La difficile mais irrésistible ascension du Buen Vivir en Amérique latine

Inspiré par les peuples indigènes du continent, le Buen Vivir est un concept qui prend de l’ampleur en Amérique latine. Mais cette démarche se heurte aux politiques «développementistes» de nombreux Etats, basées sur l’exploitation à outrance des ressources naturelles.

La scène se passe le 22 juin 2012, à Rio de Janeiro, au Brésil, lors du dernier jour du Sommet des peuples pour la planète, «Rio+20». Sur la scène dressée à l’Aterro do Flamengo, la zone réservée aux mouvements alternatifs, plusieurs dizaines de caciques indigènes de toute l’Amérique latine se sont regroupés, en tenue et maquillage traditionnels. Le plus connu d’entre eux, Raoni Metuktirecaiapó, chef du Peuple Caiapó, dans l’Etat du Mato Grosso du Sud, au Brésil, s’avance devant le micro.

«Nous, représentants des peuples et des organisations indigènes, d’une seule voix nous exprimons aux gouvernements, aux corporations et à l’ensemble du monde notre cri d’indignation et de refus des graves crises qui s’abattent sur toute la planète et l’humanité, conséquences du modèle néo-développementiste et prédateur qui accentue le processus de marchandisation et de financiarisation de la vie et de notre Mère Nature».

Après avoir évoqué la situation de quelques peuples indigènes sur le continent, le dignitaire caiapo, qui porte un impressionnant plateau labial, conclut: «Nous défendons des manières de vivre plurielles et autonomes, inspirées par le modèle du ‘bien vivre’, dans lequel la Terre Mère est respectée et protégée, et dans lequel les êtres humains ne représentent qu’une espèce entre toutes celles qui composent la pluridiversité de la planète.»

De l’avis de nombreux observateurs latino-américains, ce discours de Raoni a constitué une sorte de vitrine continentale pour un concept apparu dès 2008 dans la nouvelle Constitution de l’Equateur, puis l’année suivante dans celle de la Bolivie. Le ‘bien vivre’ (Buen Vivir ou Vivir Bien) est en effet longtemps demeuré un paradigme sociétal relativement confidentiel dans de nombreux pays latino-américains, alors même que les peuples indigènes le proposent depuis plusieurs décennies.

Le Buen Vivir selon les FARCs

«Parmi les grands principes du Buen Vivir figurent notamment l’abandon de la possession comme facteur d’épanouissement et la reconnaissance de la propriété collective des terres aux communautés qui y vivent, souligne Humberto Ortiz Roca, économiste et Secrétaire exécutif de la Commission épiscopale d’action sociale (CEAS) du Pérou. Inspiré des pratiques existantes au sein des communautés indigènes, le Buen Vivir explore ainsi différents domaines mais avec, dans tous les cas, l’objectif d’améliorer la situation des populations et leurs conditions de vie et de coexistence.»

Ce dernier objectif a d’ailleurs été présent lors des négociations de paix entre le gouvernement colombien et la guérilla des FARCs, en Colombie. Ces derniers ont ainsi exigé des mesures pour garantir le «bien vivre et la justice sociale». Les négociateurs ont même été jusqu’à expliquer en détail qu’ils cherchaient «la participation politique et sociale, le travail, l’éducation, la santé, le logement, la sécurité sociale, la culture, les loisirs, l’eau, un environnement sain, ainsi que l’accès aux services publics».

«Ni triste, ni affamé»

Au Salvador, le gouvernement du Front Farabundo Marti de Libération Nationale (FMLN), dirigé par le président Salvador Sánchez Cerén, a déjà adopté depuis des années le «Buen Vivir» pour philosophie. Durant la campagne électorale de 2014, le futur président (ill a été élu à la tête du pays le 1er juin 2014) avait publié un livre intitulé Le pays que je veux, dont le slogan était: «l’espoir dans le ‘bien vivre’ est dans le cœur des gens». Dans cet ouvrage, Salvador Sánchez Cerén souligne qu’il faut «abandonner cette vision néolibérale de la division des droits économiques et sociaux».

Le diplomate guatémaltèque Juan León Alvarado affirme que dans son pays, la définition du Buen Vivir est la coexistence harmonieuse avec l’environnement. «Selon nos ancêtres mayas, le ‘bien vivre’ signifie que l’homme ne doit ressentir ni tristesse, ni faim. Il doit entretenir de bonnes relations humaines et posséder une éducation».

Le Buen Vivir, difficile mais… incontournable?

Cependant, pour Alberto Acosta, économiste équatorien spécialiste des peuples premiers, ces prises de positions en faveur du Buen Vivir, même si elles sont toujours plus nombreuses, se heurtent à une réalité politique et économique implacable. «Jusqu’à présent, tous les gouvernements du continent, qu’ils soient de droite ou de gauche ont mené des politiques développementistes offensives. Et même les gouvernements progressistes qui ont été au pouvoir au début du 21ème siècle ont approfondi leur dépendance économique aux ressources naturelles afin de financer leurs politiques sociales, souvent d’ailleurs au détriment des droits des peuples traditionnels».

