Dominique Vidaud , directeur de la Maison d'Izieu, devant le batiment de la 'Colonie d'enfants réfugiés de l'Hérault' | © Jacques Berset
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Pour promouvoir le vivre ensemble, «Soif de République» s'allie à la Maison d'Izieu

La France souffre d’une double «dérive identitaire» – nationaliste et fondamentaliste – et de ses «mémoires éclatées», chaque groupe créant son propre récit, par exemple sur la Shoah, l’esclavage, la colonisation, la guerre d’Algérie… Pour y faire face et promouvoir le «vivre ensemble» dans une société cosmopolite, l’ancien préfet Yves Husson a lancé l’initiative pionnière «Soif de République».

Face aux défis qui lui sont lancés, la République doit tenter de faire partager un même récit et un même destin à des concitoyens d’origines différentes habitant le même territoire français. Dans la démarche qui vient d’être lancée, le préfet retraité – il fut sous-préfet de Cherbourg et préfet chargé de mission dans le cabinet de Bernard Cazeneuve au ministère français de l’Intérieur – y a invité diverses associations.

Parmi elle, la Maison des enfants d’Izieu, située dans un lieu assez isolé du Bugey, à l’extrémité méridionale de la chaîne du Jura, à proximité de Belley, entre Lyon et Chambéry. La colonie qui accueillait des enfants juifs fut «liquidée» par la Gestapo de Lyon sur ordre du nazi Klaus Barbie le 6 avril 1944.

Bâtiment de la Colonie des enfants d’Izieu | © Jacques Berset

En souvenir des enfants d’Izieu

Les 44 enfants de la Maison d’Izieu, leur directeur et leurs cinq éducateurs furent déportés et exterminés à Auschwitz ou fusillés «parce qu’ils étaient juifs». Klaus Barbie, responsable de leur déportation, fut condamné à perpétuité par la Cour d’assises de Lyon le 3 juillet 1987.

Depuis le décret du président Mitterrand du 3 février 1993, la Maison d’Izieu est l’un des trois «lieux de la mémoire nationale» des victimes des persécutions racistes et antisémites et des crimes contre l’humanité commis avec la complicité du gouvernement de Vichy, à savoir l’Etat français existant de 1940 à 1944 (*)

Croiser les «mémoires éclatées»

«Certes, la Maison d’Izieu est essentiellement centrée sur la rafle des enfants et la Shoah, mais son directeur, Dominique Vidaud, a voulu développer la réflexion concernant d’autres crimes contre l’humanité, d’autres génocides», confie Yves Husson à cath.ch.

«Nous rencontrons toujours des réticences très fortes pour associer les divers lieux de mémoire». Ainsi, par exemple concernant la guerre d’Algérie et ses suites: comment faire se rencontrer et dialoguer les partisans de l’Algérie française, ceux de l’indépendance de l’Algérie, le FLN, les anciens appelés du contingent, les pieds noirs, les harkis, les immigrés et enfants d’immigrés algériens qui sont français…? En fait, souligne Yves Husson, la guerre d’Algérie n’est pas encore terminée quand on qualifie encore un compatriote né en France «d’immigré de la 3e génération!»

«Il faut que la République intègre toutes ses racines»

«On fait un travail dans les écoles, pour que toutes ces mémoires se croisent. Il y a beaucoup de mouvements qui luttent contre le racisme, l’antisémitisme ou l’homophobie. ‘Soif de la République’, qui est une démarche citoyenne et apolitique, ne veut pas être ‘contre’, mais ‘pour’. Elle cherche à développer une approche positive, qui favorise le sentiment d’appartenance à la République, sans que quiconque ait à renier son origine. Il s’agir d’éviter les replis identitaires, qui prospèrent sur les préjugés, la méfiance, l’ignorance et l’incompréhension mutuels entre concitoyens. Il faut que la République intègre toutes ses racines».

Déjà 5 communes de la Métropole lyonnaise, dont la ville de Lyon, un collectif d’associations et l’Etat ont signé, le 8 juillet 2019 à l’Institut Régional d’Administration de Villeurbanne, la convention «Soif de République», qui est en phase expérimentale.

