Rencontre avec Frei Betto, théologien de la libération du Brésil

APIC – Interview

« Pour que notre peuple ait la vie en abondance »

Jacques Berset, Agence APIC

Alors que beaucoup d’observateurs en Europe et aux Etats-Unis évoquent déjà

« l’après-Fidel Castro », et que pour eux la seule inconnue est de savoir

quand le système cubain s’effondrera, un certain nombre d’intellectuels latino-américains espèrent que Cuba restera socialiste. Pour eux, le néo-libéralisme qui triomphe partout en Amérique latine signifie pauvreté et misère pour la majorité de la population. Parmi ces intellectuels engagés, un

célèbre théologien de la libération brésilien, Frei Betto, qui nous reçoit

dans son modeste bureau au numéro 420 de la Rua Atibaia, dans un quartier

résidentiel de Sao Paulo.

Le frère dominicain, qui a connu les geôles de la dictature militaire,

ne met pas son drapeau dans la poche: sa conception du ’socialisme’ n’a

rien à voir avec le modèle imposé aux pays de l’Europe de l’Est, c’est tout

simplement le partage des biens disponibles et la garantie du droit à la

vie pour tous les habitants de la terre. « Et un tel partage, estime-t-il,

n’est pas possible dans un système capitaliste ».

Etre cohérent avec sa propre foi

« Je suis ’socialiste’ pour être cohérent avec ma propre foi,

poursuit-il, car je pense que le dogme de la très sainte Trinité est un

projet de société de ce type ». « Même quand un pays capitaliste garantit un

bon niveau de vie pour l’ensemble de sa population, comme c’est le cas par

exemple pour la Suisse ou les pays scandinaves, c’est au détriment de peuples étrangers exploités ».

Pour Frei Betto, seule une certaine forme de socialisme peut sauver

l’Amérique latine. Et citant comme modèle Cuba, il affirme que c’est le

seul pays du continent « qui a réussi à garantir la vie, à éradiquer la misère, à atteindre un niveau d’éducation et de santé meilleur même que dans

certains pays du premier monde ». « Comme chrétien, je pense que la vie est

le don le plus grand que Dieu a fait; alors, peu m’importe si le régime est

capitaliste, socialiste, monarchiste ou autre, ce qui m’intéresse, c’est

que les gens puissent vivre! »

« C’est une honte pour nous chrétiens, qui avons baptisé tout le continent latino-américain il y a cinq siècles, de devoir reconnaître, à l’occasion de ce 500e anniversaire, que les populations de ces pays ont aujourd’hui moins de possibilités de vie », lance le dominicain brésilien. Et

le seul pays qui ne se déclare pas officiellement chrétien, Cuba – Frei

Betto s’y est déjà rendu à 22 reprises -, « offre davantage de moyens de

vivre à sa population: c’est paradoxal et c’est un grand défi et une grande

interrogration pour les chrétiens! Quelle est la qualité de notre témoignage chrétien, que faisons-nous comme oeuvres de justice en conséquence de

notre foi ? »

Frei Betto reconnaît certes que le modèle cubain est aujourd’hui en crise, « mais ce n’est pas la faute des Cubains, mais de l’effondrement de

l’Union soviétique, et surtout du blocus américain qui ne permet pas à ce

pays d’avoir des relations normales avec le monde, parce que cet exemple si

fort de souveraineté nationale ne peut être toléré par les Etats-Unis dans

ce qu’ils considèrent comme leur ’arrière-cour’ ».

Fin de la discrimination religieuse à Cuba ?

Artisan du dialogue Eglise-Etat à Cuba, Frei Betto estime avoir contribué à « déconfessionnaliser » l’Etat et le parti communiste cubain (PCC),

tous deux officiellement athés, et à agrandir l’espace de liberté de

l’Eglise dans ce pays. Ainsi, dans un certain sens, avec l’athéisme obligatoire, l’Etat et le PCC n’étaient pas laïcs. Depuis le Congrès du PCC d’octobre 1991, les chrétiens peuvent appartenir au PCC et les communistes peuvent appartenir à une religion.

Il s’est alors passé quelque chose de curieux, note Frei Betto: « Ce ne

sont pas tellement les chrétiens qui sont entrés dans le parti, mais bien

un grand nombre de communistes qui ont révélé leur foi en public, ce qu’ils

ne pouvaient faire auparavant sous peine d’être exclus du parti… Ils vivaient leur foi clandestinement. Il y avait en effet une discrimination des

croyants tant du point de vue culturel qu’idéologique, l’impossibilité

d’appartenir au parti, certaines carrières fermées, etc. »

Dialogue Eglise-Etat à Cuba

« Avec mon livre ’Fidel et la religion’, je pense avoir aidé à ce qu’il y

ait plus de liberté religieuse à Cuba; j’ai aidé certains chrétiens à comprendre qu’un certain type de socialisme est plus évangélique que le capitalisme que nous connaissons en Amérique latine; j’ai aidé aussi beaucoup

de communistes à abandonner leurs préjugés sur le christianisme et l’Eglise ».

