Homélie du 10 mars 2013

Prédicateur : Père Bernard Bonvin
Date : 10 mars 2013
Lieu : Collégiale Saint-Laurent, Estavayer-le-Lac
Type : radio

Enfants, ce récit nous émouvait : depuis, il nous arrive de le mettre en cause à moins que ce ne soit lui qui nous conteste. Une évidence : il y a six acteurs ou groupe d’acteurs dans ce récit, Il serait surprenant que nous ne puissions nous identifier au moins à l’un des cinq personnages, car le Père, lui, paraît inimitable, étant la figure même de Dieu.

Partons du sauvageon de la famille. Le cadet a l’impression d’étouffer dans la maison. Il réclame sa part d’héritage du vivant même de son père, comme si, pour lui, il était déjà mort. Myopie qui n’est pas sans conséquence. Voulant tout tout de suite, il fuit en avant vers une plénitude imaginaire, car tout tout de suite, c’est le propre de l’éternité : inscrits dans le temps, nous n’y sommes pas encore. Coupé des siens, le cadet dérive bientôt dans la dèche, réduit à se nourrir de caroubes réservées aux porcs : une vie de cochon, dirions-nous familièrement ! Sa décision de revenir chez son père fait suite au constat qu’il ne s’en sortira pas seul : lucide, il entend assumer la conséquence de ses actes, s’accommodant du statut de domestique… Comment imaginerait-il cette prodigalité d’amour de la part de son père ?

Passons au groupe des publicains et des pécheurs : ils viennent à Jésus pour l’écouter. Surprenant pour nous qui, tant de fois, nous éloignons de la Parole du Seigneur parce que nous nous en estimons indignes. Les pécheurs de la parabole sont louables pour leur confiance en Jésus par-delà leur faiblesse. Pour ce fils cadet, il reste précisément ce chemin à parcourir pour s’envisager sans honte fils, et non plus domestique.

Troisième acteur, l’aîné, l’homme du quotidien, solide, sérieux, travailleur, obéissant, même à son âge : mais à l’expérience, sa vertu se révèle pesante, calculatrice et peu joyeuse. Homme du donnant-donnant, pour lui, les chants, la danse et la fête, ça se mérite. Buté, il refuse de demeurer de la famille. Pourtant, pour être fils, il lui reste à retrouver son frère.

Un quatrième intervenant, un domestique de la maison n’aide pas l’aîné à entrer dans la fête : c’est ton frère qui est de retour. Et ton père a tué le veau gras, parce qu’il a vu revenir son fils en bonne santé.

Ce rapport provocant, est dans la ligne du cinquième groupe de personnages de ce récit : Les pharisiens et les scribes récriminent : « Cet homme fait bon accueil aux pécheurs, et il mange avec eux » ! Ils sont prêts à donner raison au murmure et à l’amertume du fils : ce père est trop faible vis-à-vis de quelqu’un qui porte honte à la famille. Mais peut-on accueillir l’Evangile si l’on s’estime ainsi intègre et supérieur aux autres ?

Reste le dernier acteur, le Père de la parabole, qui n’est que père. Sa maison était vraisemblablement « propre en ordre » : l’initiative du jeune fils n’allait-elle pas tout perturber ? Il ne le retient pas malgré lui. D’abord un long silence qui est attente. « Quand on aime, c’est pas comme quand on aime pas ! », disait la vigneronne de mon enfance. Une histoire hassidique évoque le terreau du Premier Testament sur lequel fleurit ce récit :

Un fils de roi, séparé de son père par une longue distance «”» cent jours de marche «”» voudrait revenir ! Ses amis l’encouragent : « Retourne auprès ton père ! » Mais il répond : « Je n’aurai pas la force d’accomplir si long chemin ! » L’apprenant, le père lui adresse ce message : « Fais ce que tu peux, marche selon ta force, et moi je ferai le reste du chemin. » Nous percevons l’écho des paroles de Zacharie et d’autres prophètes : « Revenez à moi, et moi je reviendrai à vous » (Za 1, 3).

Ce père mesure l’exigence de la paternité. Le lien à l’enfant est vivant, et appelle ces pas qui permettent au fils de devenir/demeurer fils. Cela change tout. Celui qui a semé le désordre, revient en mendiant une place de domestique : c’est dans l’ordre des choses. Mais le père sème du désordre, celui de la compassion, en le couvrant de baisers, en lui passant au doigt l’anneau qui est le sceau de l’héritier, la sandale de l’homme libre, et en organisant une fête somptueuse avec veau gras, chants et danse. Le cadet avait d’abord calculé l’avantage du statut de domestique, il goûte la joie d’être fils : comment son cÅ“ur n’en serait-il pas retourné ? Ce pécheur de fils partage maintenant les sentiments des publicains et autres pécheurs qui venaient à Jésus pour l’écouter.

Le père ignore le donnant-donnant. Au fils aîné «”» au vieux pratiquant un peu fatigué que je suis parfois comme à ceux qui sont indifférents «”» il rappelle ce message : « Tout ce qui est à moi est à toi. » Il parle comme le Dieu de l’alliance : « Je vous donnerai une terre, une descendance, un cÅ“ur nouveau, vous serez mon peuple et je serai votre Dieu. »

« Ô Dieu, délivrez-nous des pères fondateurs, des pères protecteurs, des pères supérieurs, de tous les pères écrasants et moralisateurs », lisions-nous, il y a quelques années, dans une transcription féministe du Notre Père. La seule autorité dont se prévaut ce Père, Notre Père, c’est la tendresse compatissante. Bien sûr que cela nous dépasse. Cependant, l’amour ne s’épuise pas en se donnant.

Et nous-mêmes, à quel personnage allons-nous nous identifier ? Pécheur, pharisien, aîné, cadet, serviteur petit rapporteur ? À quelle conversion sommes-nous appelés ? J’ai dit d’abord que le Père était inimitable : pourtant, chacun et chacune de nous sommes peu ou prou père ou mère. Nous ne serons certes jamais tout-puissants ni créateurs, mais le Père de la parabole peut nous rendre vulnérables aux faiblesses, aux nôtres et à celles du prochain. Comment Dieu-Père prendrait-il plaisir à la mort de ses enfants ? En nous acheminant vers Pâques, pensons à ce pardon qui nous rend notre dignité avant de restaurer la fraternité.»

Josué 5, 9a.10-12; 2 Corinthiens 5, 17-21; Luc 15, 1-3.11-32

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