«Le Carmel: un laboratoire où les choses se vivent plus intensément»

«La vie carmélitaine n’est pas une vie de renoncement, mais une vie de vocation où l’on peut déployer tout son être». Soeur Marguerite-Marie, religieuse au Carmel de Develier (JU), sait de quoi elle parle. Elle s’est immergée il y a bientôt 40 ans dans le «laboratoire» du Carmel, pour «grandir dans la liberté» et renouer ainsi avec l'»état originel». Dans le cadre de l’année thérésienne, qui marque les 500 ans de la naissance de sainte Thérèse d’Avila, elle témoigne de l’actualité de cette vocation particulière.

Où est l’extraordinaire dans la vie d’une carmélite?

Soeur Marguerite-Marie: Et bien justement, à la manière du monde… il n’y en a pas! Si ce n’est le fait, tout de même extraordinaire, de s’enfermer à vie dans un monastère, de ne jamais partir en vacances, enfin… il y a beaucoup de choses qui posent question. Mais ce sont là peut-être des éléments à ne pas considérer comme «extraordinaires» mais plutôt comme «incompréhensibles». Pour nous carmélites, il y a une part de renoncement, certes, mais ce n’est pas «une vie de renoncement». C’est une vie de vocation où l’on peut déployer tout son être. On ne renonce pas à être soi, on ne renonce pas au bonheur, on ne renonce pas à des joies profondes.

Ce qui nous renvoie au «prêt-à-porter» de certains mots trop exploités: liberté, amour…

Oui, absolument. Car pour beaucoup de monde, le mot liberté évoque la possibilité de pouvoir faire n’importe quoi. Mais je me demande alors, même en dehors du cadre monastique, qui est vraiment libre de faire tout ce que bon lui semble? La liberté pour les chrétiens, et pas seulement pour les carmélites, c’est vraiment cela: parvenir à la liberté d’aimer. La liberté, c’est quelque chose que le Créateur a ancré en nous; c’est la capacité et le désir de faire le bien, d’aimer et de se tourner vers Lui. Grandir dans la liberté, c’est retrouver cet état dans lequel le Seigneur nous a mis en nous créant. Avec la grâce du baptême, nous avons tout ce qu’il faut pour y parvenir.

Est-ce plus facile lorsque l’on vit dans un monastère?

Je dirais que c’est plus intensif. C’est comme un laboratoire où les choses se vivent avec intensité. Au laboratoire, on ne fait que ça.

Pas tout à fait tout de même… Au Carmel, par exemple, vous faites plein de choses !

Ah ?… Vous trouvez ?

On ne peut pas être filles de Thérèse sans avoir un brin d’humour!

A côté des nombreux temps de prière quotidiens, les Sœurs entretiennent la maison, s’occupent des repas, du jardin, confectionnent des bougies, font de l’artisanat, confectionnent la fameuse eau de mélisse du Carmel, récoltent des herbes pour en faire des tisanes, s’occupent de la blanchisserie…

C’est vrai qu’il y a toute une maison à gérer, à entretenir. Récemment, nous nous sommes mises au solaire, pour l’eau chaude. Oui, il y a de nombreux travaux. Nous entretenons aussi les alentours, là où cela ne représente pas un trop grand danger. Au Monastère, nous faisons tout sur place: prière, gagne-pain, loisirs. Mais tout cela à l’intérieur du laboratoire dont je parlais: un laboratoire – souvent laborieux ! – de liberté, d’amitié.

On a de l’humour chez les carmélites ?

Oui, beaucoup. On ne peut pas être filles de Thérèse sans avoir un brin d’humour! Je ne sais pas si vous l’avez fréquentée, mais c’est vraiment extraordinaire ce qu’elle a comme bon sens, comme à-propos, comme réalisme pétillant…

Quand on vit au Carmel, on a déjà un peu un pied au Paradis, non?

Un monastère montre en intensif ce qui constitue la réalité de tout chrétien. Tout chrétien, me semble-t-il, a déjà un pied et demi – sans être mort ! – dans la vie éternelle puisqu’il vit avec Dieu.

Vous dites aimer cette devise: «A défaut de pouvoir faire ce que l’on aime, aimons ce que l’on fait !»

Oui. Que je tronçonne un arbuste au jardin, que je cuisine, que j’aligne des chiffres à la comptabilité ou que je prie… je m’intéresse à la chose, j’essaie de le faire avec goût ! Car tout est bon avec le Seigneur. Tout est pour Lui. Et, comme l’ont bien souligné sainte Thérèse d’Avila et la petite Thérèse, tout est aussi en solidarité avec les hommes. On essaie de vivre pleinement, au mieux, notre vie de personne humaine. La petite Thérèse a dit à un moment, alors qu’elle était très malade et avait de la peine à marcher: «Je marche pour un missionnaire». On veille à ce que chacune fasse des choses qui lui conviennent, qui correspondent à ses dons, à ses capacités, mais en même temps, on veille à ce que le bien commun s’accomplisse.

Sœur Marguerite-Marie, et si vous nous parliez de votre vocation ?

A Coire, ma paroisse, c’était la cathédrale. Les confirmations avaient alors lieu le jour de Pentecôte. Je ne me souviens pas particulièrement de ma confirmation, mais de ce qui s’est passé l’année d’après, où nous, les confirmés de l’année précédente, devions chanter pour les confirmands de l’année en cours. Il y avait les chants, l’orgue, et j’ai compris, dans un éclair – j’avais 12 ans – qu’il y avait un lien entre l’Eglise et l’Esprit Saint. J’ai été aussitôt convaincue que toute ma vie allait être immergée dans ce Mystère. A l’époque, j’étais en classe chez les Sœurs d’Ingenbohl, puis j’ai fait des études commerciales à Coire, chez des Sœurs dominicaines. Malgré toute l’estime que je leur portais, j’étais sûre d’une chose: «moi, bonne sœur ? Jamais !»