La Maison d’Izieu, un rôle de «vigie»

Face aux replis identitaires et communautaristes, aux fondamentalismes religieux, il est en effet nécessaire de sortir de l’esprit de ghetto. «A la Maison d’Izieu, cela nous a paru tout à fait naturel de nous inscrire dans la démarche de ‘Soif de République’ proposée par Yves Husson, confie Dominique Vidaud. Cet agrégé d’histoire, qui vit à Belley, non loin d’Izieu, a travaillé durant 15 ans à l’étranger – comme enseignant et conseiller en politique éducative – au Danemark, en Espagne et en Grèce. «Vivre quelques années à l’étranger ouvre l’horizon!»

Maison d’Izieu La salle de classe des enfants raflés par les nazis | © Jacques Berset

Employé au service pédagogique de la Maison d’Izieu dès 2014, il devient le directeur en avril 2016 de ce «mémorial de la Shoah». Cette institution reçoit notamment le soutien des ministères de la Culture, de l’Education nationale et de la Jeunesse, de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, ainsi que la Région Auvergne-Rhône-Alpes, du département de l’Ain, de la Délégation Interministérielle à la Lutte contre le Racisme, l’Antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH).

«Les Italiens n’étaient pas des antisémites fanatiques»

«Nous recevons également un soutien du Fonds de dotation Sabine Zlatin». Cette Française d’origine polonaise, née à Varsovie en 1907 et décédée le 21 septembre 1996, fut directrice de la colonie d’Izieu de mai 1943 au 6 avril 1944 et présidente-fondatrice du ‘Musée-mémorial des enfants d’Izieu’, un lieu visité annuellement par quelque 30’000 personnes, des personnes individuelles, des familles, mais surtout beaucoup de «scolaires» encadrés par leurs enseignants. Ils viennent à 80 % venant des départements du Rhône, de l’Ain, de Savoie, de Haute-Savoie et d’Isère, mais également des régions proches, voire de Genève ou d’Italie.

Dès l’entrée en guerre, Sabine Zlatin devient infirmière de la Croix-Rouge. Dans le cadre de son engagement auprès d’une organisation juive, l’OSE, l’Œuvre de secours aux enfants, elle installera à Izieu, en mai 1943, sous le nom de «Colonie d’enfants réfugiés», un groupe d’enfants juifs sortis des camps d’internement du sud de la France mis en place par le régime de Vichy. «Izieu était à cette époque dans la zone d’occupation italienne (qui a duré de novembre 1942 à septembre 1943, ndlr), qui paraît sûre pour les juifs, car les Italiens n’étaient pas des antisémites fanatiques. Ils étaient plutôt bienveillants, contrairement à Vichy».

En espérant de passer en Suisse

Les autorités italiennes refusent que la mention ‘Juif’ soit apposée sur les cartes d’identité, comme le prévoyait la loi du 11 décembre 1942. Quand les Italiens se sont retirés, le 8 septembre 1943, à la suite de la signature de l’armistice entre l’Italie et les Alliés, les Allemands prennent le contrôle des territoires jusque-là occupés par les Italiens en France.

«Les Allemands savaient qu’il y avait de nombreux juifs dans cette région, et beaucoup s’y étaient réfugiés en espérant passer en Suisse. Dès janvier 1944, l’OSE demande de disperser les enfants juifs hébergés dans les foyers, car le danger devenait imminent. Pas de chance pour les enfants d’Izieu, car il y avait à Lyon un nazi zélé, Klaus Barbie, qui ordonne la ‘liquidation’ de la Maison d’Izieu». Sabine Zlatin était absente le jour de la rafle, et elle se rendra quelques jours après sur les lieux pour récupérer les lettres, les dessins des enfants et les documents qu’elle peut rassembler.

