Professeur Bujo: Il existe bel et bien une manière africaine de croire au Dieu de Jésus Christ

La théologie catholique ne se résume pas aux concepts en vigueur dans la culture occidentale gréco-latine. L’abbé Bénézet Bujo, ancien professeur de théologie morale et d’éthique sociale ainsi que de théologie africaine à l’Université de Fribourg, le rappelle dans son nouvel ouvrage, «Le Credo de l’Eglise en dialogue avec les cultures».

Pour le professeur d’origine congolaise (RDC), il existe bel et bien une manière africaine de croire au Dieu de Jésus Christ, et par conséquent, il y a effectivement un christianisme occidental et un christianisme africain: «Le christianisme que l’on vit est une interprétation de l’Evangile selon la culture. L’Occident a interprété sa culture de façon à ce que les chrétiens européens puissent vivre l’Evangile, tandis que l’Afrique a reçu l’Evangile déjà mâché selon la culture européenne!».

L’héritage colonial

Il faut se rappeler, insiste-t-il, que les missionnaires étrangers «travaillaient la main dans la main avec les puissances coloniales et que l’Evangile lui-même fut proclamé dans ce contexte imbibé de préjugés».

Le pape Paul VI fut le premier pape à visiter l’Afrique, et lors de son célèbre discours à Kampala, en Ouganda, en conclusion du Symposium des évêques d’Afrique, il lançait le 31 juillet 1969: «Africains, vous êtes désormais vos propres missionnaires!»  Et d’insister: «Vous pouvez et vous devez avoir un christianisme africain». Un appui bienvenu pour tous ceux qui, comme le professeur Bénézet Bujo, militent pour que la théologie catholique ne se résume pas aux concepts en vigueur dans la culture occidentale gréco-latine.

Le christianisme que l’on vit est une interprétation de l’Evangile selon la culture, et le pape Paul VI, au Concile Vatican II, s’était déjà montré sensible à la problématique du dialogue avec les cultures (voir par exemple l’Encyclique «Ecclesiam suam»), rappelle l’abbé Bénézet Bujo, ancien professeur ordinaire de théologie à l’Université de Fribourg.

Spécialiste reconnu de la «théologie africaine», expert invité par Benoît XVI à Rome au Synode sur l’Eucharistie en 2005 et au Synode sur l’Afrique en 2009, le professeur Bujo continue son travail d’explication de la foi chrétienne du point de vue de la culture de l’Afrique noire. Car pour lui, la politique coloniale et la période missionnaire n’ont pas pris suffisamment en compte l’importance de la culture africaine.

Les Africains ont été contraints d’adopter l’interprétation du message évangélique sans aucun recours à leur propre tradition et vision du monde, que l’on a longtemps considérées comme «primitives» du point de vue occidental. Les Noirs ont été ainsi forcés d’entrer dans la façon de vivre, d’agir et de penser des Occidentaux.

Une autre façon de penser

Dans son nouveau livre, le professeur Bujo, qui a déjà publié trois volume de la série «Théologie africaine au XXIe siècle» aux éditions Academic Press à Fribourg, poursuit sa recherche afin d’expliquer aux fidèles africains subsahariens la profession de foi que la liturgie leur propose, particulièrement dans les célébrations eucharistiques du dimanche.

Pour ce faire, il lui a semblé plus judicieux de mettre en évidence le Symbole des Apôtres, la profession de foi chrétienne en usage en Occident, le Credo. A ses yeux, le Symbole de Nicée-Constantinople, adopté ultérieurement lors du concile œcuménique de Nicée de 325 et complété lors du concile de Constantinople de 381, est alors déjà marqué par les discussions philosophiques issues de la culture gréco-latine.

Le Symbole des Apôtres est plus proche de la culture africaine

«Le Symbole des Apôtres est plus proche de la culture africaine. Il rejoint mieux le langage et les caractéristiques de la conception africaine, plus proches de celle de la Bible. Le Symbole de Nicée-Constantinople contient beaucoup de concepts de la philosophie gréco-romaine que l’on ne trouve pas en Afrique. On ne les comprend pas, quand par exemple il est dit: «de même nature que le Père» (latin: consubstantialis). Les concepts «nature et surnature» ne disent pas grand-chose aux Africains subsahariens, explique le professeur Bujo.

