A la Fête-Dieu, la ville devient une «cathédrale ouverte sur le ciel»

Série Apic: Les fêtes religieuses durant l’année liturgique

Fribourg, 30 mai 2014 (Apic) La Fête-Dieu revêt un caractère très particulier dans les régions traditionnellement catholiques. De Savièse à Appenzell, en passant par Lucerne, Fribourg ou Le Landeron (Neuchâtel), la Cité catholique sort tout ce qu’elle compte de traditions populaires pour rendre gloire à Dieu. L’espace d’un jour, elle devient une « cathédrale ouverte sur le ciel ». L’abbé Nicolas Betticher, ancien vicaire général du diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg, raconte « ses » Fête-Dieu à Fribourg.

L’abbé Betticher a connu la Fête-Dieu à Fribourg dans plusieurs fonctions différentes. Très différentes même. En tant qu’enfant, il suivait la messe, célébrée à l’époque sur la Place Python, juste devant l’Albertinum. Il regardait avec émerveillement cette ville en fête, mais était effrayé par les sapeurs, ces grands grenadiers, forts comme des Turcs, avec un chapeau qui les rend encore plus impressionnants, et qui brandissaient une grande hache. C’étaient de vrais personnages « sortis des contes de Grimm ou du Singinois Hermann Kolly ».

La fête des premiers communiants

Durant son enfance, il a défilé dans la procession l’année où il a fait sa première communion. « J’étais impressionné de voir tous ces communiants. Il y avait au moins 150 autres enfants, parlant allemand comme français, issus des autres écoles et paroisses de la ville », raconte-t-il. Ce jour, l’Eglise était plus grande que la paroisse St-Paul et le quartier du Schönberg. « On était tous avec la même aube, mais on ne se connaissait pas. On s’est découverts grâce à l’Eucharistie ».

Puis il a participé à la célébration et au cortège comme trompettiste à la Fanfare du Collège, jusqu’à la maturité. Il a ensuite longtemps œuvré comme « commissaire », pour assurer le bon déroulement de la cérémonie et du cortège, sous la direction du grand ordonnateur Daniel Pittet.

A la fin des années 90, il devient président de l’Union instrumentale de la Ville de Fribourg et, durant dix ans, accompagne sa formation toute la matinée, de la diane jusqu’à la fin de la procession.

Enfin, c’est comme prêtre qu’il concélèbre la messe, avant d’assurer l’organisation de l’ensemble de la Fête-Dieu durant deux ans comme vicaire général du diocèse.

« Je suis chaque fois émerveillé de voir qu’on peut célébrer une seule messe pour tout Fribourg. On se retrouve tous autour de l’évêque et de l’Eucharistie ». La ville de Fribourg devient, l’espace d’une matinée, « une cathédrale ouverte sur le ciel ».

Comme commissaire, avec son brassard blanc, Nicolas Betticher était chargé de veiller à ce que la procession démarre sans qu’il y ait trop d’espace entre les différents groupes. « Tous n’avançaient pas au même rythme … »

Des canonniers à l’affût au Chemin de Lorette

Une autre fonction, très particulière, consistait à agiter un drapeau au moment où l’évêque, sur la Place du Collège, entamait le chant de la consécration, pour signifier à un autre commissaire, installé sur le bâtiment des halles de gymnastique, d’agiter également son drapeau, afin qu’un autre commissaire, juché sur la tour de la cathédrale lève à son tour un drapeau, pour signifier aux artilleurs sur le Chemin de Lorette qu’il était temps de lancer leurs coups de canon. Ceux-ci devraient résonner pile au moment – ou presque – de l’élévation de l’hostie.

Les artilleurs étaient à pied d’œuvre dès 6h du matin pour tirer une série de coups de canon, donnant ainsi aux trois corps de musique (La Concordia, la Landwehr et l’Union instrumentale de la Ville de Fribourg) l’ordre de départ pour animer les rues de la ville. Au terme de leurs périples, les trois formations se rassemblent à leur stamm pour le déjeuner, agrémenté d’un « coup de rouge », et se rendent à la place de la célébration pour 8h30.

Un Hôtel de Ville richement décoré

Enfant, Nicolas allait voir les canons entreposés durant l’année dans des hangars à l’Hôtel de Ville et installés pour l’occasion sur la Place, avec de riches décorations. Les gobelins (sortes de grandes tentures) étaient également sortis pour décorer la façade de l’Hôtel de Ville. Autrefois, raconte Nicolas Betticher, les familles patriciennes de la ville sortaient leurs gobelins sur les façades de leurs maisons pour que leurs maisons deviennent les plus belles possibles.

