Turquie: Un pays en crise d'identité face à la nouvelle carte géopolitique de la région

Rencontre avec le Père Claudio Monge, supérieur du couvent dominicain d’Istanbul

Fribourg/Istanbul, 8 mai 2014 (Apic) Au printemps 2012, il semblait que le sort des minorités religieuses de Turquie allait s’améliorer. Un vaste travail de consultation gouvernementale avait concerné les propositions des minorités, dont celles des chrétiens, interpellées par une commission chargée de travailler à la première réforme parlementaire de la Constitution depuis le début de la République. Entre-temps, le soufflé est retombé. Tout semble bloqué et se focaliser sur les tensions sociales relancées par le fort mouvement de protestation, qui a débuté le 28 mai dernier à Istanbul à l’occasion des manifestations contre la destruction du Parc Gezi, à côté de la Place Taksim.

Depuis, s’est ajoutée à ce violent conflit, qui dresse une certaine élite économico-culturelle du pays contre le pouvoir en place, l’opposition fratricide entre le parti islamo-conservateur AKP (Parti pour la justice et le développement) du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan et la confrérie fondée par Fethullah Gülen. Ce puissant mouvement socioreligieux s’inspirant de la tradition de l’islam spirituel turc revendique plusieurs millions d’adeptes dans le monde entier. Erdogan accuse la confrérie, qui a été son alliée jusqu’à ces dernières années, d’avoir infiltré la bureaucratie turque ainsi que la magistrature, formant un quasi « Etat parallèle ». Rencontre avec le Père Claudio Monge, supérieur du couvent dominicain d’Istanbul et récemment nommé par le pape François consultant auprès du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux.

Apic: Père Monge, pourquoi le réaménagement du Parc Gezi a-t-il eu tant de répercussion à travers tout le pays ?

Père Monge: Cela a été ressenti par une partie de la population – notamment les milieux intellectuels et écologistes – comme une attaque contre un lieu symbolique du « kémalisme » (réformes politiques, sociales et économiques prônées par le fondateur de la République, Mustafa Kemal Atatürk, ndlr). Erdogan voulait restructurer toute la Place Taksim, notamment reconstruire la réplique d’une caserne ottomane, abritant un centre commercial et des résidences de luxe; un projet répondant à une vision néo-ottomane plus que républicaine.

Cela a été ressenti justement comme une surenchère de la politique d’islamisation en douceur du pays et, surtout, comme l’expression d’une attitude de plus en plus autoritaire, fondée sur le gigantisme d’opérations immobilières qui ne prennent pas en compte les revendications des habitants concernant les conséquences environnementales. Le plan prévoyant la destruction du Parc Gezi et de 660 arbres, l’un des rares poumons verts du centre d’Istanbul, n’est qu’un parmi d’autres projets catastrophiques pour l’environnement.

Apic: Le conflit avec le mouvement Hizmet, de l’imam Fethullah Gülen, un intellectuel musulman turc exilé aux Etats-Unis, est d’ordre politique ?

Père Monge: C’est un conflit avec un ancien allié, qui est devenu très personnalisé. Erdogan accuse la confrérie Gülen d’être derrière la campagne de décrédibilisation qui le vise, lui personnellement, ainsi que le groupe au pouvoir en Turquie. La confrontation semble de plus en plus frontale. Malgré tout, le parti du Premier ministre, soupçonné dans des affaires de corruption, est sorti encore largement vainqueur lors des élections municipales de fin mars dernier. Erdogan a transformé le vote local en référendum sur sa personne, en accusant tous ceux qui le critiquent de porter atteinte à l’unité nationale. Le message fortement nationaliste a évidemment encore beaucoup payé.

Apic: La levée de l’interdiction du voile dans l’administration publique, les restrictions sur les ventes d’alcool et la mise au pas de l’armée, qui revendique l’héritage des valeurs kémalistes, ne montrent-elles pas une dérive islamiste du gouvernement ?