«Pour l’Africain, il n’y a pas cette dichotomie nature-surnature, il y a l’homme, tout simplement. Dans la conception africaine, l’homme ne peut pas échapper à Dieu, toute la création est déjà don (et donc grâce) de Dieu. Les Africains ne comprennent pas les concepts philosophiques occidentaux «gréco-scolastiques». Ainsi, pour la culture d’Afrique noire, pour en rester à cet exemple, la nature n’est pas corrompue et par conséquent on n’a pas la notion du péché originel comme en Occident».

Les concepts philosophiques occidentaux ne sont pas compris en Afrique

Certes, pour l’Africain, le baptême a un sens, mais pas celui de réparer la nature. «Pour nous, le manquement d’un seul hommme ne peut pas corrompre tout l’ubuntu, entendez l’humanité dans ses racines. Ainsi l’enfant à baptiser est innocent, mais il entre dans un monde où ses ancêtres ont laissé de mauvaises traces qui n’encouragent pas une saine atmosphère de vie idéale», poursuit Bénézet Bujo.

«Le baptême confère les forces nécessaires pour affronter les difficultés inhérentes à la vie de la communauté tridimensionnelle et se rapprocher de l’idéal du bumuntu tel que Dieu le veut depuis la création».

«L’engendrement mutuel»

Concernant le mystère de la Trinité, le professeur Bujo met en avant ce qu’il nomme «l’engendrement mutuel». «Pour les Africains, il faut partir de la relation interpersonnelle: ce n’est pas ‘je pense, donc je suis’, mais nous existons par la relation aux autres, et par là, on doit s’engendrer mutuellement!» Cette relation interpersonnelle d’engendrement/enfantement mutuel, pense l’Africain, doit se retrouver en Dieu pour expliquer les trois personnes divines.

Pour l’homme africain, note le professeur Bujo, la communauté est composée de trois entités: les vivants, qui ne sont pas la réalité entière. Ils sont précédés par les morts (2ème entité), à honorer, car ils lient les vivants à l’au-delà. Les morts ne peuvent vivre sans l’amour des vivants, et – 3ème entité – les non-encore-nés. Ces derniers existent dans la pensée de Dieu et peuvent être mis en relation avec le Christ qui, depuis toute éternité, était dans le sein du Père. L’abbé Bujo peut s’appuyer dans ce cas sur le Livre de Jérémie (I,V) «Avant que je t’eusse formé dans le ventre de ta mère, je te connaissais, et avant que tu fusses sorti de son sein, je t’avais consacré, je t’avais établi Prophète des nations».

Une vision «holistique»

«C’est à partir de là que l’on peut développer une christologie: le Fils de Dieu est, depuis toute éternité, dans le sein de son Père, avant d’être dans le sein de Marie…», insiste-t-il. La vision «holistique» que l’auteur propose au public africain dans son nouveau livre se base sur l’interprétation théologique classique, mais se permet d’interroger et de compléter celle-ci du point de vue de la culture de l’Afrique subsaharienne.

Dans son ouvrage, Bénézet Bujo parle du Dieu des ancêtres qui ne s’oppose pas à celui de Jésus Christ. Il y est également question de s’interroger sur ce que signifient les réalités comme l’Esprit Saint, la descente aux enfers, l’Eglise, la communion des saints, la résurrection de la chair,  la vie éternelle, etc. dans la logique de la rationalité et du contexte africains.

Ainsi l’Eglise par exemple ne peut être saisie qu’à partir de la communauté à trois dimensions qui forment la famille africaine. De même le jugement dernier ne pourra pas se passer de recourir à la palabre africaine qui est si fondamentale dans la vie quotidienne subsahharienne. Il en va de même de la rémission de péché où on devra concevoir le sacrement de la réconciliation par étapes, suivant le modèle de la palabre africaine.  Le professeur Bujo ne sait pas comment certains, à Rome, vont réagir à son dernier ouvrage, mais il rappelle qu’il a déjà écrit cela souvent, «mais certes pas avec la même ampleur!» JB

 

(*) Bénézet Bujo «Le Credo de l’Eglise en dialogue avec les cultures – Existe-t-il une manière africaine de croire au Dieu de Jésus Christ?» Academic Press Fribourg 2016, 232 pages.


