Prédicateur : Père Guy Musy
Date : 25 août 2013
Lieu : Carmel du Pâquier
Type : radio
« Il y a des derniers qui seront premiers et des premiers qui seront derniers » Luc 13,30
Voici encore une maxime de Jésus promise à une notoriété exceptionnelle.
Un proverbe, sans doute emprunté à la sagesse populaire de tous les temps. Il aurait pu inspirer, par exemple, la fable du lièvre et de la tortue de notre vieil ami Jean de La Fontaine.
Un propos qui illustre aussi ce qui se passe parfois dans les meilleures familles où l’on oppose un aîné, appliqué, studieux et obéissant à un cadet désinvolte, rebelle et paresseux, mais prodigieusement audacieux et imaginatif et qui finit par laisser loin derrière lui sur le chemin de la réussite sociale son aîné besogneux.
Sur un plan politique, les révolutions ont confirmé que des peuples considérés comme les derniers, humiliés, exploités, honteusement colonisés ont fini par dormir dans les lits de leurs oppresseurs. Ceux-là même qui pensaient être les premiers pour l’éternité. Le chant du Magnificat le dit à sa manière quand Marie souhaite voir renversés les puissants et exaltés les humbles.
Mais il est clair que lorsque Jésus propose ce proverbe il n’envisage pas la révolution d’octobre, la chute de la Bastille ou le serment des Trois Suisses. Il parle de religion et de la sienne en particulier, celle d’Israël, cette nation à laquelle il appartient. Quand il parle de premiers et de derniers, il se réfère donc à sa propre expérience religieuse. Mieux encore, il se souvient des controverses et conflits qui l’opposaient à ses contradicteurs. Ces derniers – les Pharisiens – s’estimaient être les plus proches de Dieu et regardaient avec dédain ces pauvres publicains, prostituées et autres pécheurs, ces derniers promis de toute façon au feu éternel.
Comme Jean-Baptiste l’avait fait avant lui, Jésus change la donne. Il s’oppose à la loi des privilèges religieux. Il proclame le salut pour tous. A commencer pour ces pécheurs, ces lépreux, ces délinquants, tous ces exclus que les braves gens montrent du doigt.
C’est ce que nous ne cessons de rappeler à chaque messe quand le prêtre élevant la coupe répète les paroles de Jésus : « Ceci est le calice de mon sang, versé pour la multitude en rémission des péchés ». Pour la MULTITUDE. Le voile du temple est déchiré. Tous ont accès au sanctuaire, au saint des saints dont l’entrée était jusque-là réservée au seul grand-prêtre. Tous peuvent avoir part au bonheur divin. Même les goïm, les étrangers qui ne sont pas les héritiers directs d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Quelle révolution spirituelle.
Peut-être direz-vous : tout cela est bel et bon. Mais c’est une vieille histoire. Nous ne sommes plus guère concernés par ces controverses de préséance qui intéressaient les Juifs du premier siècle. Une autre question nous taraude : « Qui sont dans l’Eglise d’aujourd’hui ces derniers qui vont occuper la première place et qui sont ces premiers qui se voient rétrogradés au dernier rang ? » Bonne question, en effet !
Il y a une réponse courante qui a la vie dure. Les premiers seraient les chrétiens de vieille souche et de vieille génération. Des chrétiens, peut-être, comme vous et moi. Depuis des siècles ces chrétiens-là professent le même credo et reçoivent les mêmes sacrements. Ils sont même partis au-delà des mers dans le but de se faire des disciples. Ce sont eux les fils et les filles aînés de l’Eglise…
Mais voilà qu’aujourd’hui les choses changent. Nos églises, dit-on, se vident. Aux manifestations de foi a succédé une apostasie quasi générale. Tandis que ceux qui vivaient dans « les ténèbres », ceux qu’on appelait « sauvages », cachés dans quelque épaisse forêt ou savane africaines, sur les rives de l’Amazone, voir dans les rizières du Tonkin, ceux-là seraient devenus devant Dieu les premiers, déclassant ceux qui les avaient d’abord évangélisés. Ils occupent désormais les loges et les fauteuils d’orchestre, jusque là réservés aux chrétiens à la peau claire.
Je vous abandonne cette interprétation assurément discutable et même simpliste. Je préfère revenir à la lettre de notre évangile. Il nous offre une explication plus pertinente et plus honorable.
Il y a, dit Jésus, deux sortes de gens qui veulent entrer dans le royaume du Père, royaume du vrai et de l’éternel bonheur. Il y a ceux qui s’efforcent de passer par la porte étroite. Il en est d’autres qui pensent y parvenir en empruntant une voie large, facile et rapide. L’autoroute en quelque sorte, sans fatigue excessive. Pourquoi se fatiguer en effet, puisque, de toute façon, comme dit la chanson : « Nous irons tous au paradis ! » Ces insouciants et ces prétentieux ne seraient-ils pas les derniers arrivés de cette course au vrai bonheur ? Tandis que ceux qui passent par le rude escalier de service en évitant le large portail d’entrée finiraient par se trouver les premiers à pénétrer le palais de leur rêve.
Il y a bien des années, au cours d’un pèlerinage à Bethléem, désireux d’entrer dans la Basilique de la Nativité, j’avais eu une image saisissante de cette « porte étroite » dont parle Jésus. La porte de cette église, presque emmurée, ne laissait passer aucun convoi, aucune procession solennelle de prélats mitrés et crossés. Elle n’était qu’un passage serré, anguleux qui ne laissait défiler les pèlerins qu’un à un, la tête courbée et les épaules rentrées. Comme s’il était nécessaire pour avoir accès au Christ, né sur la paille en ce lieu, d’imiter sa pauvreté et son humilité. Non, le Royaume de Dieu n’est pas de soi accessible aux galonnés, mais à ces petits, humiliés et oubliés, qui s’efforcent d’y pénétrer. Ceux-là sont les derniers qui deviennent premiers.
Notez bien qu’ils n’y entrent pas sans effort. Eh oui ! On ne passe pas par la porte étroite sans risquer de se cogner la tête et de se blesser aux entournures. « Il faut bien faire un effort », me disait une dame d’âge respectable un de ces dimanches caniculaires, alors qu’elle franchissait la porte de mon église genevoise. Bien sûr, ne serait-ce que l’effort de réactualiser et affiner notre désir de rencontrer Dieu.
Et je pense à vous, chers malades, pour qui le mot « effort » s’accompagne souvent de souffrances, de patience, mais aussi d’isolement et de solitude. C’est votre porte étroite. Ne vous découragez pas. Le Royaume du vrai bonheur vous fait signe au-delà de ce passage anguleux.»
21e dimanche du temps ordinaire
Lectures bibliques : Isaïe 66, 18-21; Hébreux 12, 5-7.11-13; Luc 13, 22-30