Père Christian Delorme: «On doit vivre ensemble avec les musulmans»

Entre la doctrine musulmane, qui nie tant la filiation divine du Christ que sa crucifixion et sa résurrection, et la doctrine chrétienne, il ne peut y avoir de syncrétisme. «La contradiction doctrinale est irréductible, mais cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas vivre ensemble!», lance le Père Christian Delorme.

En charge de l’ensemble des paroisses Saint Romain et Saints Côme et Damien (Caluire-et-Cuire), en banlieue lyonnaise, le Père Christian Delorme était mercredi 22 juin 2016 l’hôte de la fondation de Crêt-Bérard (*), située dans la commune vaudoise de Puidoux, en Lavaux, qui dispose d’une vue superbe sur les Alpes.

«Curé des Minguettes»

Connu comme «le curé des Minguettes», un quartier populaire de Vénissieux, dans la banlieue sud de Lyon, membre des prêtres du Prado, dont la vocation est d’aller en particulier vers les pauvres et les non croyants, Christian Delorme donne d’emblée le ton: «La région ici est magnifique, mais au bout de quelques jours, le béton de Lyon me manque… j’ai besoin de respirer le gaz carbonique!»

Né il y a 66 ans dans le quartier de La Guillotière, à Lyon, prêtre depuis 38 ans, Christian Delorme s’est engagé il y a quatre décennies dans le dialogue avec le monde maghrébin, à une époque où l’islam en tant que religion n’était pas au premier plan des préoccupations de ces communautés immigrées. Il a été un des initiateurs de la «Marche pour l’égalité et contre le racisme» de 1983.

Dans l’agglomération lyonnaise, précise-t-il, 25% de la population est d’origine maghrébine, notamment algérienne. Aujourd’hui, la majorité de cette population est de nationalité française.  Mais l’islam effraie les non-musulmans, tandis que les musulmans ont de plus en plus peur des non-musulmans: ils se sentent injustement stigmatisés, de plus en plus discriminés et victimes de ce qu’on appelle désormais l'»islamophobie».

40 ans de compagnonnage avec le monde de l’immigration maghrébine

«J’ai 40 ans de compagnonnage avec le monde de l’immigration maghrébine; j’ai été impliqué dans les combats pour les droits des immigrés». Mais dès sa jeunesse, Christian Delorme a entretenu des liens avec l’Inde – il est un grand admirateur du mahatma Gandhi – et aussi avec la communauté tibétaine en France. Il était alors en contact avec les mouvements non violents, les Communautés de l’Arche de Lanza del Vasto, avec le pasteur Jean Lasserre, du Mouvement international de la réconciliation (MIR), également avec la communauté de Taizé… «J’ai grandi dans l’esprit œcuménique. C’étaient mes universités, avant d’étudier la théologie!»

«Très vite conscient de l’importance de la rencontre interreligieuse,  j’ai été marqué par les figures de Gandhi, du pasteur Martin Luther King, que j’ai croisé à la Bourse du Travail de Lyon un jour de mars 1966… J’avais à peine 16 ans.   Ce sont des précurseurs qui ont guidé ma vie, après la figure de Jésus-Christ, bien entendu!»

Imposition du wahhabisme, une vision étroite de l’islam

L’islam? La «guerre du Kippour», la confrontation militaire israélo-arabe de 1973, marque un tournant sur ce plan, aux yeux du Père Delorme. C’est dans le contexte de la «guerre du pétrole» qu’a démarré une nouvelle islamisation, avec des fonds venant de la Péninsule arabique. Il s’agit dès lors d’imposer une vision étroite de l’islam, le wahhabisme, qui est quasiment devenu la norme de l’islam sunnite.

«Ce n’était pas le cas auparavant. Dans les années 1950, Al-Azhar, au Caire, publiait des fatwas dénonçant le wahhabisme, qualifié de secte. C’est le pétrole qui a été la grande tirelire de la nouvelle islamisation». L’université islamique de Médine, en Arabie Saoudite, a été créée en 1961 pour former au wahhabisme des étudiants, pour la plupart non-saoudiens, et exporter cette vision particulièrement étroite de l’islam. Quant à l’islam des Frères musulmans, [il] «est caractérisé par une piété sans esprit critique, un fondamentalisme qui limite la liberté d’interprétation et qui handicape la recherche de voies nouvelles pour vivre paisiblement l’islam dans nos sociétés de pluralisme», peut-on lire dans son dernier ouvrage (p.51) (**)

Prise d’otage du monde musulman

Le Père Delorme voit également dans la démocratisation du grand pèlerinage à La Mecque – suite à la construction de grandes infrastructures pour accueillir les pèlerins et aux vols bon marché – un grand moyen d’influence, permettant à l’islam propagé par l’Arabie Saoudite de devenir quasiment la norme doctrinale de l’islam. Et de rappeler qu’en 1920, 8’000 pèlerins seulement s’étaient rendus à La Mecque, 150’000 dans les années 1950, et aujourd’hui ce sont des millions…

A ses yeux, les Frères musulmans, soutenus par le Qatar, et les wahhabites, «ont pris en otage le monde musulman». Face à ce danger, le Père Delors se demande «comment, aujourd’hui, en tant que chrétiens, avoir un regard juste sur l’islam, qui soit constructeur de la paix au plan mondial».