Nicolas Betticher se souvient aussi des arbres suspendus ou posés devant les maisons, déjà à partir de lundi. « C’était comme si la forêt s’était déplacée en ville de Fribourg ». Les rues, tout comme l’intérieur de la cathédrale, étaient vertes. « C’était une véritable mobilisation générale pour que la nature vienne décorer la ville ».

Actuellement aussi, même si les travaux d’ornement ont été simplifiés, les services de la Ville de Fribourg sont à pied d’œuvre dès 5h pour amener les bancs, les barrières, décorations et autres installations depuis le dépôt des Neigles jusque sur la place de la célébration. « A 5h30, avec les informations en provenance de l’aérodrome de Payerne, le vicaire général doit décider si la messe peut se dérouler en plein air, car il faut au moins deux heures pour installer la place », indique Nicolas Betticher.

Une séparation pas totale entre Eglises et Etat

Actuellement, même si les rapports entre Eglises et Etat sont davantage marqués par un régime de séparation, la participation des autorités politiques, législatives et judiciaires reste une tradition bien ancrée. « La séparation Eglises-Etat n’est plus totale ce jour-là ». Le Conseil d’Etat, le Grand Conseil, le Conseil communal de Fribourg: tous sont invités, mais personne n’est contraint de venir. « La plupart viennent avec plaisir. Surtout avant les élections … « , sourit Nicolas Betticher.

Autre signe montrant une évolution positive: alors qu’il y a 30 ou 40 ans les Sociétés d’étudiants, encore marquées par les mouvements contestataires, rechignaient à participer, elles viennent maintenant avec un véritable plaisir.

Célébrer Dieu sur la place publique

La Fête-Dieu est marquée par des traditions différentes selon les régions, en Suisse ou dans les autres pays. Mais quels sont les points communs de toutes ces célébrations? « C’est partout la fête de l’Eucharistie, la fête du Christ présent dans le monde. On sort de nos églises pour célébrer Dieu sur la place publique, pour lui présenter notre Cité, pour qu’Il la sanctifie ». A Fribourg, les rues sont transformées, l’espace de quelques heures, en « cathédrale ouverte sur le ciel ». Les gens sont sur les balcons, dans les rues, sur les places. « C’est une des rares occasions où Dieu vient à eux dans le domaine très civil de la cité. »

Les différentes traditions (grenadiers, fanfares, canons, gardes suisses, …) que l’on retrouve, partiellement ou totalement en des paroisses catholiques comme Le Landeron (Neuchâtel), Savièse (Valais), Lucerne ou encore Appenzell sont toutes là pour « rendre honneur à Dieu », affirme Nicolas Betticher.

Du temps de ses parents, la procession partait de la cathédrale St-Nicolas, montait la rue de Lausanne, faisait un tour en ville et redescendait à la cathédrale par la route des Alpes. « Mon père m’a raconté qu’il y avait tellement de groupes que lorsque les premiers arrivaient au terme du parcours, les deniers n’étaient pas encore partis. La procession devait durer au moins 3 heures », lance l’abbé Betticher.

Des enfants lançaient des pétales de roses devant le Saint-Sacrement. Le cortège s’arrêtait devant plusieurs reposoirs « pour prier, mais aussi pour se reposer. L’ostensoir n’était pas léger! ». Aujourd’hui, la procession ne s’arrête plus que devant deux reposoirs: à la Place Python et devant la cathédrale.

Pour Nicolas Betticher, il ne fait aucun doute que la grande majorité des participants à la célébration et à la procession sont animés par une démarche de foi. Un souvenir l’a impressionné. « Un jour, suite à une erreur d’estimation, il manquait beaucoup d’hosties sur la Place du Collège. J’ai annoncé au micro que les fidèles qui souhaitaient communier pouvaient se rendre à la cathédrale – située à plus d’un kilomètre – à la fin de la célébration. Je m’attendais à en retrouver une bonne vingtaine. J’ai eu une heureuse surprise en sortant de la sacristie: la cathédrale était pleine! »

Encadré 1:

Un parcours déjà chargé

L’abbé Nicolas Betticher travaille actuellement à 60% comme auxiliaire dans plusieurs paroisses de la région de Berne, ainsi qu’à l’Officialité au niveau suisse. Il a notamment été curé de l’unité pastorale de St-Nicolas, puis official, chancelier, responsable de l’information et vicaire général du diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg, et enfin collaborateur à la nonciature apostolique à Berne, puis à la Conférence des évêques suisses.

Traditions de la Fête-Dieu en Suisse

Encadré 2:

Fête inter-villageoise à Savièse en Valais (*)

La Fête-Dieu de Savièse dans le Valais est organisée tour à tour par chaque village de la commune sur la base d’un tournus de cinq ans. Elle aura lieu le 19 juin 2014 à Granois.

