La vision européenne du cardinal Franz König, pionnier de l’ »Ostpolitik »
« Je suis un optimiste réaliste »
Jacques Berset, Agence APIC
Avec la chute du communisme en Europe de l’Est, les conflits interethniques, exacerbés par des poussées nationalistes longtemps contenues par la
chape totalitaire, risquent de déboucher sur de multiples guerres civiles.
Ces lignes de fracture parcourent également certaines Eglises locales, travaillées elles aussi par les démons de l’intolérance ethnico-religieuse.
Ces tendances vont à l’encontre des aspirations à l’unité portées par la
jeunesse européenne de l’Est et de l’Ouest, estime le cardinal Franz König,
archevêque émérite de Vienne et pionnier de l’ »Ostpolitik » du Vatican. De
passage à Lucerne, il nous a dit sa vision de l’Europe nouvelle à la lumière de sa longue expérience des contacts par-delà le « Rideau de fer ».
« Face au devenir de la nouvelle Europe, j’espère ne pas être un optimiste naïf, je suis en fait plutôt un optimiste réaliste », affirme le cardinal
König, ancien président du Conseil pontifical pour le dialogue avec les
non-croyants. A 85 ans, cette personnalité hors du commun qui a marqué de
son empreinte la vie de l’Eglise dès avant le Concile Vatican II, sait de
quoi il parle quand il affirme que le passé nous enseigne que le bien, le
positif, finit toujours par s’imposer, tant au niveau humain qu’ecclésial.
« J’ai confiance dans la jeune génération de l’Europe », lance-t-il.
APIC:Maintenant que les régimes communistes se sont effondrés et que le
système occidental triomphe, les Eglises des pays de l’Est expriment leurs
réticences face au libéralisme et à la démocratie…
CardinalKönig:C’est vrai que maintenant l’Eglise de l’Est se sent vraiment débordée par la société de consommation, par une société de plus en
plus dominée par l’argent, où les gens sont à la recherche de ce qui est le
meilleur marché, le plus confortable, le moins exigeant. Des évêques, certains milieux religieux, ont effectivement peur de l’avenir. D’où l’importance d’établir des relations avec ces Eglises, qui n’ont pas seulement besoin d’argent, mais également de contacts humains avec le reste d’une Europe dont elles ont été coupées durant si longtemps.
Renouer les liens à la base
Il faut développer les relations non seulement au niveau officiel, mais
à la base, de paroisse à paroisse, par exemple comme cela se passe en Autriche avec des communautés situées à la frontière tchécoslovaque. C’était
en 1953/54, je me souviens – j’étais alors jeune évêque auxiliaire de
Sankt-Pölten – je me trouvais sur la frontière, dans le Waldviertel, au
nord de Vienne. Les routes s’arrêtaient soudainement, interrompues par un
profond fossé, puis les mauvaises herbes recouvraient le tronçon menant de
l’autre côté de la frontière. Une petite ville par exemple était coupée en
deux, et si les gens avant la guerre allaient boire le café ensemble, de
l’autre côté, c’était devenu tout à fait un autre monde.
APIC:Certains catholiques de l’Est, qui ont souffert la persécution, voudraient « discipliner » les catholiques occidentaux, considérés comme trop
libéraux, « protestantisés ». Ils ne comprennent pas que l’on puisse mettre
en cause des nominations épiscopales, comme récemment en Autriche, en Suisse ou en Allemagne. Pour eux, quand le pape pouvait nommer un évêque sans
interférence de l’Etat, c’était une victoire de la liberté…
CardinalKönig:Il ne faut pas généraliser, car il n’y a pas une attitude
homogène dans les pays de l’Est. Il y a effectivement ceux qui disent qu’il
faut se méfier de l’Ouest, mais d’autres savaient depuis longtemps qu’avec
la chute du communisme, des problèmes nouveaux allaient se poser. Ces derniers estiment que ce n’est pas la faute de l’Occident seul, mais la faute
du matérialisme généralisé.
