Thierry Collaud: on ne peut rester indifférent à l'abrogation de l'Obamacare

L’abrogation de l’Obamacare a franchi une étape décisive le 4 mai 2017 avec le vote par la Chambre des représentants d’un projet qui vise à supprimer la mesure phare de Barack Obama. Les enjeux sont vitaux pour des millions d’Américains, rappelle l’éthicien et médecin Thierry Collaud. Selon lui, la doctrine sociale de l’Eglise est incompatible avec la suppression pure et simple de la réforme du prédécesseur de Donald Trump.

Obamacare n’a pas encore rendu son dernier souffle. Pour «l’achever», selon le mot de Donald Trump, il faudrait que les sénateurs américains entérinent le vote de la Chambre des représentants. Mission délicate, puisque les républicains ne constituent qu’une courte majorité (52 sénateurs sur 100). Mais pas impossible.

Un système rongé par l’argent?

Si la bataille législative se conclut en faveur des partisans de l’abrogation, c’est le cœur de la réforme emblématique de Barack Obama qui serait supprimé, à savoir: l’obligation faite à tout Américain de souscrire à une assurance-maladie. Mais ce ne serait pas la seule conséquence. Le projet de loi républicain prévoit également la réduction massive des fonds affectés au «Medicaid», le programme d’assurance gratuite pour les personnes aux ressources modestes. Quant à la couverture minimale imposée par l’Obamacare, elle serait allégée à la discrétion des Etats américains.

Dernière tractation en date pour convaincre les ultraconservateurs: la possibilité, pour les assurances, de tenir compte des antécédents médicaux. La réforme de l’ère Obama avait interdit catégoriquement aux assureurs de faire payer plus ou de refuser des patients en fonction de leur dossier médical. Désormais, les cancers, les pathologies cardiaques, les problèmes de tension, l’asthme, l’obésité, l’arthrose, l’alcoolisme voire la grossesse ou la dépression pourraient être autant d’obstacles à la souscription d’une assurance-maladie.

«Les principes de la doctrine sociale de l’Eglise plaident en faveur de l’accès aux soins pour tous.» Thierry Collaud

Le système de santé américain est-il rongé par l’argent? «Aux Etats-Unis, la santé, c’est du business. Certains fournisseurs de soins sont cotés en bourse. C’est une réalité que l’on ne connaît pas encore en Suisse», explique Thierry Collaud. Médecin et professeur d’éthique à l’université de Fribourg, il s’est notamment penché sur le système de santé américain lors de ses études d’éthique médicale à l’Université de Georgetown. «En cela, il participe de la même logique que le système d’enseignement: pour accéder aux meilleurs hôpitaux, il faut payer. Trump trouve que c’est un progrès. Il veut offrir aux citoyens américains le choix d’acheter l’assurance qu’ils veulent, mais c’est une option pour les gens qui ont de l’argent. Dites à quelqu’un qui meurt de faim: ‘Tu peux acheter du caviar ou du foie gras’. S’ils sont hors de prix, ça lui fera une belle jambe!».

Conséquences funestes

A travers le prisme culturel européen, un tel libéralisme a quelque chose de choquant. «Il faut replacer la réflexion dans le contexte américain, indique Thierry Collaud. Il s’agit d’une culture de l’excellence individuelle et de la liberté d’entreprendre. Une culture qui a développé une sorte d’allergie aux systèmes coordonnés, préférant la notion d’aide mutuelle sur une base volontaire. Or celle-ci, même si elle est moralement positive, est dépendante de multiples conditions et n’offre pas une garantie de prise en charge pour tous et dans la durée».