La fête commence à 5 heures du matin avec la diane, sonnée devant les maisons des neuf membres du comité organisateur. A 7h30, les participants se rassemblent devant l’administration communale. Le drapeau de la commune est déployé, on va chercher l’esponton dans la maison du « capetan » et la bannière villageoise chez le « banneret ». A 9 heures, le défilé se met en marche, augmenté des « tsanbrides » (groupe d’enfants), et se rend à l’église, où est célébrée la grand-messe. La procession est le point culminant de la journée.

« Les grenadiers rythment le pas. Autour du Corps du Christ, présenté dans l’ostensoir par le curé, hommes, femmes et enfants participent à un événement religieux, traditionnel et culturel à nul autre pareil », indique sur son site internet la Fondation Bretz-Héritier, qui s’est donné pour but de préserver le patrimoine saviésan. (**).

Le Saint-Sacrement, dans l’ostensoir, est promené à travers le village de St-Germain. La synergie d’une multitude d’éléments parlés, musicaux, chorégraphiques et visuels fait de cette procession une sorte de spectacle. Vient ensuite la partie séculière, qui commence par le repas de midi et se poursuit par une fête dans les quartiers, qui se termine à 15 heures avec les Vêpres célébrées à l’église.

Au fil des ans, la Fête-Dieu de Savièse a su s’adapter aux évolutions de la société, et ainsi conserver son caractère unique.

Encadré 3:

Filles costumées dans les paroisses du Fribourg alémanique

Dans la partie alémanique du canton de Fribourg, des autels temporaires sont aménagés sur le parcours de la procession de la Fête-Dieu.

Dans beaucoup de paroisses, le port du costume souligne l’aspect festif de la procession. C’est principalement pour la Fête-Dieu que des groupes de filles portent le costume avec la coiffe appelé « Kränzlitracht ». A Guin/Düdingen la procession compte aussi une société en uniformes militaires anciens.

A Bösingen tout un « régiment » de célébrants précède le Saint-Sacrement avec des bouquets de fleurs, l’encensoir et les clochettes. Un prêtre maître de cérémonie porte un livre en bois. Il le fait claquer dans différentes directions pour montrer vers qui il faut lancer des fleurs, balancer l’encensoir ou agiter les clochettes. Ce livre de cérémonie, confectionné spécialement pour la procession, est conservé dans les archives paroissiales.

Une autre tradition s’est maintenue jusqu’à présent dans beaucoup de fermes du district de la Singine. La veille de la Fête-Dieu, un jeune hêtre est dressé contre chaque maison. Il est appelé « arbre du Bon Dieu » et reste en place toute la saison pour, selon une ancienne croyance, protéger l’édifice de l’incendie.

(Source: Sensler Museum / Franziska Werlen)

Encadré 4:

Procession en Appenzell (*)

Dans la plupart des cantons, la Fête-Dieu est aujourd’hui un jour ouvrable, mais pas en Appenzell Rhodes Intérieures, où a lieu une procession baroque très colorée. L’ostensoir contenant l’eucharistie est porté par un prêtre qui défile à l’abri d’un dais tenu par des ecclésiastiques et sous l’escorte des « Grenadiers de Dieu ». Le défilé est formé des porte-étendards des sociétés religieuses et profanes, des enseignes et des écuyers, des autorités, des conseils et du chœur ecclésiastiques, des enfants de chœur, des premiers communiants, de la section locale des scouts, de la société de musique, des femmes en costume traditionnel et des carabiniers. Le groupe des femmes en costumes traditionnels est particulièrement impressionnant tout comme celui des quinze « Täfelimeedle », vêtues du costume noir et blanc des jeunes femmes non mariées, qui portent chacune une table de bois peinte représentant les quinze mystères du rosaire.

Encadré 5:

Les canonniers de la Fête-Dieu à Lucerne (*)

La veille et le jour de la Fête-Dieu, les canonniers tirent de nombreuses salves d’honneur et coups de canon depuis le Gütsch, en dessus de la ville de Lucerne. Ils manifestent ainsi leur déférence au Saint-Sacrement. Le tir avec les trois canons anciens suit des règles militaires strictes. Pendant la procession des fidèles dans la vieille ville, les coups de canon marquent chaque phase et élément du rituel. Les canonniers sont tous catholiques, des soldats de l’armée suisse en activité ou retraités. Pour cette coutume, ils sont organisés en « Confrérie des canonniers de Lucerne ». Elle a été fondée en 1850, à une époque où les processions de la Fête-Dieu devenaient des manifestations de représentation de l’Eglise catholique dans la mouvance de la contre-réforme.

(*) Office fédéral de la culture / Traditions vivantes (www.lebendige-traditionen.ch )

(**) FÊTE-DIEU À SAVIÈSE / Histoire d’une communauté solidaire, fidèle à ses valeurs et à ses traditions. Ouvrage collectif / Fondation Bretz-Héritier (édition 2008).