La mémoire réveillée par le procès Barbie

Attachée à la mémoire des enfants et de son mari arrêtés à Izieu le 6 avril 1944, elle se bat dès juillet 1945 pour que des stèles soient apposées sur la maison et au village voisin de Brégnier-Cordon. A partir de 1946, elle viendra chaque année à Izieu pour commémorer la rafle de la colonie. «Pendant des décennies, à part Sabine Zlatin et un petit cercle, personne en France ne s’intéressait à Izieu». Au procès de Nuremberg en 1946, Edgar Faure, délégué adjoint du Gouvernement de la République française, fournissant les preuves de la politique de déportation et d’extermination des juifs par les nazis, évoque l’arrestation et la déportation des enfants d’Izieu. La mémoire allait bientôt disparaître, et elle a été réveillée par le procès Barbie, où témoignera Léa Feldblum, la seule survivante des déportés, qui était revenue  d’Israël, où elle s’était installée, pour apporter son témoignage.

A l’issue du procès de Klaus Barbie, Sabine Zlatin crée une association dont le but est de transformer la maison en un lieu de mémoire vivant, ouvert à tous. Le 24 avril 1994, le président de la République inaugure le «Musée-mémorial des enfants d’Izieu».

Dominique Vidaud devant le tableau portant le nom des enfants raflés par la Gestapo | © Jacques Berset

Contribuer à prévenir les génocides

La Maison d’Izieu, déclare son directeur, ne se veut pas uniquement un mémorial de ce qui s’est passé: elle veut êre aussi  une «vigie» face aux crimes contre l’humanité contemporains, car les génocides ne se sont pas arrêtés avec la chute du régime hitlérien. C’est pourquoi Izieu, en lien avec le décret présidentiel du 3 février 1993 instituant une «Journée nationale à la mémoire des victimes des persécutions racistes et antisémites commises sous l’autorité de fait dite ‘gouvernement de l’Etat français (1940-1944)’», veut également commémorer les autres génocides.

Et surtout, contribuer à les prévenir, car après 1945, les crimes contre l’humanité n’ont pas cessé: que l’on songe aux crimes de masse commis lorsque qu’éclate la Fédération yougoslave en 1991, à l’extermination de près d’un million de personnes au Rwanda, essentiellement des Tutsis, dès avril 1994, les tortures et disparitions de masse durant les années de dictature en Amérique latine, les crimes commis par les Khmers rouges au Cambodge dans les années 1975-1979…

Génocides contemporains dans l’ADN de la Maison d’Izieu

Serge et Beate Klarsfeld ont fait connaître le parcours de ces petites victimes du fanatisme anti-juif des nazis, en menant une enquête sur chacun d’entre eux, retrouvant leurs papiers d’état-civil, leurs itinéraires personnels, un membre de leur famille, pour se porter partie-civile contre Barbie. «Ils ont contacté les familles, en Israël, en Australie, au Canada, en France et dans d’autres pays européens. Grâce à eux, leur mémoire est revenue au niveau national et rayonne à l’international».

«Pour nous, tous les crimes contre l’humanité, les génocides contemporains, sont dans l’ADN de la Maison d’ Izieu. Et s’il est difficile dans certains milieux de faire partager cette vision, nous sommes ici parfaitement dans la ligne de Sabine Zlatin, qui était une juive laïque, une ›bundiste’ (parti ouvrier juif dans l’Empire russe, ndlr), avec une vision universaliste. C’est notre laissez-passer, notre sauf-conduit, car dès 1946, comme au procès Barbie, Sabine Zlatin disait que ce qui était important, ce n’était pas leur religion, mais que c’étaient des enfants, des enfants innocents. Elle a toujours défendu une vision d’universalité!» (cath.ch/be)

(*) Les deux autres «lieux de la mémoire nationale» sont l’ancien camp d’internement de Gurs, et l’ancien Vélodrome d’Hiver, où a eu lieu la «rafle du Vél’d’Hiv». Entre les 16 et 17 juillet 1942, plus de treize mille juifs, dont près d’un tiers étaient des enfants, ont été arrêtées à Paris et en banlieue par des policiers et des gendarmes français pour être déportées dans les camps de concentration nazis. Moins d’une centaine d’entre eux reviendront.

Dominique Vidaud , directeur de la Maison d'Izieu, devant le batiment de la 'Colonie d'enfants réfugiés de l'Hérault' | © Jacques Berset
15 juillet 2019 | 17:31
par Jacques Berset
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