Dossier: Saint-Luc, ou le renouveau de l'art sacré en Suisse romande

Au lendemain du conflit politico-religieux du Kulturkampf, dès le début du XXe siècle, une créativité artistique débordante a secoué l’Eglise catholique en Suisse romande. Architectes, orfèvres, peintres et sculpteurs se sont attelés à renouveler l’art sacré, en redonnant aux édifices religieux un rayonnement que le XIXe siècle aurait étouffé. Associés à l’initiative d’Alexandre Cingria (1879-1945), des dizaines d’artistes formèrent le Groupe de Saint-Luc. Il égaya le patrimoine religieux romand durant la première moitié du XXe siècle.

Il faut se plonger dans le contexte ecclésial de l’époque pour comprendre l’essor de ce Groupe dit de «Saint-Luc». C’est une période faste pour le catholicisme en Suisse romande. Entre 1920 et 1945, en effet, pas moins de 120 églises sont dédicacées dans le seul diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg – soit presque cinq par an. Un essor que l’on peine à imaginer, quelques décennies plus tard.

Deux chantiers précurseurs

«Après une période difficile, le catholicisme sort renforcé du Kulturkampf», explique Camille Noverraz, historienne de l’art qui consacre actuellement une thèse au Groupe de Saint-Luc à l’Université de Lausanne. «L’Eglise catholique retrouve une légitimité sociale dans les cantons protestants et connaît une forte croissance». Les lieux de culte ne suffisent plus à contenir des fidèles toujours plus nombreux. Il faut les restaurer, les agrandir voire en créer de nouveaux. Il faut également renouveler l’image de l’Eglise et l’art joue un rôle prépondérant.

Dans ce contexte, deux chantiers genevois de l’immédiat avant-guerre vont se révéler précurseurs: la restauration de la basilique Notre-Dame et la réalisation de l’église Saint-Paul de Grange Canal. Ils cristallisent un double renouveau, à la fois artistique et théologique, autour de celui qui deviendra la figure de proue du Groupe de Saint-Luc: Alexandre Cingria.

Écuyers de cirque et gros lézard

Cingria – artiste peintre, décorateur, dessinateur, critique d’art et écrivain vaudois – publie dans les Cahiers Vaudois en 1917 La décadence de l’art sacré, qui deviendra une référence importante du Groupe, fondé deux ans plus tard, en 1919. Il s’insurge contre les productions «sulpiciennes» du XIXe siècle: statues en stuc produites en séries, mièvres et figuratives à l’excès. »Il faut lire ce manifeste, sourit Camille Noverraz, il est savoureux. ›Qui prendrait enfin pour saint Michel cet écuyer de cirque qui jongle avec un gros lézard’ se demande-t-il avec la fougue qui le caractérise».

Cingria attribue la déchéance de l’art sacré à la séparation de l’art religieux et de l’art vivant. Selon lui, au sortir du XIXe siècle, l’art religieux se complait dans des réalisations stéréotypées, sans originalité ni touche artistique. Il faut donc de «revivifier» l’art sacré.

Tradition et modernité

C’est cet idéal que poursuit le Groupe de Saint-Luc. Il rassemble autour de Cingria des artistes comme le sculpteur François Baud, l’orfèvre Marcel Feuillat ou le verrier Marcel Poncet. Le Groupe propose la création d’oeuvres d’art reposant sur un terreau de traditions solides dont le Moyen Age est la principale source. Leur création se veut également moderne. Les artistes du Groupe vont ainsi mêler à ces références traditionnelles des apports issus de l’art contemporain.

«Le début du XXe siècle voit l’essor de différents courants, comme le cubisme, qui a un certain impact sur ces artistes. Ils osent le faire entrer dans l’église», explique Camille Noverraz. Une gageure, sachant que l’Eglise considère d’un mauvais œil cette nouvelle forme artistique, le jugeant même «maléfique».

Le Groupe va entreprendre la réalisation de plus de soixante ouvrages dans toute la Suisse romande.

Le Groupe de Saint-Luc n’ira cependant jamais vers une «modernité franche», poursuit Camille Noverraz. «On intègre parfois certains éléments modernes ou des réalisations cubistes aux oeuvres picturales de manière plus ou moins avouée. Mais, pour ne pas trop choquer et répondre à la demande des commanditaires, les églises conservent toujours, particulièrement dans leur aspect extérieur, une apparence rustique et campagnarde.

Un art total

Difficile donc de définir en deux mots cet art hybride. On peut toutefois en esquisser les traits caractéristiques. Les artistes du Groupe de Saint-Luc sont profondément attachés à la «latinité» de leurs œuvres, par opposition au germanisme. C’est également un mouvement d’art total qui rassemble différentes compétences artistiques: de l’architecture au vitrail en passant par la mosaïque, l’orfèvrerie, la sculpture ou encore la broderie.

