APIC – Reportage

Brésil: « Marqués pour mourir »

A Sao Paulo, violence et mort pour les enfants de la rue

Jacques Berset, Agence APIC

Plus de 4’000 adolescents et enfants de la rue assassinés ces dernières années au Brésil. Victimes de « Groupes d’extermination » disposant souvent du

soutien de la police et travaillant en cheville avec des commerçants locaux

désireux de se débarrasser des bandes qui écument certains quartiers. Victimes aussi de règlements de compte entre bandes rivales de trafiquants de

drogue. Loin de la vision romantique et idéalisée des « enfants de la rue »

souvent véhiculée en Occident, nous avons pu nous-même faire l’expérience à

Sao Paulo de cette « guerre sociale » qui ne veut pas dire son nom. Un monde

de violence, de drogue et de prostitution où tous les coups sont permis

mais aussi toutes les solidarités possibles.

Selon les données de l’Institut médico-légal de Rio de Janeiro, en

moyenne une quarantaine d’enfants et d’adolescents sont assassinés chaque

mois dans la métropole « carioca ». Une recherche du Centre d’étude de la

violence (NEV) à Sao Paulo montre que 60 mineurs sont tués mensuellement

dans cette ville de 12 millions d’habitants.

Jonas Beltrao de Oliveira a l’air d’un intellectuel fragile, plutôt poète, avec ses longs cheveux noirs bien soignés. Collaborateur de la Pastorale des Mineurs de l’archidiocèse de Sao Paulo, il fait des rondes la nuit

dans le secteur de la Praça da Sé, en plein centre de la métropole « paulista », dans le but d’accompagner et de protéger les enfants de la rue. Ancien

étudiant en philosophie, il tient à nous avertir d’emblée: « Ce travail n’a

rien de romantique, il nous réserve bien des désillusions et des déceptions; il faut garder la tête froide et si je n’avais pas une foi bien

trempée, je ne résisterais pas ».

Le dimanche soir précédent, au retour d’une veillée à la cathédrale consacrée à l’éthique en politique (on était en plein « Collorgate », la crise

qui allait permettre la destitution du président Fernando Collor de Mello,

accusé de corruption), six gamins d’une bande avec laquelle il travaillait

la nuit, l’ont agressé. Ils n’avaient pas reconnu tout de suite leur éducateur de rue. C’était « seulement » la septième fois que Jonas était attaqué

par des jeunes à Sao Paulo.

Une désertification des campagnes due à l’injustice sociale

Avec ses infrastructures depuis longtemps saturées, Sao Paulo « accueille » 1’000 à 2’000 nouveaux ruraux migrants par jour, parce que la campagne

ne leur offre aucune possibilité faute de réforme agraire et d’infrastructures sanitaires et éducatives suffisantes. Aujourd’hui, seuls 25 % des 150

millions de Brésiliens vivent à la campagne. Issus très souvent de familles

migrantes, les enfants et les adolescents de la rue sont complètement destructurés. Avant, dans la société rurale patriarcale, la famille vivait

dans une économie domestique organisée à laquelle ils collaboraient. En

ville, sans logement ni travail, sinon les petits métiers de l’économie informelle, et avec un habitat insalubre sous les ponts, dans les favelas ou

les « cortiços » (« ruches » ou taudis) surpeuplés, tout le système familial

traditionnel s’effondre.

Ainsi, dans de très nombreux cas, les enfants et les adolescents sont

les seuls à apporter des revenus à la maison. En vivant dans la rue et de

la rue. Au début, ils ne sont que sporadiquement dehors et gardent des contacts avec leur famille. Les parents, note Jonas, croient qu’ils ont trouvé

du travail, qu’ils font du petit commerce, que les petits demandent l’aumône… Mais rapidement les filles tombent aux mains des souteneurs et tenanciers de bars louches qui les « protègent » et les placent dans le circuit de

la prostitution. Les garçons se mettent en bande pour voler ou tombent dans

le trafic de drogue. Ils finissent par vivre totalement dans la rue, commencent à inhaler de la colle à chaussures, des solvants, puis viennent la

« maconha » (cannabis), le « crack » (free base) et la cocaïne. Les enfants de

la rue s’aperçoivent bien vite qu’ils gagnent beaucoup moins en vendant des

oranges au jour le jour qu’en attaquant un passant.

