Prédicateur : Abbé Guy-Michel Lamy
Date : 22 mars 2015
Lieu : Eglise du Sacré-Coeur, paroisse de langue française, Bâle
Type : radio
Le mystère de la Croix
« Sophie », prénom grec signifiant « sagesse »; « Philippe », prénom grec signifiant « ami du cheval », comme « hippopotame » est un nom grec signifiant littéralement « cheval du fleuve », que les Allemands d’ailleurs traduisent par « Nilpferd » (« cheval du Nil »)… Ça fait toujours rire les enfants du catéchisme quand je leur fais découvrir l’étymologie de leurs prénoms. Je me souviens encore de cette jeune maman à qui j’étais allé rendre visite à l’hôpital après son accouchement et qui m’avait dit en souriant, suite à la visite d’un prêtre qui m’y avait précédé: « Je viens d’apprendre que le prénom de notre nouvel enfant, « Anastasie », signifie « résurrection ». Poursuivons: « André », frère de Pierre, signifiant « homme »… La liste est longue et on pourrait ainsi continuer avec tous ces vocables d’origine grecque ou latine: les racines de notre langue.
Frères et Sœurs, « Où veut-il en venir? », devez-vous vous demander. A la phrase que vous venez d’entendre dans l’évangile de ce jour: « En ce temps-là, il y avait quelques Grecs (on pouvait l’être au sens large) parmi ceux qui étaient montés à Jérusalem pour adorer Dieu pendant la fête de la Pâque. Ils abordèrent Philippe… ».
Ces Grecs l’eussent-ils abordé s’il n’avait porté un prénom grec? Question secondaire, dans le fonds. Mais des non-juifs venant adorer le Dieu des Juifs à Jérusalem, le Dieu unique, et à l’occasion d’une fête aussi juive que celle de la Pâque, c’est tout de même à relever, surtout s’ils étaient eux-mêmes polythéistes.
Il y a là sans doute une intention sous la « plume » de l’évangéliste (la plume, si l’on peut dire, à une époque où elle n’existait pas encore): l’intention de la catholicité (encore un mot grec), c’est à dire de l’universalité du message du Juif Jésus au moment où, quelques jours avant la fin de sa vie terrestre, il pressent ce qui l’attend, de toute façon… Non seulement du côté des Juifs auxquels il pourrait encore échapper, s’il le voulait, comme les Apôtres eux-mêmes s’enfuiront au dernier moment, mais de son côté, parce que, si j’ose dire, il est honnête avec lui-même et sait déjà qu’il ne se reniera pas, qu’il ira jusqu’au bout de son témoignage d’amour pour l’humanité, et que ce témoignage assumé jusqu’au bout, fût-ce le martyre, en plus portera du fruit. Je pense au mot de Pascal: « Je ne crois qu’aux histoires dont les témoins se font égorger ». Je pense aussi à ce passage de la première épître aux Corinthiens (15, 35) où saint Paul évoque la semence qui meurt en terre et l’épi qui en jaillit ultérieurement, vrai miracle, à l’instar de ce corps semé animal et ressuscitant corps spirituel.
Oui, portera du fruit, comme celui de tous les hommes qui ont fait de leur vie un don, et non un repliement stérile sur eux-mêmes. Tous les hommes qui se sont ouverts à autrui. Tous les hommes chez qui a retenti le mot célèbre de Rimbaud: « Je est un autre » !
Tout le contraire, si je puis me permettre de plaisanter à propos de choses aussi sérieuses, tout le contraire de cette publicité qu’on « entend depuis quelques années dans les magasins de la Coop: « Pour moi et pour toi ! ». « Pour moi (d’abord!) et pour toi (ensuite) ». « Für mich und für dich »… Alors que la plus élémentaire politesse nous a appris à nous nommer toujours en second…
Ce n’est pas pour rien que des hommes et des femmes qui ont fait de leur vie un don n’ont jamais laissé personne indifférent, qu’il soit croyant ou non:
Faire de sa vie un don! Je pense aux religieux et religieuses, à ces 1300 personnes consacrées vivant en Suisse romande, par exemple, et sur lesquels Daniel Pittet, bibliothécaire à la bibliothèque cantonale et universitaire de Fribourg, et Sœur Anne-Véronique Rossi, Supérieure générale de la congrégation des Ursulines, ont publié récemment un petit livre, déjà traduit en plusieurs langues, y compris en arabe et en chinois, réunissant 80 témoignages, dont l’un du cher Père Stefano qui nous rend visite chaque année, lui-même capucin, chirurgien, directeur d’un hôpital à Madagascar, et père adoptif de 84 enfants orphelins. Un petit livre dont le premier titre était « La vie consacrée », jusqu’à ce que le pape François lui-même, ne l’ayant pas trouvé bon, ait suggéré à ses auteurs de le remplacer par ces mots de sainte Thérèse de Lisieux: « Aimer, c’est tout donner ».
