Le théologien brésilien Leonardo Boff critique le progrès illimité qui menace la planète

Recife, mars 2015 (Apic) La Terre, comme planète aux ressources limitées, ne supporte pas le progrès illimité. «Nous avons touché ses limites physiques…», affirme le théologien brésilien Leonardo Boff, l’un des pères fondateurs de la théologie de la libération latino-américaine dans les années 1970, devenu ensuite le principal promoteur de la «théologie écologique».

A quelques semaines d’une nouvelle session du Forum social mondial (FSM), qui se tiendra à Tunis du 24 au 28 mars 2015, le théologien de 76 ans, lauréat du prix Nobel alternatif en 2001 et docteur honoris causa de la Faculté de théologie de Neuchâtel en 2009, a accordé une interview à Sergio Ferrari (*).

Sauver la ‘Terre Mère’ d’une tragédie annoncée

Leonardo Boff souligne à cette occasion que le FSM est un espace altermondialiste incontournable, notamment pour le diagnostic qu’il permet de porter sur la situation planétaire actuelle. Ainsi, affirme-t-il, «si la modernité prône le progrès illimité, elle se heurte au mur d’une planète aux ressources limitées. D’où la nécessité d’intégrer l’indignation, la rébellion et les propositions alternatives pour sauver la ‘Terre Mère’ d’une tragédie annoncée». En effet, «la terre a besoin d’un an et demi pour remplacer ce que nous lui ôtons durant une année», souligne l’ancien franciscain qui a quitté son ordre religieux en 1992 et a abandonné son ministère sacerdotal suite à ses démêlées avec Rome.

Le théologien «écologiste» prône par conséquent une nouvelle relation avec la Terre. «Nous affrontons une crise intellectuelle, car notre esprit est contaminé par l’anthropocentrisme. L’être humain se conçoit comme le centre de tout et les autres êtres n’ont de valeur que dans la seule mesure où ils peuvent être utilisés de manière profitable par lui. Cette conception est très dommageable à l’équilibre de la Terre».

Pour Leonardo Boff, si l’on ne parvient pas à modifier ce paradigme, «nous pouvons être condamnés à revivre le destin qu’ont connu des dinosaures, qui après avoir régné 133 millions d’années sur la Terre disparurent rapidement en raison d’une catastrophe écologique». Il plaide pour une production qui réponde aux besoins humains, mais en respectant les rythmes de la nature et en tenant compte de la capacité de tolérance de chaque écosystème, afin que ce dernier ne soit pas endommagé de manière irréversible. «La consommation doit être régulée par une sobriété partagée». L’être humain peut ainsi «être plus» avec moins.

«Cette fois, il n’y aura pas d’Arche de Noé!»

L’humanité se trouve face à un moment critique dans l’histoire de la planète, une époque où l’humanité doit choisir son avenir. «Le choix fondamental est le suivant: promouvoir une alliance globale pour sauvegarder la Terre et nous préserver les uns les autres comme êtres humains, faute de quoi nous courons le risque d’une double destruction, la nôtre et celle de la diversité de la vie. Cette fois, il n’y aura pas d’Arche de Noé. Ou nous nous sauvons tous ou nous connaîtrons ensemble le même destin tragique».

Le théologien brésilien voit tout de même des lueurs d’espoir: «Deux pays latino-américains, la Bolivie et l’Equateur, sont à la pointe de ce nouveau paradigme consistant à conférer à la vie une place centrale, à comprendre tous les êtres, et parmi eux les humains, comme interdépendants et, pour cette raison, solidaires dans le même destin».

«Pour la première fois dans notre histoire, ces pays ont inauguré le constitutionnalisme écologique: ils ont inclus dans leur Constitution l’articulation entre le contrat social et le contrat naturel. La Terre et la nature sont des sujets de droit. Raison pour laquelle elles doivent être respectées. Le principe central de la culture andine, le bien vivre, implique une relation d’inclusion de tous, un équilibre de la totalité des éléments et une relation respectueuse à la Terre, dénommée ‘Pacha Mama’ ou ‘Terre Mère’. Des principes intégrés, j’insiste sur ce point, dans leur Constitution».

D’autres pays n’ont pas développé une telle conscience écologique, bien qu’ils aient mis en œuvre une «écologie sociale», plaçant les pauvres et les marginaux comme premiers destinataires des politiques publiques de l’Etat. «C’est le cas du Brésil, gouverné par le Parti des Travailleurs (PT) de Lula et de Dilma Rousseff, qui a intégré à la citoyenneté et sorti de la misère extrême plus de 40 millions de personnes, quasiment la moitié de la population brésilienne», affirme le théologien militant.