Père Monge: On note certes une réappropriation du religieux – qui flatte la nouvelle bourgeoisie anatolienne, puissante dans plusieurs villes du centre de l’Anatolie et sensible au discours religieux conservateur -, qui correspond parfaitement à la vision actuelle de l’AKP. Le parti d’Erdogan allie le traditionalisme religieux avec un libéralisme débridé au plan économique. Le religieux représente également une bonne couverture pour rassurer les couches populaires. Mais il faut souligner que l’élément religieux n’est qu’une composante dans le discours de l’AKP, fortement axé sur le populisme et le nationalisme. Le religieux parle à la bourgeoisie anatolienne et au petit peuple, mais ce dernier paie le prix de l’ultralibéralisme économique. La population, à la base, est de plus en plus pauvre et le chômage est très élevé, surtout chez les jeunes, qui ont de moins en moins de perspectives. Le miracle économique turc tant vanté risque bien de se transformer en une « bulle de savon », dont l’éclatement pourrait provoquer une grande explosion sociale, car le feu couve sous la cendre.

Apic: La perception d’une Turquie désireuse d’entrer dans l’Union européenne est-elle en train de changer ?

Père Monge: Il faut parler d’une « non politique européenne » en ce qui concerne la Turquie. L’attentisme de l’UE à l’égard de ce pays a eu des conséquences très négatives en contribuant implicitement à la dérive autoritaire du pouvoir turc. On a perdu trop de temps. Je comprends, du point de vue psychologique, le gouvernement turc, qui cherche désormais, depuis quelques années, d’autres adresses que l’UE.

L’UE a continué de demander sans cesse des comptes à la Turquie sans apparemment apprécier certains efforts de réforme, ce qui a été vu comme de l’arrogance. Cette attitude blesse l’orgueil national turc. La population voit de plus en plus l’adhésion à l’UE comme un projet très flou…

Apic: Les conséquences du conflit syrien se font également sentir en Turquie, qui soutien les rebelles…

Père Monge: Le gouvernement turc avait, dans les années précédant la « révolution arabe », le rêve de relancer sa politique régionale, avec pour slogan « zéro problèmes avec les voisins ». C’est ainsi que les relations avec Bachar el-Assad, encore tout au début de 2011, étaient excellentes. La Turquie voulait, à cette époque, devenir un acteur politique et économique incontournable dans la région, en se proposant comme modèle pour le monde arabe: l’islamisme qui peut évoluer en post-islamisme, par l’acceptation des règles de la démocratie laïque et de l’économie de marché.

Encore quelques semaines avant l’éclatement des révolutions arabes, Erdogan avait signé des importants accords économiques tant avec Kadhafi qu’avec Moubarak. Mais l’échec s’avère aujourd’hui flagrant, faute d’une bonne lecture de la situation, et aussi pour manque d’alternatives. Le résultat est exactement le contraire de ce qu’avait imaginé la Turquie avant la « révolution arabe » qui a secoué les pays de la région, de la Tunisie à l’Egypte, en passant par la Libye, et finalement la Syrie. Les amis de hier sont devenus les ennemis redoutés et redoutables d’aujourd’hui. Quant à la Syrie, sa frontière étant devenue très « brûlante » et l’opposition syrienne « saine » ayant été vite brisée, avec la mainmise de la rébellion islamiste, la Turquie s’interroge.

Mais, du point de vue humanitaire, elle ne peut pas se laver les mains. Un million de réfugiés syriens, peut-être plus, se trouvent désormais sur son sol. Le gouvernement avait prévu des camps dans le sud-est, mais le problème a pris de l’ampleur et s’est étendu géographiquement. Dans les rues d’Istanbul, des familles syriennes entières essaient de survivre en mendiant. Voir des gens vivant dans la rue, ce n’était pas courant auparavant. Les gens ne sont pas indifférents, mais un tel afflux de clandestins dépasse les capacités du pays, qui ne peut plus endiguer seul le phénomène. Et le retour des réfugiés dans leur pays n’est pas à l’ordre du jour, étant donné la guerre qui se poursuit. Leur présence commence à poser des problèmes au plan social – dumping sur le marché du travail – et culturel, car ils ne parlent pas la même langue et ont des habitudes différentes.

