Mariage à l'africaine: entre modernisme et coutumes

En Afrique, même hors des villes, les jeunes adoptent tout ce que charrie la «modernité» occidentale, pensant, à tort, que c’est ce qu’il y a de meilleur, constate le professeur Bénézet Bujo.

Mais si la jeunesse du continent semble effectivement se désintéresser des coutumes et des traditions négro-africaines, voire les remet en question, ces dernières sont tenaces: elles restent sous-jacentes et même les personnes les plus formées intellectuellement se réfèrent aux ancêtres, relève l’abbé Bujo, à Fribourg.

Les Africains sont devenus des personnes hybrides

Ce spécialiste reconnu de la théologie africaine, originaire du Nord-Est de la République démocratique du Congo (RDC) et prêtre du diocèse de Bunia, a remarqué, depuis un certain temps déjà, une recrudescence de la religiosité traditionnelle, de la sorcellerie et du tribalisme, malgré l’omniprésence de la culture occidentale en Afrique noire. Et ceci se vérifie même dans certains couvents et chez nombre de séminaristes.

L’abbé Bujo cite les propos du cardinal sénégalais Théodore Adrien Sarr, ancien archevêque de Dakar: dans leur pensée, certaines personnes sont devenues hybrides, elles n’appartiennent à aucune culture; leur culture n’est ni vraiment européenne ni vraiment africaine…  »Mis à part ces cas ‘hybrides’, beaucoup, tout en revendiquant la ‘modernité’,  continuent de réfléchir selon la coutume!»

Renouer avec les valeurs négro-africaines

Préfaçant l’ouvrage de près de 400 pages de son compatriote Dieudonné Adubang’o Ucoun, prêtre du diocèse de Mahagi, en République démocratique du Congo (RDC), Le sacrement de mariage face aux mutations socio-culturelles, l’abbé Bujo salue cette volonté de renouer avec les valeurs négro-africaines.

L’abbé Dieudonné plaide pour la prise en compte des valeurs positives du mariage coutumier, qui n’est pas, comme en Occident, basé essentiellement sur le consentement des deux époux. En Afrique, la communauté, en particulier les clans familiaux des fiancés ont quelque chose à dire, car le mariage n’est pas un acte individuel. En cas de crise du couple, si les époux se sont unis sans le consentement de la communauté, ils ne pourront pas compter sur sa médiation.

Le professeur de Fribourg a été le premier censeur à l’Université catholique de Lille de la thèse de doctorat écrite par ce prêtre de la région de l’Ituri, en RDC, non loin de la frontière avec l’Ouganda. Après avoir été prêtre de paroisse, au contact des fidèles, l’abbé Dieudonné est actuellement professeur de théologie pastorale au Grand séminaire interdiocésain et à l’Institut catéchétique interdiocésain de Bunia, en RDC. Cet ouvrage, issu de son travail de doctorat, vient d’être publié dans la collection Théologie Africaine aux Editions  Academic Press Fribourg 2017.

La pensée théologique africaine est restée en marge

Le travail de recherche de l’abbé Dieudonné Adubang’o Ucoun, qui a fait une importante enquête sur le terrain auprès du peuple Alur, dans les villages du Nord-Est de la RDC, est, pour le professeur Bujo, une contribution importante pour enrichir les discussions sur le mariage africain. Il rendra, espère-t-il, de grands services aux agents de l’évangélisation, «en commençant par les évêques, qui pourront disposer d’un instrument fiable pour leur pastorale et pour l’approfondissement du récent Synode sur la famille, où l’Afrique a semblé rester plus ou moins en marge».

Dans son plaidoyer en faveur de la prise en compte des valeurs positives du mariage coutumier, qui est un «mariage par étapes», l’abbé Dieudonné Adubang’o Ucoun est d’avis que l’approche canonique occidentale concernant le mariage n’a pas valorisé les étapes dynamiques du mariage africain. «Elle l’a marginalisé et l’a assimilé plutôt aux vulgaires concubinages publics», estime-t-il. Il regrette que l’Eglise ne soit pas encore prête, malgré certains avis favorables, à reconnaître la forme du mariage traditionnel négro-africain, qui est un processus et non pas un acte ponctuel, comme c’est le cas du modèle importé d’Occident.

Le mariage coutumier africain n’a pas un caractère profane

Dans la conception africaine, comme le relève le professeur Bujo, la dignité de l’homme et de la femme se mesure en fonction de la paternité et de la maternité. «Ainsi, le statut de père et de mère a la préséance sur celui d’époux et d’épouse. Dans cette conception, les fiançailles avec vie commune rentrent dans le cadre des étapes du mariage. Des enfants conçus au cours de la période des fiançailles s’inscrivent à l’intérieur des rapports sociaux préétablis, ils sont donc légitimes».

Le mariage africain n’a pas un caractère profane, insiste-t-il, car dans chaque étape, tout se fait au nom de Dieu et des ancêtres. Il n’y a pas de séparation entre profane et religieux. C’est pourquoi l’Eglise devrait s’impliquer dès le début dans ce processus. Les Africains ne comprennent pas que le mariage doive se faire trois fois: le mariage coutumier, le mariage civil et le mariage religieux à l’Eglise. Pour les Africains, le vrai mariage est le mariage coutumier qui se conclut au nom de Dieu et des ancêtres».

La pratique actuelle de l’Eglise ne voit le caractère religieux du mariage que dans l’accomplissement des célébrations chrétiennes, alors que les étapes prescrites par la tradition ancestrale sont déjà fondamentalement religieuses.