«Lors d’un colloque d’éthique médicale, en 2009, explique-t-il pour illustrer son propos, nous avions étudié le cas réel d’une femme mexicaine pauvre vivant aux Etats-Unis. Elle souffrait d’insuffisance rénale et était dialysée dans un hôpital public financé par des systèmes caritatifs. Avec la crise financière de 2008, l’hôpital a dû fermer son centre de dialyse. Cette femme ne pouvait dès lors plus suivre ce traitement qui la maintenait en vie. Les Européens présents étaient choqués qu’on puisse commencer un traitement et l’interrompre trois ans plus tard. Les Américains, quant à eux, insistaient sur la charité manifestée à son égard puisqu’on lui avait offert les dialyses durant toute cette période.»

C’est à cette forme de culture individualiste qu’Obama s’est heurté. Sa réforme, qui rend la solidarité obligatoire, avait pourtant permis à 20 millions d’Américains de souscrire à une assurance maladie, faisant passer la proportion de non assurés de 20,3 à 9,1% de la population. Le système républicain souhaite revenir à une solidarité volontaire, selon Thierry Collaud. «L’Obamacare est certes perfectible. Là n’est pas la question. Mais Trump ne s’attaque pas qu’à la forme, il touche aussi au fond. Si son projet de loi passe, 20 millions de personnes risquent de perdre leur assurance. Donc de souffrir plus et de mourir plus jeune.»

Thierry Collaud pointe également du doigt la question des antécédents médicaux. «Permettre aux assureurs de trier entre les ›bons’ et les ›mauvais’ cas dans une pure logique économique, c’est rajouter un facteur de discrimination. Un système de santé qui exclut les pauvres et les malades est moralement condamnable. Il serait la honte d’un pays qui se veut en tête de la ›civilisation’».

Opposition des évêques américains

Parmi les opposants au Trumpcare: la Conférence des évêques américains (USCCB). Dans une lettre du 18 janvier 2017 [PDF, en anglais], elle appelle les membres du Congrès à «protéger les Américains vulnérables et préserver les progrès importants dans l’accès et la couverture des soins». Une défense de l’Obamacare, qui succède à une méfiance initiale. «Nous étions initialement opposés à l’Affordable Care Act, parce qu’il étendait le rôle du gouvernement fédéral dans le financement et l’accès à l’avortement et ne couvrait pas la prise en charge des immigrés». Sept ans après la réforme d’Obama, les évêques reconnaissent son efficacité et demandent que ses acquis soient préservés.

Leur opposition à l’abrogation se fonde sur un constat anthropologique chrétien: «Chaque personne est faite à l’image de Dieu. Une communauté équitable s’efforce de répondre aux besoins des plus démunis. (…) Dans cette optique, nous ne devons pas considérer les soins comme un luxe, mais comme une nécessité pour le bien des individus et des familles».

La parabole du riche insensé

Les principes de la doctrine sociale de l’Eglise plaident eux aussi en faveur de l’accès de tous aux soins voulu par l’Obamacare. «La notion de ›destination universelle des biens’ reconnaît le droit à la propriété privée, mais celui-ci s’arrête lorsque la richesse devient accumulation stérile et se construit au détriment d’autrui. La Bible, de l’Ancien au Nouveau testament, ne cesse de dénoncer l’injustice sociale. On peut mentionner les dénonciations fortes du prophète Amos ou les paraboles évangéliques du ‘riche insensé’ [Lc 12, 16-21, ndlr] ou du pauvre Lazare [Lc 16, 19-31, ndlr] qui meurt à côté du riche. Les chrétiens ne peuvent rester indifférents à la souffrance d’autrui, particulièrement si celle-ci est due à un manque de solidarité sociale».

Pour Trump, les jeux sont faits. Dans une conférence de presse qui suivait le vote de la Chambre des représentants, il affirmait: «On savait que [l’Obamacare] n’allait pas marcher, je l’ai prédit il y a longtemps. C’est clair que c’est un échec, c’est mort». «On va l’achever et on va continuer à faire beaucoup d’autres choses», a-t-il ajouté, prédisant «une victoire incroyable». (cath.ch/pp)

Pierre Pistoletti

Portail catholique suisse

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