Mais, regrette le frère dominicain, s’ils l’ont reçu personnellement,

les évêques cubains l’ont fait d’une manière très formelle; ils ont de même

considéré que sa démarche était une initiative personnelle, pas un projet

de l’Eglise. Tout en reconnaissant que le livre de Frei Betto, « Fidel et la

religion », a été positif pour la liberté religieuse à Cuba, ils se demandaient toutefois de quel côté Frei Betto se situait, en se déclarant tout à

la fois chrétien et socialiste. Les évêques étaient également gênés par le

fait que la théologie de la libération se rapproche d’un certain nombre

d’idées socialistes.

En effet, note le frère dominicain, les évêques cubains n’ont jamais assumé la société socialiste comme un terrain d’évangélisation, ce qui a mis

l’Eglise dans une position d’expectative, d’attente de la fin du socialisme. « Je ne souhaite pas que le futur de Cuba ressemble au présent du Honduras, de l’Equateur, du Guatémala ou de la Colombie; il y en a qui préfèrent

cela, parce qu’ils disent que c’est la liberté… Mais pour qui ? Pour les

privilégiés, pas pour le peuple! »

Si le système socialiste s’effondre à Cuba et que le néo-libéralisme

s’installe sur l’île, déplore Frei Betto, certains évêques vont appuyer ce

nouveau système parce que l’institution ecclésiale aura une position plus

favorable, même si la situation du peuple se dégradera. « Je crois que

l’Eglise évalue souvent un système seulement à partir de ses intérêts institutionnels et patrimoniaux, mais ce ne sont pas des critères évangéliques ». (apic/be)

Encadré

Il y a au Brésil quelque 76 millions de travailleurs, dont les 2/3 gagnent

au maximum trois fois le salaire minimum, soit environ 250 dollars américains mensuels, affirme Frei Betto. A titre d’exemple, le salaire minimum

mensuel au Brésil permet de prendre seulement une dizaine de repas simples

dans un restaurant. Il y a dans le pays 45 millions de gens vivant dans la

misère, 38 millions d’enfants vivant dans des conditions de pauvreté – dont

8 millions dans la rue -, une dizaine de millions d’enfants et d’adolescents sur le marché du travail, 26 millions d’analphabètes selon les

chiffres officiels, mais en fait près de trois fois plus si l’on s’en tenait aux critères de l’UNESCO.

Le Brésil est le pays où la richesse est la plus mal répartie du monde:

1 % de la population possède 10 % de la richesse nationale et la moitié de

la population doit se répartir moins de 1 % de la richesse nationale. Le

Brésil est considéré comme la 10e puissance mondiale, mais le pays se situe

quasiment au 60e rang pour le développement social. « Cette situation s’explique notamment par le fait qu’il n’y a jamais eu ici de réforme agraire,

par le poids d’une dette extérieure de plus de 116 milliards de dollars,

par la politique d’ajustements structurels imposée par le Fonds monétaire

international – une politique qui fait baisser les salaires ouvriers, monter les taux d’intérêts, etc. » (apic/be)

Encadré

Conseiller de la pastorale ouvrière dans la zone de San Bernardo do Campo,

dans l’ABC, la célèbre banlieue ouvrière de Sao Paulo, la zone certainement

la plus industrialisée de toute l’Amérique latine, Frei Betto est un théologien de la libération célèbre au Brésil et à l’étranger. Connu notamment

pour son best-seller « Fidel et la religion », où il interviewe le chef de

l’Etat cubain sur ses rapports avec la religion, le dominicain brésilien

est également conseiller national des communautés ecclésiales de base

(CEBs).

Prisonnier durant quatre ans dans les geôles des militaires brésiliens à

Sao Paulo, Frei Betto avait été accusé de complicité avec la guérilla urbaine de Carlos Marighela qui luttait contre la dictature, parce qu’il cachait des opposants et les aidait à trouver refuge à l’étranger.

Agé de 48 ans, depuis 27 ans dominicain, Frei Betto a choisi de rester

frère et n’a pas été ordonné prêtre. Il souligne qu’il est en très bons

termes avec son ordre, les Dominicains, qui l’ont toujours soutenu dans son

travail dans les milieux populaires et même quand il était en prison. Durant de nombreuses années, il a mené un dialogue entre chrétiens et marxistes. Il souligne en souriant qu’il a toujours été très bien reçu partout où

il s’est rendu, sauf une fois en Pologne, en 1987, où les Dominicains

n’avaient pas voulu le recevoir. Frei Betto était invité par des organisations chrétiennes que ses confrères polonais considéraient comme sympathisantes du régime communiste.

Frei Betto, auteur de nombreux ouvrages – près d’une trentaine -, dit de

lui-même qu’il est « condamné à être écrivain ». Il se définit aujourd’hui

comme un journaliste par vocation et un frère dominicain par choix.

(apic/be)

Des photos de Frei Betto peuvent être commandées à l’Agence APIC

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