Eliminer les témoins

Et la montre qu’ils ont volée, ils la céderont quasiment pour rien à un

adulte receleur – souvent un surveillant ou un agent de sécurité – qui leur

fournira une certaine quantité de colle à inhaler. Ainsi s’installe le cercle vicieux, avec la prise de drogues de plus en plus dures. Filles et garçons deviennent des « avions », c’est-à-dire transportent des quantités de

drogues d’un endroit à un autre. Et ceux qui veulent sortir du milieu sont

« éliminés » d’une balle dans la tête par les chefs du trafic qui, eux, sont

des adultes. On appelle ces meurtres « queima de arquivo », « brûler les archives », c’est-à-dire éliminer les témoins.

Si les enfants et les adolescents de la rue – qui souffrent d’immenses

carences affectives et d’une grande destructuration de la personnalité savent faire montre d’une grande solidarité face au monde des adultes, en

particulier face à la police, ils finissent par perdre toute orientation

morale. Dans le monde de la bande, il existe certes un code éthique: les

jeunes de la rue ne s’attaquent pas aux femmes enceintes, aux enfants ou

aux gens qui les aident. En théorie. Car chez certains, la misère finit par

détruire les derniers vestiges de sens moral.

Les conditions de vie infrahumaines finissent par déshumaniser l’homme

au caractère le mieux trempé et le réduire à l’état de fauve. Cette expérience très pénible, nous l’avons vécue aux côtés des « catadores de papelao ». Ces travailleurs vivent de la récupération du papier et du carton et

réclament la reconnaissance de leur métier : la moitié du papier recyclé à

Sao Paulo provient de ce travail, et pour chaque tonne de papier ainsi récolté, la mairie économise 33 dollars… En plein centre de la ville, au

milieu des viaducs qui déversent un flot incessant de voitures bruyantes,

une structure de béton sans eau ni électricité appelée « Le squelette », occupée par environ 200 personnes, des « catadores de pabelao ». Parmi eux un

jeune migrant de Bahia, surnommé « O Baiano », une longue cicatrice lui parcourant le ventre et plusieurs traces de balles sur le côté. « J’ai déjà tué

trois personnes ». Je pense à une plaisanterie. A tort!

Trahison

Il nous invite dans sa « maison », nous offre le café et parle longuement

de dignité humaine et de la société qui discrimine les pauvres. Au moment

de se dire au revoir, le voilà qui sort un revolver, tandis qu’un autre de

ses compagnons que je venais d’interviewer et de photographier me plaque un

pistolet sur la tempe: « Assis, le gringo, sinon je t’abats! ». Je crois encore une fois à une plaisanterie. Le « Baiano » tremble, hurle, les yeux

injectés de sang. Jao, le professeur qui m’accompagne, me fait signe d’obtempérer.

Jao, effondré, se sent trahi: c’est la première fois en cinq ans que cela arrive. Son organisation, le Centre Gaspar Garcia Laviana, qui aide ces

gens à s’organiser et à obtenir certains aménagements de la part de la mairie de Sao Paulo, va certainement devoir réorienter son travail. En attendant, ma montre m’est arrachée brutalement – nos agresseurs ne veulent pas

savoir que c’est un cadeau de mon parrain décédé – et une fouille sans ménagements ne me laisse qu’un seul dollar et 300 cruzeiros, pas même de quoi

téléphoner. Les autres habitants du « squelette » sont atterrés: « on ne fait

pas cela à des amis, on n’attaque pas des gens qui viennent nous aider…

on ne vole jamais dans sa propre maison ». Ils craignent aussi une possible

rafle de la police militaire, et ici, une telle intervention peut tourner

au massacre!

Même les voleurs ont un code d’honneur. Mais, à l’évidence, pas ceux-ci.

Quelques heures plus tard, les éducateurs de rue – accompagnés d’un groupe

de jeunes de la maison – peuvent récupérer la plupart des traveller’s chèques que les voleurs n’ont pas su écouler. Les agresseurs sont à nouveau

dans leur habitation de fortune, fumant de la « maconha ». Sûrs de leur impunité, ils ne m’ont même pas confisqué mon enregistreur et mes appareils de

photos… Plus tard, un éducateur me confiera: « Ceux-là sont marqués pour

mourir… Ils ne vont pas vivre longtemps, ils n’ont plus aucun code moral,

ils ne réfléchissent plus, et la mort, ils connaissent! ».

Encadré

Les tueurs à gages, une tradition bien ancrée

Les « Groupes d’extermination » qui s’en prennent aux jeunes de la rue sont

payés pour tuer, ils reçoivent un « contrat », c’est une tradition de la politique brésilienne, note Herbert de Souza, directeur de l’Institut Brésilien d’Analyses Sociales et Economiques (IBASE) à Rio de Janeiro. Par exemple, les grands propriétaires tout puissants de l’intérieur du pays, surnommés les « colonels », avaient l’habitude d’utiliser des « capangas », des

« pistoleiros » qui reçoivent de l’argent pour éliminer les syndicalistes,

les opposants ou les simples gêneurs. Dans les métropoles, ces tueurs à gages s’organisent dans des groupes de « nettoyage ». La police a souvent une

participation très active dans ces meurtres, souligne le sociologue brésilien.

