a de cesse d’essayer de reprendre la main pour sauver au moins les apparences de sa supériorité juridique. D’une certaine manière, il réussit à le faire lors du concile de Vienne, en 1312, puisque c’est lui qui juge. Or il ne condamne pas les Templiers comme hérétiques et ne donne pas raison au roi, mais il valide en revanche les cinq années de procédure opérée contre eux et supprime l’Ordre par une bulle pontificale.

En quoi laisse-t-elle la voie ouverte à des renouveaux?
En droit, donc, le Temple n’est pas condamné; dans les faits, il cesse d’exister. Seuls ses dignitaires demeuraient dont il fallait évidemment régler le sort. On les condamne pour la plupart à des peines de détention, souvent perpétuelles, et c’est à ce moment-là, le 11 mars 1314, que Jacques de Molay s’insurge. Peut-être avait-il prévu un tel dénouement déjà dès son interrogatoire devant la commission pontificale, en novembre 1309, où il fit appel au jugement de Dieu, c’est-à-dire au jugement de la postérité et de l’histoire. En 1314, lorsque la sentence qui le concerne est notifiée, il revient sur tous ses aveux, s’accuse d’avoir cédé à la torture, dit que son ordre était innocent – ce qui est la plus stricte vérité – mais, ce faisant, il devient relaps. En droit de l’Église, s’agissant d’un crime d’hérésie, il est passible de la mort par le feu : le roi de France ne tarde pas et fait ériger le bûcher le soir même sur une petite île de la Seine, sous les murs de son palais, où Jacques de Molay et Geoffroy de Charny sont brûlés lors d’une scène célèbre dont est née l’idée de la malédiction des Templiers.

«En droit, donc, le Temple n’est pas condamné; dans les faits, il cesse d’exister.»

En parallèle de ce drame national, puisque Philippe le Bel est l’auteur de cette condamnation, qu’advient-il du Temple dans le reste de l’Europe, en Espagne et en Italie, après la bulle du pape Clément V?
Pour reprendre la main face au roi, le pape, dès novembre 1307, est contraint d’arracher l’affaire à la France, de l’« internationaliser », et, à l’été suivant, il ouvre une enquête à l’échelle de la chrétienté puisque c’est là son ressort. Il ordonne donc d’arrêter les Templiers partout où ils peuvent se trouver. On ne les arrête pas toujours et, lorsqu’ils sont arrêtés et interrogés, les conciles qui se réunissent dans la péninsule Ibérique, en Italie, en Angleterre, dans le Saint-Empire romain germanique ou à Chypre – qui était le siège du Temple – considèrent que les frères sont innocents des charges portées contre eux. Il n’y a qu’en France qu’on les accuse et dans quelques États liés à la France, comme le royaume de Naples qui est aux mains de Capétiens. Au concile de Vienne, le pape impose sa décision d’abolir l’Ordre à tous les prélats présents : elle est prise dans un consistoire secret et, lorsqu’il la rend publique devant l’assemblée, il fait interdiction aux pères conciliaires de prendre la parole et de s’opposer à la sentence sous peine d’excommunication majeure. 

Quelle est la nature première de l’héritage du Temple? Est-il d’abord religieux, symbolique, politique?
En réalité, l’Ordre du Temple a une vraie singularité religieuse, mais elle se joue peut-être davantage à son commencement qu’à sa chute. Il est le tout premier ordre religieux militaire de l’histoire. Or, dans un contexte chrétien, au 12e siècle, créer un ordre militaire religieux n’allait absolument pas de soi. Fondre dans un même charisme la prière et le combat est une rupture, presque une révolution, comme l’a écrit ma collègue Simonetta Cerrini dans son bel ouvrage, La Révolution des Templiers (Perrin, 2007). Ces deux éléments clés pour l’homme médiéval, la prière et le combat, ordinairement dissociés, se trouvent ici confondus dans une même expérience. C’est pourquoi, avec Nicole Bériou, nous avons intitulé le Dictionnaire européen des ordres militaires au Moyen Âge, que nous avons dirigé, Prier et combattre (Fayard, 2009). L’originalité du Temple est là, et par suite celle des autres institutions qui l’ont imité: l’Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem, ancêtre de l’ordre de Malte, l’Ordre Teutonique et bien d’autres ordres militaires, en particulier dans la péninsule Ibérique.

«En réalité, l’Ordre du Temple a une vraie singularité religieuse, mais elle se joue peut-être davantage à son commencement qu’à sa chute.»

Comment regardez-vous en tant qu’historien, non plus les résurgences de l’Ordre du Temple dans l’histoire, mais ses réécritures dans l’art?
Beaucoup d’artistes ont été, depuis le 19e siècle au moins, fasciné par le Temple. Cela est clair chez les poètes: Robert Browning en Angleterre, Giosuè Carducci en Italie, Apollinaire dont un quatrain d’Alcools parle du bûcher de Jacques de Molay, Fernando Pessoa au Portugal. Tout cela a germé dans l’esprit des gens, s’est nourri d’ésotérisme dès la seconde moitié du 19è siècle, et le mouvement s’est poursuivi jusqu’au coup de génie de Maurice Druon, dans les années 1950, qui a fait du bûcher de Jacques de Molay le Deus ex machina de cette formidable suite romanesque qui lui a valu un succès considérable, Les Rois maudits.