Bénézet Bujo, ancien professeur de l’Université de Fribourg

Spécialiste reconnu de la «théologie africaine», l’abbé Bénézet Bujo fut professeur ordinaire de théologie morale, d’éthique sociale et de théologie africaine à l’Université de Fribourg de 1989 à 2010. Fin connaisseur de la réalité du continent noir, il a déjà publié, à part son «Introduction à la théologie africaine» (Academic Press 2008), trois volumes de la série «Théologie africaine au XXIe siècle – Quelques figures» aux éditions Academic Press Fribourg. Cet ouvrage collectif, dont les deux premiers tomes parus en 2002 et 2005 ont été réédités en 2014 et 2015, a été complété par un troisième en 2013. Tous les trois sont disponibles aussi en anglais et en portugais, les deux autres langues étrangères courantes pour la théologie en Afrique.

Dictionnaire de théologie africaine

Le professeur Bujo participe également à la rédaction du Dictionnaire de théologie africaine, édité par l’Association des Théologiens Africains (ATA), pour lequel il rédige deux contributions sur la communauté africaine et la palabre africaine. Il a écrit en 2007 une prise de position détaillée sur la conception africaine du mariage dans son livre «Plädoyer für ein Modell von Ehe und Sexualität. Afrikanische Anfrage an das westliche Christentum» (Herder Verlag, Freiburg in Breisgau), disponible aussi en langue anglaise. Bien que retraité depuis 2010, le professeur Bujo accompagne comme co-directeur de thèse quelques étudiants à l’Université de Fribourg et dans d’autres hautes Ecoles en Europe.

Prêtre du diocèse de Bunia, au nord-est de la République démocratique du Congo, le professeur Bujo a fait ses études de philosophie et de théologie au Congo et en Allemagne. Il est auteur de plusieurs ouvrages sur saint Thomas, sur la morale interculturelle et la théologie africaine.


Au départ, le mouvement de la Négritude

Le mouvement de la Négritude – avec notamment des intellectuels comme Aimé Césaire (Martiniquais) et  Léopold-Sédar Senghor (Sénégalais) – et les écrivains noirs furent les premiers à critiquer le «colonialisme culturel». Les théologiens africains leur emboîtèrent le pas en élargissant la problématique au domaine de la foi chrétienne.

Les débats sur la «théologie africaine» ont déjà commencé dès la fin de la Seconde Guerre mondiale après la publication de l’ouvrage «Philosophie bantoue», du Père Placide Tempels, un missionnaire franciscain flamand. S’étant mis à étudier la culture africaine sur le terrain, en parlant la langue des autochtones, il était arrivé à la conclusion que, pour les Africains, le plus important était l’action dans la vie, qu’il a baptisée la «force vitale». Cette conception renvoie à l’interaction entre individu et communauté: l’action de l’individu est vitale pour la survie de la communauté et vice-versa.

Ainsi le débat était lancé bien avant les indépendances, avant tout dans l’espace francophone, en particulier avec l’ouvrage collectif «Des prêtres noirs s’interrogent» (1956), et à l’Université Lovanium, notamment dans sa Faculté de théologie fondée en 1957.

La théologie africaine apparue plus tard en Afrique anglophone

Dès les années 60, Kinshasa est devenu le centre de la théologie africaine, avec des personnalités comme l’abbé Vincent Mulago Gwa Cikala Musharhamina, professeur à Lovanium. Il avait fondé le Centre d’Etudes des Religions Africaines (CERA) et la revue Cahiers des religions africaines. Premier professeur congolais nommé à l’Université et notamment à la Faculté de théologie de l’Université Lovanium, celui qui était surnommé le père de la «philosophie bantoue» est aujourd’hui décédé (voir l’étude sur sa théologie dans Vol. I de la Théologie africaine éditée par Bujo/Ilunga, Academic Press 2002/2014). Au moment des indépendances africaines, Kinshasa était alors la seule Faculté de théologie catholique de toute l’Afrique!

La recherche sur la théologie africaine a fait son apparition plus tard dans le monde anglophone, notamment avec l’Institut Pastoral catholique de Gaba-Kampala (API-GABA), en Ouganda, fondé en 1967. (apic/be)

Jacques Berset

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