Les moines de Tibhirine racontés par leur famille

Entre confidences touchantes et relectures spirituelles, les neveux et nièces de frère Christian de Chergé, frère Luc et frère Paul ont témoigné de l’empreinte laissée par leurs oncles respectifs, moines de Thibhirine, assassinés il y a vingt ans. Dans le cadre de la semaine interdisciplinaire de l’Université de Fribourg, ils ont évoqué, le 24 octobre 2016, le parcours qui les a conduits jusqu’au don de leur vie par fidélité au Christ et par amour pour l’Algérie.

«Oncle Christian a toujours été pour moi un homme plein d’humour et très présent. Chaque semaine, il réservait un jour où il priait particulièrement pour la famille de l’un ou l’une de ses sept frères et sœurs. Nous, c’était le mardi». Le regard d’Hilaire est vif, pétillant, lorsqu’il partage les souvenirs de son oncle, Christian de Chergé, prieur du monastère de Tibhirine de 1984 à 1996. «La vocation de mon oncle remonte à son enfance. Depuis son plus jeune âge, il est habité par une vie de prière intense». Le parcours est celui d’un jeune homme grandissant dans une famille catholique française fervente. «Né en 1936; père militaire; brillant, mais pas toujours exemplaire, raconte son neveu. Enfant, il piquait parfois des colères mémorables».

L’ascèse de l’espérance

La guerre d’Algérie sera pour Christian le fondement d’un double amour. Pour l’Algérie et pour le frère musulman. «Entre 1959 et 1961, Christian, qui effectue son service militaire, se retrouve au cœur du conflit qui oppose la France au Front de libération nationale algérien (FLN). Il rencontre Mahomet, garde champêtre. Les deux hommes vont lier une amitié profonde qui va se solder par une fin tragique. Les nationalistes algériens lui demandent de choisir: son ami français ou l’Algérie. Il sera tué pour avoir refusé de choisir». Cette expérience est au fondement de la teinte que prendra l’engagement monastique de frère Christian. Après des études consacrées à l’islam à Rome, il rejoint la communauté de Tibhirine en 1971.

«Mon oncle, frère Paul, était en train de réparer des tuiles et il s’est dit: ›tiens, et si je devenais moine?’ Il s’est relevé avec la certitude de sa vocation».

Son «ascèse» monastique se résume en un mot. Espérance. «Oncle Christian s’efforçait de voir l’autre avec les yeux de Dieu. Des hommes et des dieux, le film de Xavier Beauvois, a universalisé ce témoignage. Il est d’une actualité brûlante au moment où la violence franchit la Méditerranée. Il faut oser la rencontre, s’opposer à la haine en espérant ce qu’il y a de bon en l’autre».

Tibhirine: aussi rural qu’un village de Savoie

Prieur, frère Christian cherche à stabiliser la communauté en appelant des renforts. «Votre oncle a décidé du destin du mien», sourit Françoise, nièce de frère Paul. Le contexte social dans lequel a grandi ce Haut-Savoyard est bien différent de celui de son prieur. «Bonnevaux, le village de mon oncle, est assez similaire à Tibhirine». C’est un petit hameau d’un peu plus de 200 habitants accroché aux pentes escarpées de la vallée d’Abondance. S’y déploie une vie rurale dans laquelle Paul s’engage généreusement. «Etre utile aux autres, c’est en quelque sorte le leitmotiv familial. Paul aurait eu les capacités de faire des études, mais il a embrassé la profession de plombier-chauffagiste. Il s’engage dans une vie de service. Pompier, conseiller municipal puis adjoint au maire. Il passe ses vacances à la Cité Saint-Pierre de Lourdes, au service des malades et de leur maison d’accueil», explique sa nièce. C’est là, à Lourdes, sur le toit d’un immeuble, que surgit sa vocation monastique. «Il était en train de réparer des tuiles et il s’est dit: ‘tiens, et si je devenais moine?’ Il s’est relevé avec la certitude de sa vocation». Un appel tardif, puisque frère Paul entrera à l’abbaye de Tamié à 45 ans. Il rejoindra Notre-Dame de l’Atlas quelques années après son entrée dans ce monastère savoyard. «Il est parti en Algérie en 1989. Il appréciait ce petit groupe de priants. Il aimait le cadre familial de la communauté».