A l’image du Brésil et de l’Argentine, les deux nations économiquement les plus puissantes du continent, le récent retour au pouvoir de gouvernements tenants d’une ligne économique néo-libérale, ne laisse guère d’espoir sur l’adoption de politiques tournées vers le Buen Vivir. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter le rapport de l’ONG Living Amazon, publié le 13 juin 2016. Entre 2014 et 2015, la déforestation a augmenté de 16% par rapport à l’année précédente. En cause, la course aux terres et aux ressources qui se traduit surtout par l’explosion des activités agricoles (monocultures et élevage de bétail), l’expansion des industries minières, la multiplication des exploitations minières et la construction de nouvelles routes permettant le développement du commerce avec l’Asie de l’Est.

Reste que le Buen Vivir pourrait bien s›imposer, à terme, comme une alternative incontournable à un style de vie qui présente des limites politiques, économiques, sociales et environnementales de plus en plus évidentes. D’ailleurs, pour le sociologue uruguayen, Eduardo Gudynas, «la discussion ne devrait plus se centrer sur la validité de ces avertissements, mais passer au stade d’évaluation des alternatives». En incluant plus que jamais à la discussion les peuples natifs d’Amérique latine dans la réflexion? Raoni et les caciques indigènes d’Amérique latine, eux, sont prêts.


Le Buen Vivir et sa concrétisation politique

En septembre 2008, 64% des votants équatoriens ont adopté une nouvelle Constitution dont le préambule déclare vouloir construire «une nouvelle forme de coexistence citoyenne dans la diversité et l’harmonie avec la nature, afin de parvenir au sumak kawsay«. Ce texte de loi fondamental est ainsi le premier au monde à reconnaître, dans la ligne de la cosmovision andine, les droits de la nature. L’environnement n’est plus considéré comme quelque chose que l’on s’approprie, que l’on exploite jusqu’à sa dégradation et sa disparition pour s’enrichir. L’Etat a ainsi le devoir de veiller au respect intégral de son existence, de son entretien et du renouvellement de ses cycles vitaux, de ses fonctions et de ses processus évolutifs. La nature possède un droit à la réparation. L’Etat doit prendre des mesures de protection, en particulier à l’encontre des diverses activités pouvant conduire à la disparition des espèces animales et végétales et de leur patrimoine génétique.

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De nombreuses dispositions ont été prises pour traduire dans la pratique le concept de sumak kawsay. Parmi elles, on trouve la reconnaissance du droit inaliénable de l’eau, l’autorisation aux peuples originaires de former des circonscriptions territoriales avec les compétences d’un gouvernement autonome, ainsi que le droit de ces peuples de maintenir leur identité culturelle et la promotion de leur patrimoine culturel.

Un concept qui essaime

La Bolivie, sous l’impulsion de son président Evo Morales, a intégré en 2009 les priorités du Buen Vivir dans sa Constitution «interculturelle, pluriethnique et plurinationale». Les articles constitutionnels boliviens 346 et 347 stipulent que les ressources naturelles relèvent de la priorité sociale directe indivisible et imprescriptible du peuple, dont la gestion revient à l’Etat. Dans les faits, elles deviennent des biens communs. L’article 371 établit que les ressources hydriques ne peuvent faire l’objet d’une appropriation privée.

Nombre de chercheurs latino-américains collaborent étroitement pour faire avancer les idées du Buen Vivir. Au-delà de l’Equateur et de la Bolivie, on retrouve des processus semblables à Cuba et au Venezuela, ainsi que dans les communautés zapatistes autonomes du sud-est du Mexique.

Dans plusieurs de ces pays, des initiatives de préservation de l’environnement ont été lancées sur cette base. L’Equateur avait proposé en 2007 l’initiative Yasuni-ITT, visant à ne pas exploiter d’importantes réserves pétrolières dans un parc national amazonien. En échange, la communauté internationale devait contribuer à hauteur de 50% à un fonds de compensation. Cette idée novatrice a dû être abandonnée en août 2013, faute d’avoir pu obtenir le soutien des pays développés.

Au Venezuela, les concepts d’écosocialisme et de ‘bien vivre’ ont été intégrés dans les plans du gouvernement. Une démarche dénommée «mission arbres» a ainsi été créée en 2006. Des conseils communaux peuvent désormais décréter que les forêts sont des zones protégées. Des milliers de comités, financés par l’Etat et autogérés, assurent aujourd’hui la maîtrise collective de l’environnement. Plus de 40 millions de plants issus d’espèces indigènes ont été plantés dans tout le pays et plus de 30’000 hectares ont été reboisés dans le cadre des «journées populaires de plantation». (cath.ch-apic/jcg/rz)

 

Raphaël Zbinden

Portail catholique suisse

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