Nicolas Buttet: «Le prophétisme religieux manque aujourd'hui»

Carême, c’est «un temps béni pour réorienter notre vie vers Dieu», explique le Père Nicolas Buttet. Autour d’une soupe frugale, le fondateur de la communauté Eucharistein insiste sur l’urgence de ce retour filial: à ses yeux, l’unique réponse à la crise de notre temps.

Encore faut-il que l’Eglise, sous nos latitudes, retrouve un souffle «prophétique», ajoute avec douceur et conviction ce religieux globe-trotteur, fraîchement rentré du Qatar, entre une prédication chez les Sœurs de Mère Teresa à Lausanne et un crochet en Valais.

Le carême est là pour nous rappeler l’essentiel. Cet appel peut-il dépasser les frontières de l’Eglise pour atteindre un monde toujours plus agnostique?

Aujourd’hui, le ramadan fascine le monde et les médias. Et s’il y a une vertu de l’islam en Occident, c’est bien celle de rappeler la transcendance, en redisant qu’un monde sans Dieu ne peut pas vivre. Carême, en revanche, suscite moins d’intérêt. Peut-être ne le vit-on plus de manière suffisamment libre ou évidente? Force est de constater que ce retour filial vers le Père passe un peu inaperçu.

Et notre monde hyper matérialiste entend de plus en plus mal cet appel. La blessure est profonde, c’est un drame à la racine culturelle de notre Occident. Or ce monde, précisément, a besoin de se laisser ré-interpeller. Les chrétiens doivent aujourd’hui être prophétiques. Il est urgent d’offrir des signes à cette société de consommation en lui rappelant l’essentiel.

Est-ce encore possible à l’heure où le christianisme semble silencieusement quitter les sphères décisionnelles de nos pays?

Il n’y a qu’un élan prophétique qui puisse soulever ce monde. «Dieu est mort», nos chemins de croix nous le rappellent. Mais nous chrétiens, avons-nous laissé Dieu au tombeau ou l’accueillons-nous comme le Ressuscité? Nous-mêmes, vivons-nous en ressuscité? Qu’est-ce qui rend, dans ce monde, l’annonce chrétienne difficile, si ce n’est la vie problématique des chrétiens? «La tête que vous tirez est plus dommageable à votre foi que vos raisons de croire», nous lançait Nietzsche.

«Nous n’avons plus le courage de mettre la ‘pagaille’ dans l’Eglise.»

Avec le pape, nous avons aujourd’hui une chance incroyable. On ne pouvait pas imaginer, j’allais dire, ce qu’était le christianisme avant que François n’arrive. Il institue un ministère pétrinien charismatique et prophétique par des signes extrêmement éloquents capables de parler au monde. Il nous offre une exemplarité à suivre. Et nous, que faisons-nous?

Le prophétisme religieux manque aujourd’hui, au sein même de l’Eglise. Nous sommes dans une sorte de convenance. Prenez un religieux, il n’y a pas plus confortable que lui. Il fait vœu de pauvreté, mais s’il doit aller chez le médecin ou le dentiste, il a accès à tous les spécialistes de la terre; s’il a besoin d’un ascenseur dans sa maison de deux étages, on va le lui construire. Peu de personnes pourraient s’offrir ce luxe.

Nous n’avons plus le courage de mettre la «pagaille» dans l’Eglise, selon l’invitation du pape. Mais Dieu ne cesse de mettre la pagaille, tout le temps!

Quel devrait être dès lors le «carême» de l’Eglise en Suisse?

Une nouvelle folie. Nous avons institué le 8e sacrement: la «douane pastorale», comme l’appelle le pape. Lorsqu’une personne rencontre le Christ et demande le baptême, on lui demande de s’inscrire sur une liste, avant de s’émerveiller. J’en ai fait l’expérience plusieurs fois, cette année encore. J’ai rencontré une protestante qui a découvert l’Eucharistie et la Vierge Marie. Elle est allée voir une personne qui lui a transmis toute une liste de choses à faire. Arrêtons de nous prendre la tête. Elle aime le Christ, elle l’aimait déjà avant, elle avance. Il ne faut pas dresser le 8e sacrement sur son chemin pour l’empêcher d’accéder aux sept autres.

Faudrait-il donc être moins exigeant?