Creuser l’épaisseur du monde

Le choix de la vie monastique a été plus inattendu pour la famille de frère Luc. «Brutal», selon son neveu Pierre. «Je n’ai eu aucune explication, mais je crois que c’est une réflexion profonde sur la mort et son caractère inéluctable qui l’a conduit à pousser la porte d’un monastère». Pierre saisit un papier sur lequel il a retranscrit les méditations de son oncle, notées dans les marges de sa Bible ou derrière la couverture d’un livre. Il lit: «Pour le chrétien, la mort ne peut pas être un objet de terreur. La mort c’est Dieu. Chaque minute est un pas vers Dieu, donc vers l’amour». Une fois son diplôme de médecine en poche, il entre au monastère d’Aiguebelle et revêt l’habit de frère convers le 3 décembre 1942. Le docteur Paul Dochier devient frère Luc. «Je n’ai passé que des périodes très courtes et très espacées avec mon oncle, relate son neveu. Mais nous avons entretenu une correspondance régulière. C’était un homme rempli d’humour qui offrait ses consultations à des dizaines de personnes par jour. Jusqu’à 50. Certains jours de semaine, en plus, il cuisinait pour la communauté. C’était un plaisir pour lui, poursuit Pierre, qui s’interroge. J’ai bientôt l’âge qu’il avait lorsqu’il fut enlevé. Je me demande où il puisait l’énergie nécessaire pour accomplir toutes ces tâches.»

Frère Luc était un médecin, «mais il était avant tout moine trappiste, selon son neveu. Nous sommes dans l’épaisseur du monde avec la violence et la haine, écrivait mon oncle, mais il ne faut pas s’évader. Il faut plutôt creuser cette place étroite, qui nous est donnée, et on trouvera Dieu et tout. L’amour creuse».

Un amour toujours fécond

Mgr Henri Teissier fut lui aussi témoin de cette haine et cette violence dont parle frère Luc. Archevêque d’Alger au moment de l’enlèvement des moines de Tibhirine, il se souvient du dilemme des frères. Fallait-il ou non partir? Il se souvient d’une anecdote. «Un des moines avait dit à un villageois: ‘Nous sommes un peu comme des oiseaux sur des branches. Nous ne savons pas si nous allons nous envoler ou non’. Ce à quoi on lui a répondu: ‘Les oiseaux, ce sont nous, les villageois. Vous êtes les branches. Si vous partez, vous nous privez de votre espérance'». Pour l’archevêque émérite, qui a ouvert ce colloque de la faculté de théologie de Fribourg, cette présence amicale reste impérative. «Certains nous taxent de naïfs. Je ne sais pas si nous allons vaincre la violence d’aujourd’hui par le dialogue évangélique. Ce que je sais, c’est que je dois essayer».

Dans l’assemblée, Frédéric de Thysebaert réagit. Laïc cistercien, il garde le monastère de Tibhirine depuis quelques années. «J’ai toujours eu la hantise d’ouvrir la porte du monastère à un extrémiste. Un jour, un groupe de salafistes est venu. Je leur ai fait visiter le monastère. Une heure et demie. Ils avaient des visages durs. Fermés. J’avais l’impression d’être mitraillé par leur regard. A la fin de la visite, comme j’en ai l’habitude, je lis le testament spirituel de frère Christian de Chergé. Trois des amis du chef de la troupe lui disent de partir. Il les interrompt. ‘Je reste, je dois écouter cette prière’, dit-il. Je continue ma lecture. ‘Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’aura pas su ce que tu faisais. Oui, pour toi aussi je le veux ce merci, et cet ‘à-Dieu’ envisagé de toi. Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux, en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous deux.’ Son visage s’éclaire et s’ouvre. Le testament de frère Christian a levé un tout petit coin de voile sur le cœur de cet homme».


Tibhirine, 20 ans après

Les étudiants de la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg ont mis en œuvre une semaine interdisciplinaire du 24 au 28 octobre 2016. Elle s’articule autour des moines de Tibhirine. Une semaine en trois temps pour aborder en premier lieu l’engagement monastique des moines de l’Atlas ainsi que le contexte politique et religieux dans lequel ils ont vécu leur vie monastique. Les deux jours de colloque sont suivis par un approfondissement (mercredi et jeudi) autour du dialogue et de la parole. Une journée monastique est proposée vendredi au monastère d’Hauterive et à celui de la Maigrauge. «Une manière de vivre de l’intérieur ce qui aura été entendu tout au long de la semaine», explique Valentin Roduit, étudiant organisateur. Plus de 120 personnes ont assisté à la journée d’ouverture. «Une bonne manière de faire découvrir plus largement certains centres d’intérêts qui sont au cœur des études de théologie», selon le professeur de théologie morale Thierry Collaud, qui accompagne les étudiants dans l’organisation de cette semaine interdisciplinaire. (cath.ch/pp)

Pierre Pistoletti

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