Julio Lancellotti, coordinateur de la Pastorale des Mineurs de l’archidiocèse de Sao Paulo confirme que la Police Militaire participe à l’extermination des enfants de la rue. Pour comprendre le peu de cas qu’elle fait

de la vie humaine, il suffit de penser à la sauvagerie avec laquelle elle a

mâté le 2 octobre la mutinerie du Pavillon 9 du pénitencier de Sao Paulo,

faisant plus de 200 morts. Le cardinal Paulo Evaristo Arns, archevêque de

la ville, a parlé à ce propos « d’action criminelle de la police » : de nombreux prisonniers menottés ont été exécutés dans leur cellule et certains

étaient si mutilés qu’ils étaient méconnaissables.

Les enfants de la rue: une question de sécurité ou un problème social?

Lancellotti révèle que la question des enfants de la rue – un problème

social – est encore considéré aujourd’hui au niveau du gouvernement fédéral

et même de l’Ecole Supérieure de Guerre comme une question de « sécurité nationale », et est traitée avec des méthodes policières. Et tout cela malgré

l’adoption il y a tout juste deux ans d’un Statut de l’Enfant et de l’Adolescent progresssite, qui fait de ces mineurs des sujets de droits, alors

que l’ancien Code des Mineurs n’en faisait que des objets de répression judiciaire.

Dans les faits, les sinistres « Escadrons de la Mort » de l’époque de la

dictature militaire renaissent sous une autre forme et avec plus de virulence encore, profitant de la tolérance d’une bonne partie de la société,

des milieux conservateurs de la presse et de la politique qui considèrent

les enfants de la rue comme une menace pour la sécurité et un danger social. « Ce ne sont pas les enfants de la rue qui sont un problème, mais la

société qui produit et tolère un tel scandale », affirme le Secrétariat national de la Pastorale des Mineurs, « en effet, les enfants abandonnés dans

la rue sont une accusation terrible contre cette société ». (apic/be)

Encadré

Vaincre la misère est possible, c’est une question de volonté politique

Herbert de Souza, 56 ans, a commencé son action dans les années 60 au sein

de l’Action catholique. Comme un adepte du personnalisme d’Emmanuel Mounier, il avait conscience que la question sociale est fondamentale, une interpellation qui a marqué toute une génération d’intellectuels brésiliens à

l’époque où s’installait la dictature militaire.

Le directeur de l’IBASE estime qu’il faut absolument « domestiquer » le

capitalisme, tout en se demandant si c’est possible: « Car vous devriez

changer le capitalisme à tel point qu’il ne serait plus le capitalisme, un

système basé sur un principe de lutte fratricide ». L’existence d’enfants de

la rue pourchassés par la police et les « Escadrons de la Mort » est pour lui

la pire des accusations contre le modèle de société imposé au Brésil.

« La possibilité de vaincre la misère existe, ce qui manque, c’est la volonté politique de ceux qui monopolisent le pouvoir. Si vous donnez dix

milliards de dollars à ce gouvernement, sans le changer fondamentalement,

le pouvoir sera certainement très heureux, mais les enfants brésiliens n’en

verront pas un centime. Il faut un changement éthique: il est nécessaire

que l’éthique domine la politique et que la politique domine l’économie. Le

gouvernement du président Collor, aujourd’hui déchu, de même que ceux qui

précédaient, se sont montrés plus solidaires du Fonds Monétaire International et de la Banque Mondiale que de leur propre peuple ».

Vaincre la pauvreté et la misère – à laquelle est condamnée plus de la

moitié des 150 millions de Brésiliens – c’est possible, car le Brésil est

riche: c’est même la 9e puissance économique mondiale selon le PIB et le

pays débourse un milliard de dollars par mois pour sa dette extérieure!

Mais le modèle économique choisi, qui permet à 10 à 15 % de la population

de vivre comme au Canada ou en Espagne – un îlot de richesse au milieu d’un

océan de misère – doit être changé structurellement, pour répondre aux besoins fondamentaux de sa population. C’est ce qu’a fait l’Europe après la

deuxième guerre mondiale avec le Plan Marshall, lance le chercheur brésilien, qui conclut: « Ici, nous sommes en pleine guerre sociale, nous vivons

une situation d’apartheid social! » (apic/be)

Les photos de ce reportage sont disponibles à l’Agence APIC

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https://www.cath.ch/newsf/apic-reportage-15/