Site internet: www.bretzheritier.ch

Encadré 6:

Une fête qui remonte au 13e siècle

« Contrairement à Noël, Pâques, l’Ascension, Pentecôte ou d’autres célébrations, par lesquelles la descendance spirituelle du Fils de Dieu accorde le rythme de sa propre existence ici-bas aux moments-clefs de Son passage sur terre, le Fête-Dieu n’a pas germé directement dans le terreau de l’Ecriture; elle ne rejoue aucun événement de la vie de Jésus. Insérée dans le cycle annuel du temps chrétien plus de douze siècles après la Cène et la résurrection du Verbe incarné, elle le fut comme on greffe un jeune surgeon sur une souche vénérable, escomptant lui rendre par là son antique vigueur. » (L’Etat de Ciel / La Fête-Dieu de Fribourg, Claude Macherel et Jean Steinauer, éditions Méandre, 1989)

C’est en grande partie à Julienne, de Cornillon en Belgique, que l’on doit la Fête-Dieu. A partir de 1209, elle eut de fréquentes visions mystiques. Une vision revient à plusieurs reprises, lorsqu’elle entre en oraison. Elle voit une lune échancrée, c’est-à-dire rayonnante de lumière, mais incomplète, une bande noire la divisant en deux parties égales.

Elle y vit une révélation. « La lune signifie l’Eglise de son temps, et l’échancrure, l’absence d’une fête particulière au saint Sacrement, qui donnerait au peuple chrétien l’occasion de protester en faveur de sa foi et de réparer, par des hommages publics, toutes les irrévérences et les profanations des indévots. En même temps, Dieu ordonne à Julienne de mettre en œuvre et de faire connaître au monde Ses volontés. » (Les fêtes chrétiennes, par l’abbé Pradier, 1891)

Sainte Julienne fut aidée dans son entreprise par la Bienheureuse Eve de Liège, recluse. Les démarches durèrent près de deux décennies.

En 1222, elle fut élue Mère prieure du Mont-Cornillon et demanda conseil à d’éminentes personnalités de l’époque, tels que Jean de Lausanne, chanoine de Saint Martin, Jacques Pantaléon, archidiacre de Liège et le futur pape Urbain IV, Guy, évêque de Cambrai, et aussi des théologiens dominicains, dont Hugues de Saint Cher.

Un décret synodal sans suite

En 1246, Robert de Torote, prince-évêque de Liège, « établit par décret synodal que chaque année, le jeudi après le Trinité, toutes les églises de son diocèse » célébreront désormais « avec abstention des travaux serviles et jeûne préparatoire, une fête solennelle en l’honneur du mystère eucharistique ». Mais la Fête-Dieu, à peine instituée à la petite échelle de ce diocèse, est en butte aux embûches. Robert de Torote meurt peu après sa décision. Son décret reste pratiquement lettre morte.

Les bourgeois de Liège s’opposaient à la fête car cela signifiait un jour de jeûne en plus pour la population et certains religieux considéraient que telle fête ne méritait pas pareil budget. Face à ce mouvement d’opposition à la fête, Julienne dut quitter son couvent et passa de monastère en monastère. Elle trouva refuge en plusieurs abbayes cisterciennes. Elle mourut le 5 avril 1258 à Fosses-la-Ville, entre Sambre et Meuse, et fut inhumée dans l’abbaye cistercienne de Villers-La-Ville.

Le miracle de l’hostie sanglante

La Fête-Dieu est relancée grâce à un miracle qui a lieu à Bolsena en 1263. Il est relaté par les fresques de la Cathédrale d’Orvieto. Un prêtre de Bohême, Pierre de Prague, a de grands doutes sur la présence du Christ dans l’Eucharistie. Lors d’une messe qu’il célèbre, à la consécration l’hostie prend une couleur rosée et des gouttes de sang tombent sur le corporal et le pavement. Le prêtre interrompt la messe pour porter à la sacristie les saintes espèces. Le pape Urbain IV, ancien confesseur de Julienne de Cornillon, vient constater les faits.

Il institue alors la fête du Corpus Domini par la bulle « Transiturus de hoc mundo » le 8 septembre 1264. Il la fixe au jeudi après l’octave de la Pentecôte et confie la rédaction des textes liturgiques à saint Thomas d’Aquin et à Frère Bonaventure.

La Fête-Dieu ne fut reçue dans toutes les églises latines qu’au temps de Clément V, à l’époque du Concile de Vienne (1311 – 1312) où il renouvela la constitution d’Urbain IV.

L’institution de cette célébration correspond à la lutte de l’Eglise catholique contre l’hérésie cathare et vaudoise.

(apic/bb)

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