Zep: "J'ai suffisamment côtoyé les monastères pour en retranscrire quelque chose". (Photo: Pierre Pistoletti)
Suisse

Zep: «le dessin, c'est ma prière»

La petite mèche blonde de Titeuf ne saurait à elle seule résumer le talent et la curiosité du dessinateur suisse Zep. Un bruit étrange et beau (octobre 2016) recevra le 18 mars prochain le Prix Européen Gabriel 2017 de la bande dessinée chrétienne. Un récit réaliste qui dépeint la quête spirituelle bousculée de Dom Marcus, chartreux de la Valsainte (FR).

Rencontre sous les combles boisés de son «monastère» genevois, joli pavillon silencieux, d’où Zep interroge le monde à travers ses bandes dessinées.

Comment est née cette BD?
Zep: J’avais envie de parler du silence et de disparition. Un moine «quitte le monde», «va au désert» pour «mourir à quelque chose». Il y a là quelque chose de fascinant qui rejoint ma propre vie, faite de silence et de solitude. Assez monastique, en somme. Certes, je voyage parfois: Paris, Francfort, sur des plateaux télé ou ailleurs. J’aime bien faire le malin cinq minutes devant les gens – et si on m’en privait, je serais malheureux. Pour autant, j’ai besoin de silence. C’est de ce silence dont je voulais parler dans Un bruit étrange et beau.

William est devenu Dom Marcus, chartreux à la Valsainte. Après 26 ans de vie monastique, il est appelé à quitter le calme de sa retraite pour se rendre à Paris. Une double expérience qui entre donc en résonance avec la vôtre.
Oui, bien qu’en ce qui me concerne, mon «ordre» c’est de faire des BD. Je me lève le matin, je travaille dix heures par jour dans cette pièce, sans voir personne. Je voyage peu, l’essentiel de ma vie se passe derrière ce bureau. Passer ma vie à dessiner, à raconter la vie de gens qui n’existent pour la plupart pas, c’est une sorte de prière. Je n’ai de compte à rendre à personne sinon à Dieu, s’il existe. Je raconte des histoires. Ça ne sert à rien et, en même temps, c’est toute ma vie. C’est moins utile que de construire une route ou une maison. Pourtant, je ne peux pas imaginer le monde sans quelqu’un qui raconte des histoires.

Les marges, dont les moines font partie, tiennent aussi le monde.

La prière. Comment la définiriez-vous?
Ma prière, c’est faire tous les jours la même chose. Personne ne m’y oblige, mais je prends chaque jour un crayon et je dessine. Et c’est un immense sentiment de liberté. Ce choix implique d’être relativement convaincu d’être à sa place. Le succès, c’est bien, mais ça ne suffit pas. On peut être doué pour quelque chose, être publié, des millions de personnes peuvent apprécier votre travail, mais si vous n’êtes pas à votre place, vous ne serez jamais vraiment heureux.

Un bruit étrange et beau témoigne d’une fine connaissance de la vie monastique. Comment vous êtes-vous imprégné de cette réalité?
J’ai suffisamment côtoyé les monastères pour en retranscrire quelque chose. Il y a 20 ans, j’y séjournais régulièrement. Quelque chose de moi voulait y rester à chaque fois que je repartais. Pour cette BD, j’ai demandé à la Valsainte de pouvoir y passer quelques jours. Ils ont refusé. Je n’ai pas insisté. Cela dit, j’ai eu la chance de rencontrer un ex-chartreux. Je lui ai posé beaucoup de questions techniques: dans quel sens s’ouvre la porte d’une cellule? où sont les toilettes? Il ne se souvenait plus de tout. «A part les Chartreux de la Valsainte eux-mêmes, personne ne remarquera ces trucs-là, m’a-t-il dit. Et eux ne vont pas lire votre livre». Autant qu’il s’en souvienne, il n’y a pas de BD dans la bibliothèque d’une chartreuse. Il y aura donc certainement quelques anachronismes, à commencer par la barbe de Dom Marcus. Il paraît qu’elle n’est plus en vogue aujourd’hui à la chartreuse.

Vous avez choisi un ordre parmi les plus radicaux de la vie contemplative chrétienne. Pourquoi ce choix?
La meilleure manière de raconter une histoire, c’est choisir un personnage qui fait des choix radicaux. Pendant que je travaillais sur cette BD, le terme de radicalité revenait énormément dans les médias. En mal. Par souci de tolérance, on risque de jeter le bébé avec l’eau du bain en supprimant le religieux. J’ai rencontré beaucoup de moines, engagés dans des choix de vie radicaux. La plupart du temps, des personnes extrêmement ouvertes, capables de se remettre en question sans avoir à «bastonner» leur foi. C’est d’ailleurs moi qui, parfois, passais pour un djihadiste en leur posant mes questions sans détour. Et ils me répondaient: «Ah oui, votre point de vue est intéressant!» J’aime cette ouverture, peut-être liée à leur pas de côté. Les marges, dont ils font partie, tiennent aussi le monde.