Pour les gens de là-bas, un monde s’effondre : l’Ouest était jusqu’à
maintenant « la liberté », « la démocratie », où l’on pouvait confesser librement sa foi. Face au communisme, les Eglises devaient se défendre d’une
toute autre manière et les voici face à de nouvelles réalités auxquelles
elles n’étaient pas préparées : l’américanisation, le matérialisme, la domination de l’argent… Je pense que c’est un processus historique qui commence : il faut séparer le bon du mauvais.
Nous devons nous aussi de notre côté, à l’Ouest, sortir de cette conception purement matérielle et économique de l’Europe et, comme on le souligne
souvent à l’Est, revenir aux forces spirituelles qui jadis ont fait cette
Europe de Benoît de Nursie : à l’époque, un évêque venant d’Angleterre pouvait être évêque à Rome ou en Allemagne du Sud.
APIC:Les tendances nationalistes actuelles ne sont-elles pas en contradiction avec cette aspiration à l’unité de l’Europe que porte la jeunesse ?
Il suffit de voir les bagarres entre gréco-catholiques (uniates) et
orthodoxes en Ukraine ou en Roumanie…
CardinalKönig:Ces tendances avaient été étouffées auparavant et elles
peuvent maintenant sortir. C’est souvent le fait de petits carriéristes aux
idées étroites qui veulent s’affirmer par tous les moyens et les sentiments
de haine commencent à se développer. J’espère que sur la base de l’idée
d’une nouvelle Europe, des forces positives pourront agir pour contrer ces
conflits primitifs. De telles forces existent aussi dans les Eglises, mais
il faut qu’elles puissent émerger.
Il est vrai que le dialogue oecuménique, en Ukraine par exemple, n’est
pas encore là, mais il viendra lentement. C’est un processus qui durera
peut-être une génération entière, jusqu’à ce que tout soit éclairci. Effectivement l’Eglise orthodoxe dans ce cas a été largement protégée par le
communisme. Ainsi, ceux qui ont vécu au goulag des cas de collaboration de
chrétiens orthodoxes, ont tendance à généraliser, c’est humain.
APIC:La rapidité des changements à l’Est vous a-t-elle surpris, vous qui
êtes un pionnier du dialogue avec les Eglises derrière le « Rideau de fer »?
CardinalKönig:Cela a également été pour moi une surprise totale, un événement inattendu. Je vois la première rupture en 1988, lors des célébrations du millénaire du baptême de la Russie. L’Etat avait alors donné son
« placet », une chose impensable quelques années auparavant, et ce signe
était l’annonce d’un dégel qui allait soudain s’accélérer. Au début, j’ai
pensé à un adoucissement de la situation, à un certain compromis.
L’histoire s’est accélérée
Quant à l’effondrement du système communiste en décembre 1989, à l’époque, personne ne l’aurait imaginé, le Vatican non plus, et je crois même
pas le pape Jean Paul II…
APIC:On critique cependant aujourd’hui l’ »Ostpolitik » de Paul VI et du
cardinal Casaroli…
CardinalKönig:Paul VI croyait que ce système allait encore durer longtemps. Il estimait par conséquent qu’il fallait faire ce qui était possible
pour s’arranger avec ce système sans faire de trop grands compromis. Avoir
au moins la possibilité de nommer des évêques ici ou là. C’était le tournant de l’ »Ostpolitik ». Pie XII avait cette position : avec les communistes
et les athées, on ne peut pas parler. On peut seulement prier pour que cela
change, mais pas de dialogue! Pour moi, cela c’était clair et net. Ainsi,
en 1956, année de l’insurrection hongroise et des émeutes de Poznan, en
Pologne, le cardinal Stefan Wyszynski pouvait faire pour la première fois
le voyage de Varsovie à Rome après une période d’incarcération et de résidence surveillée.
