Cet été, l’opéra d’Avenches nous propose un grand classique du répertoire: «Rigoletto» de Giuseppe Verdi, joué pour la première fois en 1851 à Venise. Quel rapport avec la musique sacrée, me direz-vous? Certes, l’opéra est bien moins spirituel que la musique liturgique ou un sujet religieux, et Verdi n’est de loin pas considéré comme le plus catholique des compositeurs. Cependant, ses sujets évoquent bien souvent des idéaux très chrétiens. Ainsi, Rigoletto montre-t-il plusieurs visages de l’amour, en particulier l’affection filiale. Mais cette œuvre est également une critique de l’intolérance.
Comme de coutume, Verdi et son librettiste Francesco Maria Piave se sont inspirés d’une œuvre littéraire préexistante: «Le Roi s’amuse» de Victor Hugo. Cette pièce de théâtre n’est pas sans rappeler «Notre-Dame de Paris», car le personnage principal y est aussi un bossu rejeté par la société. Cependant, où Quasimodo était guidé par l’amour en tant qu’Eros, de par ses sentiments envers une femme qu’il rêve d’épouser, Triboulet, dans «Le Roi s’amuse», n’accorde d’importance qu’à l’amour filial, sa fille étant le seul bien qui l’importe. Le personnage de Triboulet est historique. Il était le bouffon de François Ier. Chez Hugo, on ressent que la difformité physique le condamne à tenir un rôle qu’il n’aurait pas voulu tenir, qui le pousse à être odieux dans ses railleries. Pourtant, l’amour éprouvé envers sa fille est formidable, et il a dans son rôle de père une grandeur qui contraste avec la petitesse de son comportement à la cour. Le roi au service duquel il est n’est de loin pas un modèle de vertu. Scandale pour l’époque, la pièce lui accorde moins d’attention qu’au bouffon. C’est même ce dernier qui l’encourage à la perversion, tout en le haïssant chaque jour d’avantage. Ainsi, le roi s’intéresse-t-il d’un peu trop près aux jeunes femmes de son royaume, au point d’en venir à l’enlèvement et au viol. Lorsque les pères viennent s’en plaindre, c’est Triboulet qui les raille, jusqu’à se faire maudire par l’un d’eux. Tragique retournement de situation : sa fille, qu’il a cachée pour la tenir à l’abri des passions du roi, finit par se faire enlever par ce dernier. Au moment où le bouffon veut faire assassiner le roi pour se venger, c’est sa fille qui meurt sous les coups du tueur…
Verdi, appréciant la complexité psychologique des personnages, ne pouvait qu’être séduit par Triboulet. De même, le thème de la malédiction qui fait se retourner contre le bossu toutes les horreurs qu’il a cautionnées en tant que bouffon, ne pouvait pas le laisser indifférent. Pourtant, comme Victor Hugo à Paris, Verdi aura à Venise de gros problèmes avec la censure. Pour jouer son opéra, il devra renoncer à représenter un roi. François Ier deviendra le Duc de Mantoue, celui-là même qui avait été le protecteur de Monteverdi. Les noms sont également changés, et Triboulet devient Rigoletto. Pourtant, ce qui pouvait choquer à l’époque, souvent au nom de la morale, me semble au contraire faire de « Rigoletto » un opéra moral. Le personnage du bouffon est, comme chez Hugo, extrêmement touchant.
Horriblement méchant lorsqu’il se moque, par exemple, de Monterone, le père qui vient demander justice pour sa fille, sa réflexion après que ce dernier l’a maudit est magnifique. Rencontrant le tueur à gages Sparafucile, Rigoletto admet que les deux sont pareils: le tueur attaque avec l’épée, mais lui-même le fait avec la langue. En fait, on se rend compte que le bossu, si immoral et mauvais, n’en a pas moins un bon fond, ce que son amour filial confirme par la suite. Le public se rend alors compte que l’homme est meilleur que son comportement, qui lui est d’ailleurs imposé par une laideur qui le condamne à son rôle dégradant. On rejoint ici la pensée, tout à fait chrétienne, que la personne ne peut pas être réduite à ses mauvaises actions, mais qu’il y a quelque chose de beau en chacun. La dimension critique de l’œuvre est ici très claire: c’est la société qui a condamné le bouffon à ce qu’il est devenu. Comme dans «Notre-Dame de Paris», l’intolérance est critiquée de façon virulente par Hugo, puis par Verdi et Piave.
Notons encore au passage que le personnage de Gilda, fille de Rigoletto, oppose à l’infidélité et au vice du duc une fidélité et une constance presque naïve. Ayant rencontré ce dernier à la messe, seule sortie autorisée par son père, elle croit qu’il est un étudiant sans le sou. Après avoir été enlevée par les courtisans pour que le duc puisse abuser d’elle, et après l’avoir vu de ses propres yeux séduire une autre femme, elle continue d’éprouver pour lui un amour inaltérable. Lorsque Rigoletto demande au tueur Sparafucile d’assassiner le duc pour venger sa fille, cette dernière se précipite pour mourir à la place de l’homme qu’elle aime, malgré ses inconstances. Au risque de forcer un peu trop l’interprétation, l’attitude de Gilda me paraît presque biblique. Au moment de mourir, elle prie, en demandant au Ciel pardon pour ceux qui la tuent. Accepter de mourir pour sauver un pécheur pourrait évoquer le sacrifice de la Croix. Il semble difficile que quelqu’un comme Victor Hugo n’y ait pas pensé au moment d’écrire sa pièce…
Rigoletto est aujourd’hui un opéra célèbre. A Avenches, nul doute que le public ne verse une larme émue en entendant le célèbre air «La donna è mobile», que l’on entend partout, même dans les publicités figurant un dîner romantique en Italie… Et pourtant, dans cet air, le duc dit que la femme est légère et inconstante et que son visage est toujours menteur, comme un moyen de justifier son comportement. Pour ma part, c’est peut-être plutôt le magnifique témoignage de Rigoletto et de Gilda, qui aiment sans limites, qui me fera verser une larme…
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