Donner, comme cet instituteur ou cette institutrice, comme ces professeurs passionnés, qui n’ont pu s’empêcher de faire partager à leurs élèves ce qu’ils avaient eux-mêmes reçu ; donner, comme ce médecin, si soucieux de la vie et de la santé de ses patients;
J’oubliais, non je l’ai réservée pour la fin: cette mère, s’identifiant à son enfant, a fortiori s’il est malade ou s’il a suivi le mauvais chemin, comme on disait naguère. Sachons, Frères et Sœurs, rendre hommage au sacrifice de nos mères et, à l’instar du Christ, à leur sacrifice jusqu’au bout!
« Sacrifice », non dans un sens morbide ou doloriste, comme nous le rappelait dernièrement l’abbé Philippe Chèvre dans l’une de ses conférences de carême, mais sacrifice opéré en qualité de « lieutenant du Christ », de « gérant du Christ »; sacrifice au sens de « sacrum facere »: faire de sa vie quelque chose qui a du souffle, du relief.
Comme la vie terrestre de Jésus, dont le théologien Bernard Sesboüe nous rappelait qu’il était, dans le fonds, le premier philanthrope. Une vie qui a tant bouleversé celle d’autres hommes et d’autres femmes qu’il y a désormais un avant et un après Jésus-Christ. 2015, 2015 après J.-C.: c’est inouï, quand on y pense! 2015, pour près de la moitié de l’humanité: en Europe, aux Amériques, en Océanie, aux Philippines, dans l’Arctique et même dans l’Antarctique des scientifiques, et dans la plupart des pays d’Afrique, même ceux du Maghreb où les dates du calendrier musulman côtoient celles du calendrier chrétien.
Une vie, un souffle, qui vont bientôt s’éteindre ici-bas pour le Christ. Et l’on comprend que ce n’est pas de gaieté de cœur qu’il l’envisage…, comme ce vieux prêtre dont Maurice Zundel nous rapporte les derniers instants: « Un Supérieur de Séminaire, qui avait le goût de la mise en scène, eut l’idée d’introduire tous les séminaristes dans la chambre d’un professeur qui se mourait. Et voulant les édifier, il dit au vieux prêtre: « Eh bien Monsieur le Chanoine, dites donc à ces jeunes Séminaristes combien vous êtes heureux de mourir ! ». Alors le moribond qui ne voulait pas jouer la comédie dit: « Oh! pas tant que ça, Monsieur le Supérieur »…
Cette mort, Jésus non plus ne l’envisage pas avec plaisir: « Mon âme est triste à en mourir », dit-il à ses Apôtres endormis à Gethsémani; apôtres auxquels il ira même jusqu’à demander, pour la première et seule fois de sa vie terrestre (que c’est bouleversant !), de prier pour lui, tandis que son Père le soutenait de son côté à sa manière en respectant jusqu’au bout son désir d’aller jusqu’au bout: »Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout » (Jn. 13, 1).
On comprend peut-être mieux ainsi les mots inouïs d’un grand Père de l’Eglise latine, saint Irénée de Lyon: « Cur Deus homo? Ut homo Deus ». « Pourquoi Dieu s’est-il fait homme? Pour faire de l’homme un Dieu ». Littéralement: « Pourquoi Dieu humain? Pour que l’humain Dieu ».
AMEN.»
5e dimanche du Carême
Lectures bibliques : Jérémie 31, 31-34; Psaume 50; Hébreux 5, 7-9; Jean 12, 20-33