Non, pas moins exigeant, mais tenir compte des réalités de chaque personne. Le pape le dit lui-même: pourquoi faudrait-il que les gens cheminent vers le baptême comme s’ils avaient déjà reçu la grâce? Et puis, une fois obtenue, on les abandonne.

«Ce n’est pas avec des gens bien sous tous rapports qu’on va changer le monde.»

Ne pourrait-on pas repenser les choses en disant: on vous donne la grâce du baptême et, ensuite, on vous enseigne comment vivre de cette grâce? Au fond, nous sommes restés très pélagiens [Pélage, moine du Ve siècle jugé hérétique par l’Eglise, considérait que tout chrétien pouvait atteindre la sainteté par ses propres forces et minimisait le rôle de la grâce divine, non indispensable à ses yeux, ndlr].

Egalement quant à l’eucharistie?

Oui, il subsiste sans doute un certain pélagianisme autour de l’eucharistie. On a perdu de vue une partie de son mystère et on la réduit à un rite sociologique. C’est au contraire un vecteur de communication de la grâce divine. Lors du dernier synode sur la famille, hormis le cardinal Ouellet, peu de personnes l’ont redit. Tout tournait autour d’un certain légalisme: tu peux ou tu ne peux pas!

Pélage reste d’une actualité étonnante. Nous faisons tout à la force du poignet, avec nos structures et nos moyens jusqu’à réduire, parfois, les rites de l’Eglise à des rites sociologiques.

Il y aurait un double travail à entreprendre, avec un aspect prophétique, pour re-manifester la splendeur du christianisme dans des formes, des attitudes, des comportements qui soient capables de frapper le monde avec une telle clarté, un telle évidence, que les gens ne puissent pas ne pas se poser de questions.

Et puis d’un autre côté, ad intra, offrir une catéchèse capable d’aider les chrétiens à vivre une authentique vie spirituelle. On peut parfois penser qu’être chrétien c’est être gentil, bien sous tous rapports. Non! Parmi les chrétiens, il y a des assassins, des crapules, des barges. Mais des assassins, des crapules et des barges… transformés par la grâce!

La matière première de la grâce, c’est le péché. Ce n’est pas avec des gens bien sous tous rapports qu’on va changer le monde. Or, aujourd’hui on n’a plus le choix: sans révolution on ne va pas pouvoir s’en sortir. Face au mal, à la souffrance, aux crises multiples, il n’y a qu’une solution: Jésus-Christ.

Depuis votre conversion, avez-vous toujours eu cette conviction chevillée au corps, ou vous arrive-t-il d’en douter parfois?

Non, plus j’avance, plus je l’ai. Plus je côtoie le monde, plus elle se confirme. C’était déjà ma conviction lors de ma conversion, il y a trente ans. Elle n’a cessé de croître.

Il y a encore quelques années, on pouvait penser qu’en changeant certaines structures, on trouverait des solutions. Aujourd’hui la complexité des problèmes et la profondeur de la crise sont telles qu’on ne peut plus y croire.

«Je crois que nous n’avons pas pris l’enjeu du temps dans lequel nous vivons.»

On le voit bien, il y a une tension de tout le Moyen-Orient, de toute la planète. La troisième guerre mondiale en morceaux a déjà commencé. On se rend compte que l’économie est sur le point de chavirer complètement. On a toujours voulu fermer les yeux et on continue de le faire, mais la crise de 2008 ne s’est jamais terminée. On a mis des pansements et des emplâtres sur une jambe de bois. On a essayé d’injecter de l’argent à haute dose dans l’économie, mais rien n’y fait. Je reste persuadé que la seule réponse, c’est Jésus-Christ.

Dans l’histoire de l’Eglise, de tout temps, des personnes ont annoncé une fin imminente. N’y a-t-il pas un danger dans ce discours: celui de faire changer les gens par la peur?

Je ne crois pas que ce soit de la peur. Il est plutôt question de réalisme. Quand je vois l’ampleur de la souffrance du monde actuel, les ruptures, les drames affectifs et existentiels; quand on voit la souffrance sur le terrain, la faim, la guerre. 400’000 morts en Syrie, des millions de déplacés. Toute l’Afrique est à feu et à sang, du Soudan au Mali, en passant par le Nigeria et l’Erythrée. Chaque minute, 11 enfants meurent de faim dans le monde, alors que nos moyens logistiques et techniques nous permettraient d’éradiquer ce fléau… Il y a une réalité objective qui est là.