Une autre démocratie est possible

Soulignant les inégalités sociales scandaleuses, «spécialement aux Etats-Unis d’Amérique, où 1 % de la population possède autant que les 99 % restant», il salue l’émergence du mouvement «Occupy», des «Indignés» en Espagne, maintenant relayés par le mouvement politique «Podemos», et la victoire de «Syriza» en Grèce. Ce sont là, pour lui, les premiers signes qu’une autre démocratie est possible et qu’une autre forme de rapports économiques entre les pays est urgente. «Pour que ne s’impose pas la version perverse et dominante des capitaux spéculatifs, dont l’objectif cruel consiste en une accumulation démesurée, entraînant la misère pour la grande majorité de la population d’un pays».

L’insatisfaction générée par le système dominant trouve ses racines dans la «victoire» du capitalisme sur le «socialisme réel», avec la déroute de l’URSS, estime Leonardo Boff. «La conséquence en fut que, sous Ronald Reagan et Margaret Thatcher, on assista au triomphe d’une orientation jamais vue auparavant : la logique du capital et sa culture de l’exaltation de l’individu, de la propriété privée, de la richesse, de la compétition déchaînée et de l’Etat minimum. (…) Les valeurs développées par le socialisme – l’internationalisme, la solidarité entre les peuples, la primauté du social sur l’individuel – furent abandonnées».

«Nous sommes confrontés à des scénarios dramatiques»

«Dans le cadre de cette logique, les conditions visant à réaliser les promesses de paix, de sécurité et de bien-être collectif ont été réduites à néant. Au contraire, la destruction progressive, mais délibérée, de l’Etat social, a porté préjudice à la société. La frustration et la déception plus ou moins collectives ont débouché sur la résignation ou alors sur la protestation et la rébellion. Celle-ci, qui prédomine, a créé une caisse de résonance avec les Forums sociaux mondiaux, dont la consigne est: ‘Un autre monde est possible, un autre monde est nécessaire!'»

«Nous ne savons pas où va la société mondiale. S’il se produit un effet de rétroaction entre réchauffement global et rareté de l’eau potable, ce que pronostiquent de nombreux scientifiques, nous connaîtrons des tragédies écologiques et sociales d’une ampleur sans précédent, poursuit-il. Des millions de personnes devront émigrer en raison de l’écroulement de la production alimentaire et du manque d’eau potable. Elles n’accepteront pas d’être condamnées à mort, mais se mettront en marche vers d’autres pays».

«Nous sommes confrontés à des scénarios dramatiques. Peut-être faut-il penser comme le vieux Heidegger, dans l’entrevue qu’il accorda au journal ‘Der Spiegel’ et publiée après sa mort: ‘Seul un Dieu peut nous sauver!'»


Encadré

Le Forum social mondial, «un lieu d’espérance»

Face à cette dégradation globale, le Forum social mondial représente «un lieu d’espérance», affirme Leonardo Boff. «Il représente l’inverse du système de globalisation. Il ne s’agit pas de résignation, mais de protestation et du témoignage de désapprobation d’une grande partie de l’humanité face à l’évolution actuelle du monde. Ça ne peut pas continuer ainsi. Nous devons envisager de nouveaux rêves, de nouvelles utopies, élaborer des alternatives viables si nous voulons survivre comme civilisation et comme espèce. Le système et la culture du capital sont homicides, ‘biocides’, ‘écocides’ et ‘génocidaires’. Laissé à son libre cours, ce système hégémonique peut mener l’humanité entière à l’abîme».

«Les altermondialistes ne se contentent pas de rêver, mais ils indiquent que partout dans le monde on réagit, on essaie de nouvelles façons de vivre, de produire, de distribuer et de consommer. Ceux qui vont au Forum ne s’y rendent pas tellement pour écouter les conférences de célébrités mondiales, mais pour y échanger des expériences et apprendre comment faire les choses d’une manière différente des pratiques perverses imposées par le capitalisme. Malgré les difficultés qu’il peut y avoir, les Forums ont cette haute signification de résistance, de proposition d’alternatives et d’espérance. Au bord de l’abîme, nous allons déployer des ailes pour voler vers un nouveau monde différent, où il sera moins difficile de vivre humainement et plus facile de nous aimer les uns les autres». Et de conclure que «seule la solidarité mondiale, guidée par la compassion et par la conscience que nous avons tous, comme frères et sœurs, un destin commun, peut nous sauver. La vie vaut plus que le profit et l’amour plus que la convoitise, la solidarité plus que l’individualisme». (apic/sf/be)

*Sergio Ferrari est collaborateur d’E-CHANGER/COMUNDO, organisation suisse de coopération solidaire, activement engagée au FSM depuis sa création en 2001 à Porto Alegre, au Brésil.

 

 

Jacques Berset

Portail catholique suisse

https://www.cath.ch/newsf/le-theologien-bresilien-leonardo-boff-critique-le-progres-illimite-qui-menace-la-planete/