Rencontre avec Paul Ricoeur, philosophe français (040294)

« Comment gérons-nous notre mémoire?

Et qui fait les programmes de notre TV? »

Louvain, 4février(APIC) Le philosophe français Paul Ricoeur était le 2

février à Louvain-la-Neuve, où l’Université catholique, à l’occasion de sa

fête patronale, l’avait invité à parler du « retour du spirituel ». Dans une

interview accordée à l’agence CIP, le philosophe de 81 ans, qui est docteur

honoris causa de l’UCL depuis 1976, parle de ses préoccupations d’hier et

d’aujourd’hui, de la technique et du spirituel, de l’écrit et de la télévision, du réel et de l’imaginaire, de la mémoire et du pardon.

La télévision offre tous les jours des récits de performances: on cote

en bourse des entreprises, on précise des budgets, on écarte les non-productifs… Le philosophe se soucie-t-il aussi de performance?

P. Ricoeur: Oui. Dans son enseignement, tout d’abord: partant d’un rapport inégal entre quelqu’un qui sait et d’autres qui ne savent pas, il

s’agit instaurer le plus possible une réciprocité. Dans le domaine de la

recherche aussi: dès ma première recherche – c’était à l’Université Catholique de Louvain, aux archives Husserl -, j’ai beaucoup appris, car l’on

attendait que chacun apporte beaucoup de soi. Enfin, tout au long de ma

carrière, il m’a fallu garder le cap sur une oeuvre personnelle, à travers

les nombreux changements qui ont marqué le paysage philosophique.

Comment voyez-vous l’époque actuelle, du moins en Occident?

P. Ricoeur: C’est une époque persécutée par sa mémoire. Tantôt on la

fuit: voyez le malaise que provoque en France l’évocation d’Auschwitz, de

Pétain ou de la guerre d’Algérie. Tantôt on exalte exagérément la mémoire

d’un peuple, jusqu’à l’extrême nationalisme. L’ex-Yougoslavie nous montre

jusqu’où peut mener une mémoire mal vécue: des peuples humiliés y entretiennent la mémoire obsessionnelle des humiliations subies, en même temps

que l’exaltation glorieuse d’un certain passé.

La mémoire et l’histoire sont de grands sujets qui me préoccupent actuellement. Comment les individus et les peuples gèrent-ils leur mémoire? Il

faut être capable de conduire une mémoire obsessionnelle jusqu’au deuil,

pour en arriver à une mémoire plus méditative et plus critique à la fois.

Le pardon guérit la mémoire à la racine.

Le monde technique qui domine aujourd’hui garde effectivement très peu

la mémoire: c’est une de ses caractéristiques. Un outil dépassé est aussitôt jeté. La technique n’a pas de mémoire: elle ne veut qu’un échange de

signes instantané. Je crois cependant qu’il y a des forces de résistance,

qui tiennent à notre besoin de traces. Le goût des musées en témoigne. Serait-ce par peur d’être amputé d’une dimension passée? Il y a, de toute façon, beaucoup à explorer.

La transformation de la mémoire n’est-elle pas due à l’influe télévision?

P. Ricoeur: Pour moi, la télévision est le monde d’à-côté: no sois hostile, mais je suis plutôt un lecteur qu’un spectateur.

m’empêche pas de m’interroger: comment promouvoir une éducation ment critique de l’information et des spectacles proposés à traver

dias?

Les enfants sont placés très jeunes devant la télévision. Un ad dit-on, consacre aujourd’hui un quart de son temps à l’école,

un q ses relations familiales, un quart à la télévision et un quart à d relations avec des jeunes de son âge. L’école n’a donc

plus qu’un temps pour former les jeunes à un regard critique sur la télévisio assez troublant!

Ce qui me fait problème à la télévision n’est pas tellement la tion exercée par l’image, mais surtout qu’on ne sait pas qui

fait grammes. Or, toute une morale quotidienne est portée par les pr Qui en décide? Seraient-ce les publicitaires qui sont devenus

no stes? Ils me diront peut-être que ce qu’ils vendent correspond à u de. Reste à voir si cette demande n’a pas déjà été très façonnée qu’on a offert.

Votre regard est particulièrement sévère…

P. Ricoeur: Je ne voudrais pas noircir la télévision. Je suis qu’on peut toujours y trouver du bon. Mais on peut aussi constamme le choix du pire, et enfiler toute la journée des programmes nuls important qu’on réagisse en favorisant, par l’éducation, une

attit tique devant la télévision. Il y a encore davantage. Grâce au t électronique de l’image et du dessin, on réussit aujourd’hui

à mon télévision des objets qui n’existent pas. Du coup, la distance ent el et l’imaginaire s’estompe. Et avec la disparition de

cette di perd le sens des responsabilités. Car on n’est pas responsab l’imaginaire: il faut se confronter au réel. Or, la télévision fa rale parce que, d’une certaine manière, elle autorise à faire c vu. Je ne prends que l’exemple des crimes commis ces derniers moi enfants: je n’oserais affirmer, personnellement, que ces crimes n à voir avec l’effacement de la frontière entre le réel

et l’imagin Quel regard critique nous reste-t-il?

P. Ricoeur: Il nous reste un domaine qu’on ne peut pas simul hait: le domaine affectif. Car personne ne peut vraiment simuler

sance et la souffrance. Comment dès lors intégrer le regard crit le domaine le moins critique de notre rapport au réel? « Et puis,

l sion ne permet guère le débat contradictoire. Elle lui préfère le Et elle en abuse. Le sondage, c’est la consultation un à un,

san sion publique: la question, au besoin, est suscitée par la réponse dage, c’est la consultation des gens dans l’état où la télévis mis: c’est la ruine du débat. Entendons-nous bien: je ne critiqu méthodes employées pour faire des sondages… je critique

le C’est l’élection permanente, dans la solitude de l’isoloir, sans responsabilité de ce qu’on dit.

Ce qui m’interroge le plus, encore une fois, c’est l’absence d’ re responsable derrière cette prolifération d’images et de signes. en trouve difficilement trace. C’est d’ailleurs déjà vrai pour l’é aucoup composent aujourd’hui leurs écrits directement sur

ordinate ent, il n’y a qu’une version, qu’on ne retravaille pas. Et on ne g la trace de ses ratures: quelle est notre gestion de

la mémoire? ( pr)

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