L’islamophobie touche aussi les milieux d’Eglise

«On se trouve actuellement dans un contexte d’affrontement de plus en plus fort entre le monde occidental et le monde arabo-musulman, qui est en pleine dynamique de ‘revivalisme’, de réveil religieux, après avoir été éteint durant la période coloniale». Le Père Delorme regrette l’hostilité sans nuances envers les musulmans propagée par les leaders populistes européens, mais qui trouve aussi une résonnance dans les milieux d’Eglise, «où l’on peut entendre des discours moyenâgeux sur l’islam».

Il regrette, par exemple, que Mgr Pascal Roland, évêque de Belley-Ars, ait pu écrire, dans un livret sur l’Année de la miséricorde distribué à la veille du Mercredi des Cendres, que «l’islam propose un Dieu sans l’homme et génère lui aussi le massacre sauvage et massif de ceux qui n’adhèrent pas à son idéologie». Cette vision-là n’est pas la position du magistère de l’Eglise ni le discours du Concile, qui est un discours d’estime, relève le Père Christian Delorme, qui a reçu le 22 mars 2016 le «Prix de la Fraternité» décerné à l’Hôtel de Ville de Paris par des associations œuvrant pour le dialogue interreligieux et inter-convictionnel.

Pour une démarche de reconnaissance de l’autre

«La vision conciliaire n’est pas un discours syncrétiste, c’est une démarche de reconnaissance de l’autre. Ainsi j’accueille aussi la présence du mystère de Dieu chez l’autre, y compris dans ses textes qui peuvent être inconfortables. Je me retrouve ici dans l’approche du Père Christian de Chergé, un des sept moines de Tibhirine assassinés en 1996 en Algérie. Certes, cette approche théologique n’est pas majoritaire dans l’Eglise. Mais avec les musulmans, il y a certainement des choses qui nous rassemblent, comme rencontrer Dieu dans la prière, se mettre sous son regard».

(*) Crêt-Bérard, une institution privée liée à l’Eglise Evangélique Réformée du canton de Vaud (EERV), organisait du 11 mai au 22 juin quatre soirées de conférences sur «L’islam en question(s) – Au croisement des regards». Elles étaient préparées et animées par le pasteur, théologien et écrivain Shafique Keshavjee, le pasteur Timothée Reymond, en charge du dialogue interreligieux au sein de l’EERV, et le pasteur résident de Crêt-Bérard, Alain Monnard.

Les ouvrages du Père Christian Delorme

Le Père Christian Delorme vient de publier, avec l’islamologue Rachid Benzine, qui enseigne à la Faculté protestante de théologie de Paris, «La République, l’Eglise et l’Islam, une révolution française», Bayard éditions, 2016 (**). Il a publié plusieurs autres livres, notamment «L’islam que j’aime, l’islam qui m’inquiète» (Bayard, 2012), et «La Marche» (Bayard, 2013).

Rachid Benzine et Christian Delorme ont déjà publié ensemble «Chrétiens et musulmans. Nous avons tant de choses à nous dire» (Albin-Michel, 1997), et «Les banlieues de Dieu» (Bayard, 1998).

Egalement chercheur associé à l’observatoire du religieux de l’institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, Rachid Benzine a publié «Les nouveaux penseurs de l’islam» (Albin-Michel, 2004), et «Le Coran expliqué aux jeunes» (Seuil, 2013).


De la cohérence en politique

Extrait de l’ouvrage «La République, l’Eglise et l’Islam, une révolution française» (p.190):  »S’il n’y a pas une rupture de l’islam de France avec l’islam véhiculé par le wahhabisme saoudien, ou encore avec l’islam intransigeant d’une grande partie des courants qui se réclament de la mouvance des Frères musulmans et de la pensée d’Hassan al-Banna, la société française ira au-devant de difficultés de plus en plus importantes. Mais comment exiger des musulmans qu’ils prennent réellement leurs distances avec les formes d’islam propagées par le Royaume saoudien et l’émirat du Qatar (ce dernier étant devenu le principal soutien financier et politique des Frères musulmans), si les responsables politiques français, de gauche comme de droite, ne cessent pas, de leur côté, de courtiser ces princes afin d’obtenir leurs investissements et leurs commandes (en particulier d’armement) ?

Chacun, en fait, est invité aujourd’hui à faire preuve de davantage de cohérence. On ne peut pas dire que l’on veut la paix de la société française, et faire, en même temps, des choix qui desservent cette paix. La République est notre bien commun. C’est en nous respectant les uns les autres, et en nous interrogeant sur ce qui nous empêche de nous respecter mutuellement, que nous ferons face aux défis qui sont les nôtres. Car nous ne réussirons qu’ensemble, et pas les uns contre les autres». (cath.ch-apic/be)

Jacques Berset

Portail catholique suisse

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