Planche de l’album de Zep «Un bruit étrange et beau» (© Rue de Sèvres)

Devenir chartreux, c’est intégrer un mouvement de renoncement. Etonnant à concevoir de nos jours, non?
Tenir, année après année, c’est un renoncement puissant. Mais ce n’est pas l’apanage d’un chartreux. Notre vie est faite de choix – telle profession, tel homme, telle femme –, donc de renoncements. Ce n’est ni plus facile ni plus dur que dans un monastère. Leur choix est par contre plus étrange, parce qu’en parfaite opposition aux tendances du moment «être connecté», «toujours neuf» etc. Pas pour eux. Là-bas, la vie est la même depuis 1000 ans. Le fait d’être coupé des femmes reste, par contre, une violence à laquelle je ne pourrais faire face.

C’est pour cela que vous confrontez Dom Marcus à un amour naissant?
Dieu ne lui parle plus. Il reste silencieux. Il est d’abord désemparé face à Méry. L’espace d’un instant, il est envahi par cette femme, mais il poursuit sa démarche. Il continue de chercher. La quête est plus intéressante que le but. Si Dieu déboule derrière son horizon, il le verra, et voilà. Il a vécu une rencontre qui va le polluer durant 25 ans. Mais c’est une belle pollution. Cette femme revient tout le temps comme du bruit, mais ce bruit n’est pas si mal. Faire le vide, c’est bien jusqu’à un certain point. C’est une illusion de croire que l’on peut chasser notre humanité. Le désir est le premier moteur de la vie. Le désir d’être en harmonie avec Dieu, de faire des choses, d’aller dehors, de comprendre, de regarder, de manger, d’aimer, le désir sexuel aussi. Ce sont des hommes, ils ont aussi une sexualité. Si on l’utilise peu, elle s’amenuise, mais penser à une femme reste quelque chose de beau.

Le silence est aussi l’une des principales trames de cette BD. «Il ramène à l’essentiel», affirme Dom Marcus. Qu’est-ce que cet essentiel?
Mon ami ex-chartreux m’expliquait qu’au début, comme jeune frère, on se réjouit de la promenade hebdomadaire. On parle, on pose quelques questions. Puis, on se raconte des souvenirs. Lui-même avait en commun avec un autre frère d’avoir eu un chien. Pendant un certain temps, ils parlaient du chien. Au bout de deux ans, que voulez-vous qu’on se dise? On marche et on ne se parle plus, mais ce n’est pas gênant. L’essentiel, c’est d’être ensemble. On est une fraternité. On marche. Cela suffit (silence). Quand on est chartreux, on n’a plus besoin de dire: «Eh t’as vu machin? Il a pris deux fois de la soupe!» (rires).

La mort côtoie le silence. On la retrouvait également dans votre première BD réaliste, «Une histoire d’hommes». De quelle manière influence-t-elle votre travail?
La mort, de même que le sexe, fait beaucoup partie de mon travail. J’ai l’impression que l’on traite toujours ces deux sujets de manière infantile. Au cinéma, les gens se sautent dessus puis on coupe et, la scène suivante, ils se retrouvent tout amoureux dans un grand lit. C’est tout ce qu’on en dit. Idem pour la mort. Elle est partout, dans les jeux vidéo, au cinéma. Pourtant, on peine à véritablement s’y confronter, alors qu’elle joue pourtant un rôle essentiel. Elle marque le terme de notre vie et nous incite à en faire quelque chose. Sans la mort, la vie serait un peu ennuyeuse. Un peu comme si vous racontiez une histoire sans en dévoiler la fin.

A priori, il n’y a aucun lien entre Titeuf et Un bruit étrange et beau. Pourtant, à y regarder de plus près, on remarque que ces grandes thématiques se retrouvent aussi dans les aventures de votre personnage fétiche.
Oui, mais Titeuf l’aborde avec son regard d’enfant. Il est dans le jeu, dans l’envie de s’amuser. De temps en temps, au milieu d’un album, on retrouve un événement plutôt triste. C’est le propre de l’enfance. On rit puis on devient triste. Sans transition. Un moment d’arrêt. Puis tout redémarre. Reste que Titeuf, lui, ne fait pas souvent silence. Ça lui ferait peut-être du bien!



Un an de travail

Un bruit étrange et beau a nécessité une année de travail. «Tout est ‘storyboardé’ dans un premier brouillon assez précis, avant de s’occuper de la mise en scène, des mouvements, du découpage ou encore des couleurs, explique Zep. J’écris une première ébauche des textes et des dialogues dans un carnet». La documentation nécessite du temps. «Je me rends sur place pour faire des croquis. J’essaie de trouver la documentation qui me manque et les personnes qui pourront me renseigner». Puis, c’est la phase de réalisation à proprement parler. «Six mois de dessin. Je travaille comme un moine, du matin au soir. Une page, c’est sept à huit heures de travail. C’est aussi beaucoup de bonheur». Ses projets actuels: un prochain album de Titeuf, «à deux tiers terminé» et deux nouveaux projets de BD réalistes. (cath.ch/pp)

Zep: «J'ai suffisamment côtoyé les monastères pour en retranscrire quelque chose».
15 mars 2017 | 07:55
par Pierre Pistoletti
Temps de lecture: env. 6 min.
BD (16), Genève (384), titeuf (1), zep (2)
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