Apic: Voyez-vous une possible sortie de crise dans la région ?

Père Monge: En ce qui concerne la Syrie, il faut déplorer qu’il existe en Occident des milieux qui utilisent aussi (j’allais dire qui exploitent) le « bouc émissaire » chrétien oriental pour alimenter le discours christianophobe… Je dis: « assez de la comptabilité confessionnelle! »…moi je compte mes morts, toi tu comptes tes morts… En Syrie, j’estime que les morts sont à 95% des musulmans! Le futur passe par la fin de cette stratégie victimaire à outrance qui alimente la polarisation stérile entre chrétiens et musulmans et qui fait seulement le jeu des intégristes.

Cette comptabilité macabre est inacceptable, car l’avenir de ce pays passe par l’établissement d’une citoyenneté responsable au service de l’humain, pas par le confessionnalisme, l’instrumentalisation des religions pour des intérêts corporatifs. Nous devons avant tout militer pour la sacralité de la vie humaine, qui est, en Syrie, piétinée de façon indicible! C’est seulement sur cette base que l’on pourra véritablement commencer à construire le futur de cette région meurtrie. Alors toutes les communautés pourront librement exprimer leurs richesses confessionnelles, en faisant à la fois passer leurs membres du statut de « citoyen contraint » à celui de « citoyen par choix ».

Encadré

Le Père Claudio Monge, spécialiste de la théologie des religions

Originaire du Piémont et parlant le turc, qu’il a appris à l’Université de Strasbourg, le Père Claudio Monge vit en Turquie de façon permanente depuis onze ans. Le religieux est né le 28 mai 1968 à Piasco, un bourg célèbre pour sa production de harpes, situé dans la province de Cuneo (Piémont). De nationalité italienne, il est entré dans l’Ordre des Frères Prêcheurs, les dominicains, en 1993. Il est le supérieur de la Communauté dominicaine d’Istanbul et président de l’Union des Religieux de Turquie. Il est docteur en théologie (spécialité «Théologie des Religions»).

Il a soutenu en 2006 à la Faculté de Théologie catholique de l’Université Marc Bloch de Strasbourg (UNISTRA) une thèse sur «Dieu hôte. Enquête sur l’hospitalité en histoire et en théologie comparées des religions à la lumière de Gn.18». (*) En 2003, il a obtenu un master en langue et civilisation turco-ottomane au Département des langues orientales de l’UNISTRA. Chargé de cours à l’Université de Fribourg en Suisse, il s’y rend régulièrement pour des cours portant notamment sur l’approche historique des fondations de l’islam ou la théologie du dialogue interreligieux.

Le couvent des Dominicains d’Istanbul se trouve au numéro 44 de la rue de la Tour de Galata (Galata Kulesi Sokak en turc), tout à côté de l’église Saint-Pierre et Saint-Paul (Sen Piyer ve San Paolo Kilisesi), dans l’actuel quartier de Beyoglu. Il est situé entre la Tour de Galata et la Corne d’Or, dans l’ancien quartier des Génois, qui fondèrent, au XIIIème siècle, l’empire latin de Constantinople sur le territoire de l’Empire byzantin, à la suite de la quatrième croisade.

(*) «Dieu Hôte. Recherche historique et théologique sur les rituels de l’hospitalité», Zeta Books, 2008.

Des photos du Père Claudio Monge sont disponibles auprès de l’apic au prix de 80.– la première, 60.– les suivantes. (apic/be)

webmaster@kath.ch

Portail catholique suisse

https://www.cath.ch/newsf/rencontre-avec-le-pere-claudio-monge-superieur-du-couvent-dominicain-d-istanbul-1/