C’est le cardinal Wyszynski lui-même, rentrant en Pologne par Vienne,
qui me l’a raconté : cela a été pour lui un choc que le pape Pie XII l’ait
fait attendre des jours durant, lui, un cardinal, avant de lui accorder une
audience! Et pourtant, c’était un événement exceptionnel qu’un évêque pût
alors passer le « Rideau de fer », parce qu’à l’époque, c’était véritablement
une barrière infranchissable! Le cardinal Wyszynski m’a raconté combien le
pape se montrait réservé à son égard : on ne savait pas à Rome ce qui se
passait exactement en Pologne.
La méfiance du Vatican
Mon explication est qu’au Vatican on était soupçonneux : quels contacts
a-t-il avec le gouvernement, pourquoi peut-il voyager, etc. ? L’Eglise est
persécutée et soudain un cardinal peut venir à Rome… Après la description
très drastique de la situation polonaise faite par le cardinal Wyszynski,
cette réserve de Pie XII a disparu. Il pensait désormais pouvoir lui faire
confiance. A l’époque, notamment à la Congrégation pour la doctrine de la
foi dirigée par le cardinal Ottaviani, on considérait officiellement les
communistes comme des ennemis contre lesquels il fallait se défendre et il
n’était non plus pas question de dialogue avec des gouvernements athées.
J’interprète cela ainsi: le Vatican pensait que si nous nous fortifiions
dans nos retranchements, les autres finiraient bien par chercher à ouvrir
des portes. Le peuple, les simples fidèles et les simples prêtres de là-bas
ne comprenaient pas cette attitude et se sentaient abandonnés. Les premières fois que je me suis rendu dans ces pays, les gens ont dit à peu près
cela : « Dieu merci, vous êtes venu, enfin quelqu’un qui vient depuis l’autre côté; nous avions pensé que nous étions déjà passés par pertes et profits ».
APIC:Vous êtes le premier cardinal à franchir le « Rideau de fer »…
CardinalKönig:Effectivement. A la mort du cardinal Stepinac, archevêque
de Zagreb, j’étais déjà archevêque de Vienne. Si nous vivions des temps
normaux, me suis-je dit, j’irais naturellement à son enterrement. Mais il y
avait le « Rideau de fer »! J’ai pensé qu’il fallait tout de même poser un
signe de bonne volonté : demander à l’ambassade yougoslave un visa que je
n’allais de toute façon pas recevoir.
La main de Dieu
A ma grande surprise, je l’ai reçu. Mais le 13 février 1960, à Varasdin,
60 kilomètres avant Zagreb, j’ai eu un grave accident dû au verglas. Cela
provoqua une grande émotion dans le monde, parce qu’on croyait que j’étais
tombé dans une embuscade et que c’était un attentat. A l’hôpital, j’étais
seul dans une petite chambre aux parois nues, avec seulement un portrait de
Tito. « Quel sens a cet accident ? », me suis-je demandé. J’ai alors pensé
que l’archevêque de Vienne devait porter le souci des pays situés derrière
le « Rideau de fer ». Depuis, j’ai pensé qu’il fallait jouer un rôle de pont,
que le Bon Dieu m’avait « lancé » par-dessus le « Rideau de fer ».
Première visite au cardinal Mindszenty, réfugié à l’ambassade américaine
En 1961, Jean XXIII m’avait demandé d’aller à Budapest visiter le cardinal Mindszenty, réfugié à l’ambassade américaine depuis l’insurrection hongroise en 1956. Quand il m’a sollicité, je lui ai demandé comment il s’imaginait la chose parce qu’il y avait le « Rideau de fer ». Il a répondu à moitié sérieux : « Achetez un billet à la gare de Vienne et allez à Budapest ».