Les résurgences des Templiers dans le contexte actuel trahissent-elles nécessairement l’esprit premier de l’Ordre du Temple?
Évidemment, historiquement, elles le trahissent mais elles témoignent aussi d’un intérêt. En fait, depuis le 14e siècle, l’Ordre du Temple est entré dans un patrimoine symbolique commun à l’Europe et pas seulement. Dans ce patrimoine symbolique, chacun fait un peu «son marché». Lorsque l’on revendique une filiation historique comme l’avaient fait certaines obédiences maçonniques au 18e siècle et comme le font certains courants catholiques aujourd’hui, on se trompe bien sûr – parfois consciemment – parce que l’Ordre du Temple, supprimé en 1312, n’a pas véritablement d’héritiers, si ce n’est, en termes matériels, l’Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem, mais en même temps on signifie quelque chose et on s’inscrit dans une tradition.

Au regard de l’histoire, quel statut les résurgences templières occupent-elles vis-à-vis de l’Ordre de Malte et des autres institutions historiques?
À sa suppression, l’Ordre du Temple voit ses biens confiés à l’Ordre de l’Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem, qui allait devenir, au 16e siècle, l’ordre de Malte. À l’époque, l’institution était en train de conquérir Rhodes, non pas, d’ailleurs, contre des musulmans, dans une logique de croisade, mais contre des chrétiens grecs. Les Hospitaliers ont enlevé Rhodes aux Grecs pour s’en servir comme d’une base arrière tactique pour lancer de futures croisades contre des musulmans et peut-être délivrer Jérusalem. Les biens du Temple ont donc constitué un atout, une réserve supplémentaire pour un ordre qui était exposé à de grandes dépenses militaires. l’Ordre de l’Hôpital jouait là sa survie et, au prix d’un endettement assez considérable, il a réussi puisqu’il s’est finalement ancré à Rhodes et qu’il est devenu en quelque sorte l’aiguillon des croisades tardives de la fin du Moyen Âge, chassé de l’île seulement par les Ottomans de Soliman le Magnifique en 1522.

«Il est très difficile pour l’Église de reconnaître les résurgences de l’Ordre du Temple parce qu’elles sont extrêmement nombreuses, parfois concurrentes.

Quel est l’enjeu de la reconnaissance de l’Église et les rapports entre les résurgences du Temple et le Saint-Siège?
Il est très difficile pour l’Église de reconnaître ces résurgences parce qu’elles sont extrêmement nombreuses, parfois concurrentes. En outre, elles se fondent sur des traditions très différentes, parfois éminemment contestables. L’Église n’a pas véritablement intérêt à ramener le Temple sur le devant de la scène, puisque dans la suppression de l’Ordre, au début du 14e siècle, elle porte une part de responsabilité importante. C’est bien Clément V qui abolit l’ordre et, même s’il a tenté de résister à Philippe le Bel – et il l’a véritablement fait –, il n’a pas su imposer un rapport de forces et il a dû finalement céder. Par ailleurs, le Temple, depuis le 18e siècle, s’est aussi chargé de résonances maçonniques qui peuvent indisposer et choquer dans des milieux ecclésiastiques aujourd’hui. D’où le statut compliqué des associations templières, même catholiques, qui sont encore prisonnières de ce passé-là.

D’autant que l’utilité et la pertinence d’un Ordre du Temple aujourd’hui reste à prouver…
Bien sûr. l’Ordre du Temple est une réalité institutionnelle du Moyen Âge qui aujourd’hui constitue un extraordinaire objet historique. Il s’est chargé de légendes, porte une mémoire très riche, plurielle et parfois polémique, et a des potentialités symboliques très importantes, mais pas d’opérativité dans les sociétés contemporaines qui sont les nôtres, fort heureusement d’ailleurs, la prière et le combat, à la différence du Moyen Âge, étant pensés de manière tout à fait dissociée. (cath.ch/imedia/at/bh)

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Moment de prière dans la Portiuncule, dans la basilique Sainte-Marie-des-Anges, Assise | © Templari Cattolici d'Italia
28 décembre 2020 | 09:00
par I.MEDIA

L'Ordre du Temple pourrait-il renaître?

Légendaire tant par ses exploits militaires pendant les croisades que par sa fin brutale et sa légende noire, l’Ordre des Templiers a refait son apparition depuis quelques années en Italie. Aujourd’hui, il revendique 2’000 membres et 80 prêtres dans les grandes villes de la péninsule, mais peine encore à obtenir une reconnaissance de la part du Saint-Siège. I.MEDIA a mené une longue enquête qui comprend des rappels historiques et un panorama des résurgences contemporaines des Templiers. Pourquoi l’Ordre du Temple est-il toujours aussi fascinant, sept cent ans après sa disparition? Quelles questions posent ces résurgences à l’Église catholique aujourd’hui?

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