Et au milieu de tout cela, nous vivons l’Année de la miséricorde. Dieu nous aime et le pape a promulgué ce Jubilé pour annoncer cette bonne nouvelle. Mais cette miséricorde n’est pas désincarnée, elle survient dans un monde qui souffre.

Hans Joans, un philosophe allemand, parlait de l’heuristique de la peur: la peur devient une catégorie morale nécessaire pour se secouer devant les drames que nous rencontrons. Je ne me situe pas sur cette ligne, mais plutôt dans une heuristique du bonheur. Ce n’est pas par peur qu’il faut avancer.

L’histoire suit son cours malgré tout, mais la pente est plutôt négative, écologiquement, politiquement, économiquement. On ne peut pas prendre encore 10 ou 20 ans pour avancer de la sorte. Je crois que nous n’avons pas vraiment pris l’enjeu du temps dans lequel nous vivions.

Revenons au carême, pour terminer, plus précisément à votre carême. Cette réorientation est-elle encore utile pour vous, Nicolas Buttet?

(Rires) J’en ai plus que jamais besoin!


Le carême, selon Nicolas Buttet 

Qu’est-ce que le carême?

Un temps pour repartir. On le voit bien, nous sommes pris par le quotidien, parfois submergés… Et là, cette période s’offre à nous pour réordonner toutes nos relations et toute notre vie – à travers la prière: réordonner notre relation à Dieu pour qu’il ait à nouveau la primauté; à travers l’aumône: réorienter notre vie pour que l’autre ait la primauté sur mon ego; à travers le jeûne: réorienter notre vie de telle sorte que la dimension spirituelle ait la primauté sur les aspects matériels.

Ce n’est pas une négation, mais un mouvement de conversion. Les Pères du désert disaient que celui qui n’entrait pas dans la «métanoïa" [renversement en grec, ndlr], tombait dans la «paranoïa«. Carême, pour moi, c’est donc ce temps béni où toute chose est réorientée vers sa véritable finalité.

Pourquoi ce mouvement de conversion est-il indissociablement lié à un effort, une peine? – Carême est d’ailleurs le temps de la «pénitence».

Derrière le mot «pénitence», il y a le terme hébreu «corban" qui, dans la Bible, signifie: «se rapprocher de». Donc le sacrifice, c’est toujours «se rapprocher» de Dieu, des autres et de ce qu’il y a de plus intime en moi-même.

Une telle attitude exige de couper ce qui m’attache, ce qui me lie et me retient. Ce n’est pas toujours agréable, certes, mais ce qui importe c’est de ne jamais perdre de vue la finalité. On coupe des liens pour entrer dans la formidable aventure du rapprochement.

Si on ne voit pas l’aspect positif d’abord, on ne verra que renonciation, sacrifice et pénitence. Il faut revisiter ces termes pour leur redonner leur dimension positive et, en conséquence, chasser le négatif.

Est-ce que ce carême, qui s’inscrit dans l’Année de la miséricorde, revêt une dimension particulière?

L’Année de la miséricorde ajoute le primat de la grâce. Cette fois-ci, les écluses du ciel sont ouvertes et le Seigneur va déverser sa miséricorde là-dedans.


Biographie express

Nicolas Buttet est né en 1961 à Monthey (VS). Il fait des études de droit, puis, à 23 ans, devient le plus jeune député du parlement valaisan (PDC). Il se convertit au catholicisme en 1985 et s’engage au célibat. Avocat et engagé en politique, il travaille ensuite à Rome pour le Vatican. En 1992, il quitte toutes ses activités pour vivre en ermite à Notre-Dame du Scex, dans la falaise au-dessus de Saint-Maurice.

En 1996, il fonde la fraternité Eucharistein qui s’inspire de la vie de saint François d’Assise et met l’eucharistie au centre de la vie commune. Elle compte aujourd’hui quatre maisons: Epinassey, en Valais, Bourguillon, près de Fribourg, Château-Rima et Saint-Jeoire, en France. En 2007, Nicolas Buttet est ordonné prêtre par l’évêque de Toulon, Mgr Dominique Rey, qui reconnaît la fraternité comme Association publique de fidèles. (cath.ch-apic/pp)

Pierre Pistoletti

Portail catholique suisse

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