Je n’étais jamais allé de ma vie à Budapest – qui n’est pas plus éloignée de Vienne que Salzbourg – et c’était pour moi comme aller en Chine! Le
pape m’a demandé d’apporter des informations sur le Concile, qui était en
période de préparation et d’essayer d’établir un contact. Le fait que j’aie
alors reçu un visa – c’était en avril 1961 – était considéré comme sensationnel. A l’ambassade américaine, où il était réfugié depuis 1956, j’ai
rencontré pour la première fois le cardinal Mindszenty: un petit homme,
avec de grands yeux, portant une soutane noire avec une croix épiscopale.
Il m’a demandé en latin : « Que veut le pape de moi ? ».
Puis il a mis la radio à toute puissance pour que nous ne soyons pas entendus. Ma visite était un signe que le pape pensait à lui, qu’il aimerait
bien l’inviter au Concile. Je lui avais apporté les documents préparatoires
du Concile, mais il les a à peine regardés. Il était trop préoccupé par la
situation hongroise : « Je subis la captivité imposée par les marxistes, je
dois défendre ma patrie et ma foi, par la résistance passive », disait-il.
Il avait beaucoup besoin de parler, de décrire la situation. J’ai remarqué qu’à certains moments, il n’avait plus une compréhension réaliste des
événements : il m’a ainsi demandé pourquoi les Américains ne chassaient pas
les soldats russes de Hongrie… Je pense que les années de prison et les
mauvais traitement l’avaient marqué aussi psychiquement. L’Eglise universelle et le Concile n’étaient visiblement pas sa priorité, le souci de son
pays et de l’Eglise de Hongrie le prenait totalement. Cette première visite
a été un signal et elle s’est répandue à travers tout le pays comme une
traînée de poudre : « L’archevêque de Vienne est là, il y a un pont ! ». Les
gens sentaient qu’ils commençaient à respirer.
C’est comme cela que tout a commencé. De facto, je n’avais aucun mandat
officiel et à la Secrétairerie d’Etat du Vatican – je l’ai remarqué plus
tard – on a eu au début quelques réticences. A la fin, cependant, j’étais
considéré comme le grand pionnier, celui qui a construit des ponts entre
l’Ouest et l’Est. Il est de bon ton pour certains maintenant de critiquer
l’ »Ostpolitik » du Vatican – les premières tentatives de compromis pour les
nominations épiscopales en Hongrie ont commencé en 1962 – mais on ne peut
juger les événements de l’époque avec les yeux d’aujourd’hui.
Contrairement au cardinal Mindszenty, les évêques hongrois par exemple,
étaient d’avis qu’il fallait faire des compromis pour survivre. Et ils
n’étaient pas les seuls ! L’idée du cardinal Casaroli était notamment de
remplacer les vicaires capitulaires – considérés comme « acceptables » par
l’Etat – par de vrais évêques et cela ne pouvait être atteint que par la
voie du compromis. C’est du révisionnisme historique de critiquer la réalité du passé avec les critères du temps présent : je ne crois pas que nous
aurions atteint plus avec une position de refus de dialogue; l’Eglise aurait été encore plus étranglée. (apic/be)
Encadré
Biographie du cardinal König
Franz König est né le 3 août 1905 à Warth, près de Rabenstein, dans le diocèse autrichien de Sankt-Pölten. Après des études de philosophie et de
théologie à l’Université Grégorienne de Rome, il est ordonné prêtre le 29
octobre 1933. En 1948, il est nommé professeur extraordinaire de théologie
morale à l’Université de Salzbourg. Nommé évêque auxiliaire par Pie XII en
1952, il devient quatre ans plus tard archevêque de Vienne, charge qu’il
exercera jusqu’en 1985. En 1958, il est créé cardinal par Jean XXIII. Le
cardinal König sera jusqu’en 1981 président du Conseil pontifical pour le
dialogue avec les non-croyants. Il s’est beaucoup engagé pour le développement de l’oecuménisme, le dialogue entre les religions et la responsabilité
commune des prêtres et des laïcs à l’intérieur de l’Eglise. (apic/be)
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