Pratiques reconnues par la coutume, donc légitimes

L’abbé Dieudonné Adubang’o Ucoun estime que s’agissant de fiançailles avec vie commune, «il serait trop hâtif de dire qu’elles relèvent d’un simple plaisir charnel ou de l’irresponsabilité, d’autant plus qu’elles sont reconnues par la coutume, et donc légitimes». Le prêtre relève que depuis le début de l’évangélisation en RDC, «les valeurs socio-culturelles et anthropologiques africaines du mariage ne sont pas prises en compte, aussi bien dans la préparation à la vie sacramentelle du mariage, que dans la célébration proprement dite».

Il souligne également, dans l’introduction générale de son ouvrage, que si le mariage dit chrétien répond largement aux exigences du Code de droit canonique de l’Eglise (CIC), «il ne fait pas place à la participation des Africains dans son élaboration». «Cette non-participation des Africains a pour conséquence la méconnaissance pure et simple, par le CIC, des réalités africaines du mariage».

«Le droit canon et la théologie ne peuvent pas remplacer la Révélation»

Pour le professeur Bujo, «le droit canon et la théologie ne peuvent pas  être placés au même niveau que la Révélation, c’est une approche pour mieux connaître la Révélation. Une approche pastorale est nécessaire, qui tienne compte de nos réalités socio-culturelles. Les Africains… on nous associe d’emblée à la pensée romaine, alors qu’il existe aussi un droit canon des Eglises orientales. Le droit canon doit être contextualisé, mais on a l’impression que ce n’est pas souhaité! Dans les Facultés de théologie et les grands séminaires, les curricula sont donnés par Rome. C’est une pensée occidentale, on n’a pas de programmes spécifiques à l’Afrique…»

En effet, conclut-il, il n’y a plus actuellement de grandes figures de l’épiscopat africain, comme le Camerounais Jean Zoa, ancien archevêque de Yaoundé, le cardinal Maurice Michael Otunga, ancien archevêque de Nairobi, au Kenya, le cardinal Hyacinthe Thiandoum, ancien archevêque de Dakar, au Sénégal, et le cardinal Joseph Albert Malula, ancien archevêque de Kinshasa, au Zaïre.

Qui connaît encore le cardinal Malula ?

«Qui connaît encore ces grandes personnalités qui plaidaient, chacune à sa façon, pour un christianisme africain ? Depuis, il y a eu beaucoup de discours, mais peu d’actions. On a même l’impression que l’enseignement de la théologie africaine recule, depuis que les pionniers de cette théologie sont morts ou ne sont plus actifs! Les jeunes qui devraient faire le relais sont envoyés en Europe pour leurs études, et ce n’est pas là, malheureusement, que l’on encourage la connaissance des théologiens africains». (cath.ch/be)


Redécouvrir les valeurs coutumières du mariage africain

Le Synode des évêques sur la famille à Rome (2014-2015) a abordé, entre autres, la question de la préparation au mariage. Dans son Exhortation postsynodale Amoris Laetitia, le pape François encourage la préparation au sacrement du mariage et l’accompagnement des couples mariés. En milieu africain, cette préparation et cet accompagnement doivent prendre en compte le désir des époux de se marier suivant la tradition. Or, celle-ci diffère de la conception contractuelle et ponctuelle du mariage occidental. En effet, le mariage africain se conclut en général par étapes dont aucune ne peut être laissée de côté, car chacune est la condition préalable pour la suivante et contient pour ainsi dire potentiellement le mariage en son entier.
L’ouvrage de l’abbé Dieudonné Adubang’o Ucoun plaide pour que l’Eglise, dans sa pastorale de préparation à la vie matrimoniale et familiale, s’implique dans toutes les étapes, au lieu d’intervenir uniquement à la fin du processus prévu par la tradition africaine.

Une remarque similaire à celle faite au sujet de l’Eglise vaut pour le mariage civil que l’administration moderne impose, car dans la tradition africaine il n’y a pas de dichotomie entre religieux et profane. Ainsi, le fait de soumettre cette tradition aux prescriptions civiles, en plus des célébrations chrétiennes, donne l’impression aux Africains de se marier trois fois.

Cet ouvrage renoue avec les valeurs coutumières du mariage. C’est en s’intégrant dans toutes les étapes que l’Eglise doit valoriser à la fois la dimension sacramentelle du mariage et sa dimension coutumière traditionnelle.

La théologie africaine est née dans un contexte marqué par la recherche de l’identité de l’homme noir (Bujo, Introduction à la théologie africaine, Academic Press Fribourg 2008). En effet, la politique coloniale et la période missionnaire n’ont pas pris suffisamment en compte l’importance de la culture africaine. Contraints d’adopter l’interprétation du message évangélique sans aucun recours à leur propre tradition et vision du monde, les Noirs ont été forcés d’entrer dans la façon de vivre, d’agir et de penser des Occidentaux. Le mouvement de la Négritude et les écrivains noirs furent les premiers à critiquer cet état de choses. Les théologiens africains leur emboîtèrent le pas en élargissant la problématique au domaine de la foi chrétienne. Connaître la théologie africaine est une nécessité face à la globalisation. L’abbé Bénézet Bujo, fin connaisseur de la réalité du continent noir, a été à l’origine de la collection «Théologie africaine», aux Editions bilingues Academic Press Fribourg,  dépendant du groupe Saint Paul SA. JB

Jacques Berset

Portail catholique suisse

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