Puis je suis partie durant l’été en Suisse romande pour perfectionner mon français. J’avais déjà fait plusieurs séjours à La Neuveville, à Mon Repos, pendant que j’étais à l’école secondaire. Quand j’étais à Sion, quelqu’un m’a donné à lire les manuscrits autobiographiques de la petite Thérèse et j’y ai découvert toutes les aspirations que je portais dans mon cœur. Surtout cette aspiration d’être au cœur de l’Eglise. Je devais avoir 18 ou 20 ans et j’ai compris que participer à l’œuvre du Christ pour le salut du monde n’est possible qu’en vivant pleinement une forme de vie donnée. On ne peut pas tout vivre à la fois. La petite Thérèse l’avait bien compris, elle qui aurait souhaité être missionnaire, docteur, partout dans le monde et à toutes les époques à la fois. Donc, après avoir lu ses manuscrits, il m’est apparu clairement que… oui, mon lieu, à moi aussi, c’était bien le Carmel. J’y suis entrée en 1976; j’avais 25 ans. J’étais la première Suissesse à entrer dans cette communauté qui venait de Montélimar.

Pour vous, l’appel de Dieu a passé à travers ces manuscrits de la petite Thérèse…

Oui. Il y avait déjà quelque chose de semé auparavant, comme je l’ai raconté, et cela s’est ensuite révélé à moi de cette manière. Mais faire le pas, concrètement, ce n’est pas rien. Entrer quelque part, comme disent les deux Thérèse à quelques siècles d’intervalle: «pour toujours, pour toujours, pour toujours !». Et les deux Thérèse, chacune à sa manière, ont exprimé quelque chose de l’ordre de la brisure, de l’arrachement. Je l’ai aussi vécu ainsi.

Combien de carmélites se trouvent actuellement à Develier?

Nous sommes 19 en ce moment. Une communauté de carmélites ne devrait pas dépasser 21, disait sainte Thérèse. L’idée étant de rester une «famille», un espace relativement petit où l’on peut, selon son expression, «être toutes amies».

J’ai vu trois voiles blancs parmi les sœurs…

Oui, mais ce ne sont plus canoniquement des novices, mais des sœurs qui ont prononcé leurs premiers vœux. Elles gardent le voile blanc jusqu’aux vœux solennels. C’est un parcours qui prend en tout environ sept ans.

Comment faites-vous pour assurer la relève?

Et bien justement, on ne fait rien! En gros, c’est depuis les années nonante ou même un peu avant que nous avons des jeunes qui nous rejoignent. Depuis, le noviciat n’a jamais été vide. Il n’y a pas de recette pour cela. C’est Dieu qui appelle.

La vie communautaire, ça n’est jamais facile. Même pour les Sœurs?

Lors d’une session de formation, une jeune novice a dit ceci: «La communauté, c’est un don, mais ça n’est pas un cadeau!» Boutade à part, non, on n’échappe pas aux difficultés de la relation. Mais c’est aussi une joie d’avoir cette difficulté parce que ça nous situe dans le réel. Nous ne planons pas dans une sorte d’idéalisme. Nos soeurs, contrairement à un conjoint, on ne les choisit pas; mais cela permet aussi un certain recul. Nous ne sommes pas sœurs et amies par affinité, mais parce que c’est Dieu qui nous a réunies. Il a ses raisons. Qui, très souvent, nous échappent.

Quel lien feriez-vous entre sainte Thérèse d’Avila, née en 1515, et sainte Thérèse de Lisieux, née en 1873?

Au-delà du fait qu’elles sont toutes deux carmélites, saintes et docteurs de l’Eglise, je dirais que la petite Thérèse est fille de la Madre. Tout comme nous. Et elle est donc notre sœur. La petite Thérèse n’était pas fondatrice; elle est fille. Ella a vécu intensément du charisme de la Mère fondatrice, à sa manière très personnelle. A son époque, on n’étudiait pas les saints du Carmel comme on le fait actuellement. Je ne sais pas dans quelle mesure la petite Thérèse a eu connaissance de près des écrits de la grande, mais même moi, j’ai mis de nombreuses années, pour différentes raisons, avant d’approfondir et apprécier vraiment les écrits de Thérèse la grande.

Je me rends compte que tout, dans notre vie, porte les empreintes de notre fondatrice et nous façonne. Cela nous marque déjà par-delà les œuvres étudiées. Le lien que je ferais entre les deux Thérèse, c’est cette parole de la grande:»L’humilité, c’est marcher dans la vérité», qui a été magnifiquement illustrée par la petite. Oui, l’humilité, c’est marcher dans la vérité. Ce n’est pas s’aplatir, ni se dénigrer; c’est rechercher en toute chose la vérité profonde. C’est se souvenir, avec réalisme, que Dieu est Dieu, notre Créateur, et que nous sommes ses créatures. Cela nous resitue à notre juste place par rapport à Dieu et aux autres.

Et la formation?

Elle est continue et importante, bien sûr. Mais nous prenons conscience que ce ne sont pas prioritairement les conférences ou les études qui nous forment. Il y a cette formation permanente qui consiste à apprendre tous les jours à partir des événements que l’on vit. Dans ce sens-là, l’oraison et la liturgie sont formatrices, la vie fraternelle et le travail le sont aussi, et ainsi de suite. A côté de cela, bien sûr, il y a ce que j’appellerais «une mise à jour des connaissances», via sessions, exposés et études personnelles. Mais la formation, elle est essentiellement dans la vie. Une vie enracinée dans la relation à Dieu, dans une belle humanité avec les autres et dans la paix du cœur. (angelus/ce)

Pierre Pistoletti

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