Rencontre avec Dom Antonio Fragoso, évêque de Crateus au Nordeste brésilien

APIC – Interview

Brésil: Les riches toujours plus riches, les pauvres toujours plus pauvres

Une Eglise réconciliée face au défi de la misère ?

Crateus/Fribourg, 3décembre(APIC) Au Brésil, le pays le plus endetté du

tiers monde avec 117 milliards de dollars de dettes extérieures, les riches

sont toujours plus riches, les pauvres deviennent encore plus pauvres. Ce

constat, Mgr Antonio Fragoso, évêque de Crateus, dans l’Etat du Ceara, le

dresse pour l’agence APIC : le président Collor poursuit la même politique

antipopulaire que ses prédécesseurs et les diverses tendances de l’Eglise

brésilienne doivent se réconcilier pour faire face à la misère de masse.

Evêque du Nordeste brésilien, région où 55 % de la population vit dans

la pauvreté absolue, Mgr Fragoso déplore que l’Eglise brésilienne, mise au

défi par cette réalité tragique, n’apparaisse plus aussi soudée qu’il y a

quelques années. N’a-t-on pas vu, à la demande de l’évêché, l’armée intervenir fin octobre pour installer, contre le gré des fidèles, un prêtre dans

la paroisse populaire de Morro da Conceiçao ? Cela se passait à Recife,

l’ancien diocèse de Dom Helder Camara…

Le président Collor n’a pas engendré la situation actuelle

Sur le plan socio-économique, les inégalités au Brésil n’ont jamais été

aussi accentuées qu’actuellement. Le constat de cet « évêque des pauvres »,

qui parle de son peuple et de son Eglise avec une voix douce mais déterminée, est corroboré par le très officiel Institut brésilien de géographie

et statistiques (IBGE) : en 1989, les 5 % les plus riches détenaient 40 %

du revenu national, contre un tiers de ce même revenu en 1981.

Pour Dom Fragoso, Fernando Collor n’a pas engendré la situation actuelle:

ce sont 20 ans de dictature militaire qui en sont l’origine. Mais Collor

n’a pas su administrer cette situation de façon socialement correcte. L’actuel président a un projet de société qui est la continuation du modèle

oligarchique du passé, bien qu’il veuille le présenter de façon modernisée.

Les 100 millions de Brésiliens pauvres ne sont pas la priorité de Collor

Le chef de l’Etat brésilien déclare que l’ennemi, c’est l’inflation

qu’il faut vaincre notamment par le gel de l’épargne et la réduction de la

circulation de l’argent. Il n’a pas voulu voir la nature dépendante et périphérique du capitalisme brésilien, affirme Mgr Fragoso, qui empêche une

vraie promotion économique du pays. Le Brésil doit rembourser à ses créanciers bien plus d’un milliard de dollars par mois, ce qui l’oblige à faire

de nouveaux emprunts pour pouvoir investir, « c’est un cercle vicieux! ».

L’Amérique latine, malheureusement, n’arrive pas à s’unir pour échapper à

cette dépendance, « un esclavage économique qui l’empêche de s’en sortir ».

Le président Collor met un point d’honneur à payer la dette extérieure,

et ne reconnaît pas comme priorité les deux-tiers des 150 millions de Brésiliens qui vivent au-dessous du seuil de pauvreté. « Cela, c’est contre la

dignité des Brésiliens qui connaissent actuellement la faim! » A son avis,

la dette du Brésil a déjà été largement payée, et même plus d’une fois, car

les taux d’intérêts – qui atteignent aujourd’hui 25 % – ont été multipliés

par cinq depuis 1974, « et cela de façon unilatérale ». Il y a plus de 900

banques créancières qui ont prêté au Brésil. Si ce pays est la huit ou neuvième puissance industrielle du monde, affirme l’évêque de Crateus, du

point de vue social, elle ne dépasse guère la Sierra Leone ou Haïti, alors

qu’autrefois, le Brésil occupait le 32e rang dans ce domaine.

La pression démographique – le Brésil comptait 95 millions d’habitants

en 1970 et 150 millions aujourd’hui – n’est pas la cause première de la

pauvreté de masse, affirme Dom Fragoso, mais l’injustice sociale : les terres brésiliennes (plus de 400 millions d’hectares) sont contrôlées par un

petit nombre de « latifundistes », de gros propriétaires terriens, qui ont

également mis la main sur l’eau, nécessaire à l’irrigation. Le décalage entre les régions pauvres (Nordeste, Nord, Centre-Ouest) et le Sud – où se

concentrent les investissements – explique également la situation dans laquelle se trouve aujourd’hui le Brésil. Et ceux qui dirigent le pays n’ont

pas la volonté politique de transformer cette réalité, déplore Fragoso.