Dans ce faisceau de compétences, l’architecte fribourgeois Fernand Dumas (1852-1956) jouera le rôle du magister operis médiéval. Il pense, conçoit et réalise plus de 30 nouvelles églises – sans compter les rénovations ou les agrandissements. Rien n’échappe à son travail. Il dessine tout minutieusement, jusqu’aux poignées de porte, et s’associe ensuite des artistes régionaux ou internationaux. Il choisit avec quels artistes du Groupe il compte s’associer, sachant exactement à qui s’adresser pour parfaitement réaliser ses projets selon les techniques utilisées.

Les années fastes

Le Groupe va connaître son essor entre les deux guerres, grâce notamment au soutien de Mgr Marius Besson, évêque de Lausanne, Genève et Fribourg. L’évêque va prudemment encourager le travail du Groupe, «contesté, mais tout de même si beau». En réalité, il se situera entre deux feux, cherchant à placer Dumas sur de nombreuses réalisations, tout en protégeant le Groupe contre ses détracteurs, sans jamais avouer son soutien officiel.

«Les artistes ont su respecter une ligne qui leur était imposée tout en y insufflant une authentique nouveauté»

Fort de cet appui, le Groupe va entreprendre la réalisation de plus de 60 ouvrages dans toute la Suisse romande. Parmi les œuvres les plus remarquables: les églises de Semsales (1922-26), d’Echarlens (1924-26), de Finhaut (1927-30), de Saint-Pierre à Fribourg (1927-53), de Tavannes (1928-30), de Lutry (1929-31), la Marienkirche de Berne (1931-41), l’église de Fontenais (1933-35), d’Orsonnens (1934-36), ou encore la rénovation de l’église Notre-Dame de Lausanne (1932-35).

Le Groupe va également bénéficier du soutien de la revue Nova & Vetera fondée par le futur cardinal Journet en 1927 grâce à laquelle son rayonnement se fera international. Mais la critique ne sera pas unanime pour autant. Au contraire, «le clergé et les fidèles, souvent, ne comprennent pas le sens de ces réalisations artistiques. Ils sont, au fond, attachés aux formes d’art plus accessibles, préférant parfois les oeuvres ‘saint-sulpiciennes'». Le Groupe fera face à énormément de critiques et sera même «persécuté», selon Camille Noverraz, par l’Observateur de Genève – l’ «Organe mensuel de défense de la civilisation chrétienne» – qui traitera les artistes du Groupe de bolchévistes. «L’oeuvre picturale et sculpturale condense les critiques. Certains prêtres, comme celui d’Echarlens, iront jusqu’à remplacer certaines statues».

Le pape s’en mêle

Mais c’est de plus haut que viendra un obstacle majeur à la création de ces artistes. Dans un discours à la Pinacothèque vaticane, le pape Pie XI dénonce, en 1932, «les exubérances modernes» qui donnent aux églises des allures «d’usine, de comptoir à échantillons ou de garage».

Suite à ce discours, le soutien de Mgr Besson se fera plus prudent et le Groupe deviendra moins audacieux. Les églises de Fernand Dumas, qui s’ouvraient aux formes modernes à Saint-Pierre de Fribourg ou à la Marienkirche de Berne, par exemple, se tourneront vers un régionalisme de plus en plus marqué. C’est le cas de Mézières, Bussy ou encore Travers. Des scissions éclateront au sein du Groupe, entraînant la démission du Genevois Adolphe Guyonnet, architecte de Saint-Paul de Grange-Canal.

La Seconde Guerre mondiale va, elle aussi, enrayer l’essor du Groupe de Saint-Luc. Mais c’est surtout la mort de Mgr Besson et celle du fondateur du mouvement, Alexandre Cingria, en 1945, qui marquera son déclin. Quel sera son héritage? Camille Noverraz réfléchit…: «Je crois que la fin du mouvement Saint-Luc marque la fin d’un Groupe d’art religieux en Suisse romande. Il reste un héritage direct en Suisse alémanique ou le Groupe a perduré et existe encore aujourd’hui».

Un siècle après la fondation du mouvement, l’historienne lausannoise reste étonnée de l’audace de ces artistes «religieux». «Ils ont su tout à la fois respecter une ligne qui leur était imposée, tout en y insufflant une authentique nouveauté». Et leurs réalisations parsèment la Suisse romande. A leur manière, ils ont cherché à concilier le monde de l’art et celui de l’Eglise», lui insufflant une certaine vitalité au lendemain d’un XIXe durant lequel elle avait tendance à se recroqueviller. (cath.ch-apic/pp)

Pierre Pistoletti

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