Gyumri, l'espérance d'une ville exsangue

A Gyumri, le pape François est venu nourrir le courage de celles et ceux qui luttent au quotidien pour endiguer l’exode de la population de la deuxième ville d’Arménie. Reportage.

Gyumri et ses 140’000 habitants ne sont pas habitués à être sous les feux de la rampe. On dirait la ville un peu gênée par l’effervescence que suscite la visite du pape. Depuis quelques années, elle a l’habitude de vivre dans l’ombre de sa grande sœur Erevan, plus grande, plus riche surtout.

Bousculant les protocoles, le pape des périphéries a choisi de s’y rendre, samedi 25 juin, pour encourager une foule éprouvée: «Ne vous laissez pas abattre par l’adversité», a-t-il lancé du podium aménagé devant la mairie de la ville, sur la place Vartanants.

C’est une parole qui ne résonne pas dans le vide, dans cette ville meurtrie. Un fortifiant inoculé dans les veines de celles et ceux qui luttent pour reconstruire ce lieu sinistré depuis un terrible tremblement de terre, en 1988, qui fit plus de 25’000 victimes.

Et ce n’est pas tout. Gyumri a connu la disette quelques années plus tard, lorsqu’en 1991 l’Arménie cessait d’être une République soviétique. Pendant quelques années, il manquait de tout: gaz, eau, électricité, matières premières. Tout était rationné.

Le «monopole des oligarques»

Puis surgit ce que beaucoup appellent ici pudiquement le «monopole de certains oligarques». Avec lui, l’avènement d’un fait nouveau pour la ville: l’exode massif des hommes qui cherchent du travail ailleurs, principalement en Russie. La corruption et le manque d’activités convenablement rémunérées qu’elle entraîne, ont eu raison de la présence de la population masculine.

«Une minorité possède tout et ne laisse que quelques miettes à la majorité»

Rusana Baloyan, jeune maman de 27 ans, en a fait les frais. Son mari est parti pour chercher un salaire «décent» en travaillant sur les chantiers russes. «Auparavant, il travaillait comme caméraman dans une chaîne de télévision républicaine. Il ne gagnait que 50 euros par mois, explique la jeune femme, alors que le salaire minimum devrait être d’environ 100 euros par mois». Dans les faits, les revenus oscillent entre 70 et 240 euros. On pourrait gagner facilement deux fois plus à Erevan, la capitale. Mais le cœur de cette famille bat pour Gyumri. Son mari vient de rentrer. Il travaille désormais comme administrateur d’un hôtel pour 80 euros par mois.

Angela Guévorkyan n’a pas cette chance. Son mari est toujours en Russie et ne rentre qu’une fois par année, à Noël, pour retrouver sa femme et ses trois enfants de 16, 13 et 11 ans. «Le gouvernement et le peuple ne se comprennent pas. Il y a des monopoles dans tous les domaines qui créent un taux de chômage élevé ainsi qu’une séparation flagrante entre les riches et les pauvres. Une minorité possède tout et ne laisse que quelques miettes à la majorité». Ce qu’elle attend de la présence du pape en Arménie: «qu’il change les choses et rende le gouvernement plus attentif au peuple».

«J’ai l’impression de participer à l’histoire»

François apporte donc un bol d’air frais dans cette ville exsangue. Les gens ont afflué de toute l’Arménie et au-delà pour rencontrer le chef de l’Eglise catholique. Lorsqu’il traverse les allées tracées au milieu de la foule, aucune exubérance, aucune démonstration de joie tonitruante. Il y a quelque chose de très digne chez ce peuple, habitué à envelopper ses sentiments d’une certaine pudeur. Pourtant, les personnes rencontrées ont toutes le même sentiment. «J’ai l’impression de participer à l’histoire, confie Susanna Grigoryan. On l’a apprise dans les manuels scolaires. Aujourd’hui, j’en fais partie». Elle en a l’intime conviction: «quelque chose d’important est en train de se dérouler sous nos yeux».

La foi chrétienne de cette jeune femme, directrice de l’association humanitaire helvético-arménienne Kasa de Gyumri, est emblématique de sa génération. Membre de l’Eglise apostolique arménienne, comme plus de 90% de la population, elle est convaincue de la présence de Dieu à ses côtés et, au-delà de cet aspect spirituel sur lequel – comme beaucoup de ses compatriotes – elle ne s’étendra pas, elle sait la valeur structurante de la foi pour l’identité de son pays.

En février dernier, du haut de ses 28 ans, elle demandait le baptême à un prêtre de sa connaissance. Le jour J, alors que toute sa famille était réunie dans la cathédrale apostolique des Sept plaies de Gyumri, qui borde la place centrale, le prêtre s’arrête net et annule tout. Il vient de réaliser que le parrain de Susanna n’est autre que son oncle. «Je ne peux pas vous baptiser, regrette-t-il, il ne faut pas de lien de famille entre le baptisé et son parrain, ça porterait malheur, pour moi comme pour vous». On appelle donc en urgence un voisin qui accepte immédiatement de prendre ce rôle. Tout est bien qui finit bien: Susanna sera baptisée.

L’attitude de ce prêtre est à l’image d’une certaine partie du clergé arménien qui reste attachée de manière rigoriste aux traditions de l’Eglise. Dans ce contexte, le mot œcuménisme n’a pas toujours bonne presse. Qu’en dit-elle? Quel regard pose-t-elle sur le pape? Elle lui est d’abord reconnaissante: il s’intéresse à sa nation et à sa ville de Gyumri. Mais ce «papolikos», comme elle l’appelle affectueusement, a quelque chose de particulier. «Il est aimé par tout le monde ici parce qu’il vit pauvrement et qu’il aime les pauvres».

Le miracle du «papolikos»

Du «papolikos» au «catholicos», la transition est facile. Lorsqu’elle évoque Karekin II, l’actuel chef de l’Eglise arménienne, elle fait référence à l’un de ses prédécesseurs, Vazguen Ier (1908-1994). «C’était un homme aimé par les Arméniens, un fin stratège, un homme intelligent et profond. Karekin II, lui n’est pas autant aimé». Un sentiment que d’autres partagent en Arménie.

Alors que la messe touche à sa fin sur la place Vartanants, Susanna livre son espérance. «J’attends de cette rencontre un miracle de paix. Un avenir pour tout le monde, ici à Gyumri, et la fin de la guerre». C’est que cette guerre n’est pas loin, à quelques centaines de kilomètres plus à l’est, du côté de l’Azerbaïdjan. Les tensions dans le Haut-Karabagh ne sont pas éteintes, elles ont à nouveau émergé en avril dernier. Difficile d’y croire, tant Erevan et Gyumri sont paisibles. Et pourtant, ce conflit récemment ravivé c’est un nœud dans son cœur, une crainte silencieuse: son jeune frère est en train d’effectuer son service militaire.

Lorsque le pape quitte la ville, en début d’après-midi, le temps reste suspendu jusque dans la soirée. Puis, les choses reprennent leur cours ordinaire. Le pape argentin a déversé sur Gyumri une nouvelle dose de courage. Susanna, Angela et Rusana rejoignent leur quotidien, confirmées dans leur espérance, celle qui voit poindre avec certitude un filet de lumière, ténu mais invincible. (cath.ch-apic/pp)

Pierre Pistoletti

Portail catholique suisse

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