Prédicateur : Père Bernard Bonvin
Date : 24 février 2013
Lieu : Collégiale Saint-Laurent, Estavayer-le-Lac
Type : radio
Peut-on sans mourir voir Dieu de face ?
Pierre, Jean et Jacques, ont-ils vraiment vu Jésus de Nazareth en gloire ? Ni Matthieu, ni Marc, ni Luc n’étaient au Thabor… Luc rapporte ce détail surprenant : « Pierre et ses compagnons étaient accablés de sommeil ; mais, se réveillant, ils virent la gloire de Jésus, et deux hommes à ses côtés […] qui s’en allaient… » Sans doute ne s’attendaient-ils pas à vivre une telle expérience pour se livrer ainsi au sommeil ?
L’Evangéliste Luc interprète pour nous leur expérience en recourant à de symboles empruntés au Premier Testament. D’abord une Voix venue d’une nuée. Dans l’écoute d’une voix, nous sommes récepteurs d’un message qui vient d’un autre ; et la nuée, dans la Bible, voile et manifeste simultanément Dieu. Ici donc, il apparaît que c’est Dieu, Père, qui parle : « Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai choisi, écoutez-le. » D’autre part, la présence au Thabor des grands personnages de l’histoire d’Israël entourant Jésus révèle ce qu’il est : nouveau Moïse et nouvel Élie. Il ne transcrit pas la Parole de Dieu, comme Moïse au Sinaï, mais il est lui-même cette Parole, le Verbe fait chair. Il n’est pas simple prophète de l’alliance comme Élie, il est lui-même alliance entre Dieu et l’humanité, Dieu est avec nous.
Au Thabor, Jésus rayonne Dieu. Le dedans et le dehors coïncident. Transfiguré, il est donc révélé pour ce qu’il est. La tradition orthodoxe, à juste titre, vénère particulièrement cette scène : en effet, si l’écriture de l’icône entend transfigurer le visible par l’invisible, il est normal que l’artisan-peintre s’attache à la beauté du transfiguré qui ne relève pas d’un artifice, un flash de projecteur par exemple, mais elle est le reflet du mystère, du secret intime de celui dont la parole et les actes respirent la relation filiale à Dieu. C’est d’ailleurs au cours d’un moment de prière que son corps est ainsi éclairé de l’intérieur. À juste titre, on dit parfois que la beauté de certains visages pourtant burinés par l’existence, c’est l’excès de leur âme. Alors ce n’est plus le personnage qui est présenté, mais la personne : l’image indélébile de Dieu en elle appelle notre respect inconditionnel.
Dieu se donne à qui il veut et comme il veut. Au Thabor, trois des douze apôtres sont témoins de la Transfiguration. Les trois s’assoupiront à Gethsémani, deux d’entre eux l’abandonneront au moment de sa Passion, et l’un même le reniera ! Étrange, la stratégie de Dieu ! Mais Pierre, Jacques et Jean, demeurent les témoins de la vérité du Verbe fait chair en Jésus de Nazareth.
Certains prétendent que pour le chrétien, la vie vraie commence après la mort. Ce ne fut certes pas le cas pour Jésus : il est transfiguré au moment même où il emprunte la route de Jérusalem, qui culminera à Golgotha. Signe que Dieu, par le Fils, habite le très quotidien : l’étable de Bethléem, l’atelier de Nazareth voire l’émeute de Jérusalem. Et pourtant, devant Jésus, c’est moins l’idolâtrie que l’incrédulité qui nous menace : « Si tu es le Fils de Dieu, change les pierres en pains… descends de la croix et nous croirons en toi… » Ce que Jésus ne fit point, nous l’avons entendu dimanche dernier. Ne serait-ce pas précisément ce mystère de la transfiguration qui conforte les témoins de la foi d’aujourd’hui, ces martyrs méprisés ou pourchassés ? Ils croient ferme que Dieu n’est pas moins dans la fournaise du désert que dans la fraîcheur du Thabor, qu’il y a en nous des germes de résurrection : notre vie ne saurait donc être cantonnée à une salle d’attente.
À chacun/chacune de vivre avec et de Jésus sur les sentiers quotidiens, avec leurs creux et leurs bosses. Comme Pierre, là où il fait si-bon-si-beau, nous voudrions camper : « Maître, il est heureux que nous soyons ici ; dressons trois tentes… » Il ne savait pas ce qu’il disait, précise Luc. Ce n’était déjà que la nostalgie du petit nuage loin des tracas quotidiens, des exigences des autres, des difficultés professionnelles, de la maladie ou de la vieillesse. S’installer où il semble que tout irait bien, que la foi et la vie chrétienne seraient facilitées ! « Il ne savait pas ce qu’il disait ! »
Le récit extraordinaire de la transfiguration nous ramène donc à l’ordinaire de la vie : le transfiguré sera le défiguré du calvaire avant d’être le ressuscité du jardin de Pâques. À nous de suivre Jésus dans la vie telle qu’elle va ! La vraie vie ne commence pas après le trépas. Ici même, il nous appartient d’épier l’empreinte du crucifié-défiguré devenu le ressuscité à la droite du Père : cette empreinte demeure aujourd’hui sur les visages creusés par la faim, ou marqués par le mal de vivre, la violence ou les soucis : « J’avais faim, soif, j’étais nu, malade ou prisonnier, et tu m’as, ou tu ne m’as pas visité. » Ces visages, un jour le Père fidèle les ressuscitera à l’image du Fils bien-aimé. La Parole de Dieu et l’Esprit Saint qui l’actualisent, si nous y recourons, peuvent transfigurer notre regard sur nos proches et nos lointains, et ainsi, ils transfigurent déjà la vie…
Un autre défi nous sollicite plus immédiatement : ici et maintenant, reconnaître le transfiguré sous l’humble signe du pain et du vin de notre eucharistie ? Que l’Esprit Saint nous le donne.»
Lectures bibliques : Genèse 15, 5-12.17-18; Philippiens 3, 17–4, ; Luc 9, 28b-36