Collor n’a-t-il pas nommé ministre de la réforme agraire Antonio Cabrera,

qui est un gros propriétaire terrien ?

Plusieurs évêques s’engagent très fortement en faveur de la réforme

agraire, et la Conférence nationale des évêques du Brésil (CNBB) a fait

quelques déclarations ces derniers temps, mais elle n’a pas de plan concerté pour la réforme agraire et ce n’est plus une priorité explicite. Mais

c’est lors de l’assemblée générale de l’épiscopat brésilien en mai prochain

que l’on verra comment se dessine le nouveau visage de l’Eglise brésilienne

et ses priorités pastorales pour les 4 prochaines années. Actuellement, la

Commission centrale de la CNBB a envoyé en consultation à tous les évêques

un gros dossier, « Société brésilienne et défis pastoraux », où l’on aborde

le problème des nouvelles structures économiques brésiliennes et mondiales,

les nouveaux acteurs ecclésiaux et sociaux, surtout populaires. Ce document

traite également de l’émergence de la subjectivité, de la vie émotionnelle,

des sentiments, de la sexualité ainsi que de la femme.

Une politique de nominations épiscopales non sans conséquences

La politique actuelle de nominations épiscopales va actuellement presque

toujours dans le même sens, affirme Dom Fragoso: ceux qui sont engagés dans

le sens de l’Eglise de Medellin et de Puebla (l’option préférentielle pour

les pauvres, l’ouverture aux droits de l’homme, etc.) font plutôt désormais

figure d’exception parmi les nouveaux évêques. La plupart d’entre eux sont

des « modérés », estime-t-il, conservateurs, mais pas d’extrême-droite. Cela

va avoir une influence, à moyen terme, sur le visage de l’Eglise du Brésil.

De même, la manière dont les évêques locaux influenceront la formation dans

les séminaires déterminera également le profil de la relève.

C’est là un enjeu crucial. On l’a bien vu en août 89 lors de la fermeture ordonnée par la Congrégation pour l’éducation catholique, « pour formation non adéquate », du séminaire régional du Nordeste, « Serene II » installé

à Recife et de l’Institut de théologie de Recife, « ITER », deux « enfants

chéris » de Dom Helder Camara. Les visites canoniques de ces deux institutions de formation visées par le Vatican, effectuées en octobre de l’année

précédente par l’évêque auxiliaire de Belem, Dom Vicente Joaquim Zico,

avaient pourtant été positives. Pour offrir une alternative à une partie de

ces étudiants en philosophie et en théologie, Mgr José Maria Pires, évêque

de Paraiba, a rouvert à Joao Pessoa son grand séminaire, qui était fermé,

et a choisi des professeurs parmi les meilleurs qui enseignaient auparavant

à l’ITER et à Serene II.

Il faut réconcilier les deux tendances qui s’affrontent dans l’Eglise

Même si l’on a partiellement résolu ce problème avec la solution offerte

par Dom José Maria Pires, « les problèmes demeurent, estime Mgr Fragoso,

parce qu’il s’agit-là de l’affrontement de deux tendances dans l’Eglise ».

Pour l’évêque de Crateus, il y a la tendance centralisatrice et autoritaire

bien connue, qui veut une syntonie totale avec Rome au niveau de chaque

diocèse. L’autre tendance, affirme-t-il, « c’est cette Eglise de base,

l’Eglise peuple de Dieu, qui est co-responsable, co-ministérielle : toute

cette communauté, tous ces sujets du Christ, ont la prophétie… » Cette

Eglise-communion, réseau de communautés, poursuit Dom Fragoso, se trouve

avant tout dans les lieux de non-pouvoir du monde, chez les pauvres.

« Il y a là, dit-il, deux tendances différentes d’Eglise, mais c’est la

même Eglise du Christ, je pense donc qu’il faut aller plus loin, chercher

ce qu’il y a de vraiment saint dans l’Eglise traditionnelle et également

dans cette Eglise nouvelle, comment les articuler de façon à avoir demain

une Eglise vraiment évangélique… Il y aura évidemment de fortes tensions,

car de part et d’autre se trouvent des personnes souvent profondément sincères! Il faut des deux côtés dépasser l’intolérance et accepter l’appel du

Christ à la conversion ». Aujourd’hui au Brésil, conclut-il, « dans les grandes lignes, on a dans l’Eglise cette tolérance et ce dialogue ». (apic/be)

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