Quand un peuple courageux

APIC – Interview

rappelle un missionnaire

Le Père Georges Conus veut retourner vivre en Haïti

Bernard Bavaud, Agence APIC

Fribourg, 1ermars(APIC) Le peuple haïtien continue de vivre l’oppression

de la junte militaire au pouvoir. Très déçu du non-retour de leur président

Jean-Bertrand Aristide, il souffre de plus en plus de l’embargo économique.

L’attitude des Etats-Unis et d’une partie de l’Eglise catholique est par

ailleurs jugée scandaleuse par beaucoup d’Haïtiens. Le Père Georges Conus,

47 ans, membre des missionnaires de Bethléem, dont il fut le Provincial

suisse de 1988 à 1993, décrit avec franchise cette situation difficile du

peuple haïtien. Dans une interview accordée à l’agence APIC, il dit aussi

pourquoi il a décidé de vivre à nouveau sur l’île des Caraïbes.

« Je rentre d’un voyage de trois semaines en Haïti pour préparer ma nouvelle insertion dans une paroisse de l’Artibonite, dans le diocèse des Gonaïves. Je me sens profondément en communion avec les personnes qui espèrent encore – mais l’attente devient longue et lassante – le retour du président légitime Jean-Bertand Aristide ».

APIC: Comment vit le peuple haïtien, depuis le putsch des militaires ?

G.C.: Depuis mon dernier voyage en Haïti, il y a 5 ans, tant d’événements

joyeux et malheureux se sont passés… La fantastique campagne électorale

pour Aristide, toute l’euphorie de la victoire, la mauvaise surprise des

Etats-Unis devant ce président inattendu et pourtant fort légitimement élu.

Puis les premiers pas démocratiques dans le pays et enfin « cette gifle du

coup d’Etat meurtrier ».

J’ai trouvé le peuple haïtien terriblement déçu et meurtri. Tout le monde supporte très mal maintenant l’embargo économique. Mais attention, il

faut bien préciser une chose. Le peuple ne se plaint pas de l’embargo à la

façon dont les putschistes et le prince-archevêque de Cap-Haïtien, Mgr

François Gayot, président de la Conférence épiscopale, en parlent. Le peuple n’en peut plus de souffrir. Depuis le 30 octobre (date prévue du retour

du président Aristide), les gens ont reçu une nouvelle gifle. Ils ne s’en

sont pas relevés, car ils avaient foi en la Communauté internationale qui

leur promettait le retour de leur président. Ils voyaient un sens à l’embargo pour faire activer ce retour. Mais maintenant, ils n’en voient plus

le sens. Ils ne voient plus la sortie du tunnel. D’autant plus que personne

ne croit aux politiciens locaux. Ce sont, je rapporte les expressions entendues partout: « des criminels », des ’sanzavé’, expression créole qu’on

peut traduire par « des hommes sans honte », ou par « magouilleurs ». Les gens

sont aussi déçus de l’ancien Premier ministre Robert Malval, car on a l’impression qu’il s’est fait acheter, ou qu’il ne se rend pas compte de ce que

signifie cette « réconciliation » qui n’en est pas une. Une vraie manoeuvre

pour justifier la mainmise (je rapporte toujours des propos entendus dans

l’île) « de cette bande de voyous ».

Le peuple est vraiment à bout. Même les enfants, dans les montagnes,

rapportant ce qu’ils voient, le crient ouvertement. J’ai participé à une

réunion où il y avait des enfants de 7 à 12 ans. Ils disaient: « l’huile de

cuisine, les produits de première nécessité sont 4 fois plus chers quand on

les trouve. En même temps les chefs de section et leur armée d’adjoints détruisent nos jardins, pillent ou tuent le bétail, quand ils ne s’en prennent pas à nos parents ». C’est le règne de l’anarchie. Tout le monde se méfie de tout le monde parce qu’on a recréé, comme au temps des Duvalier, ce

climat de dénonciation.

Comme les gens sont désoeuvrés, surtout les jeunes, alors on les achète

pour devenir espions ou pour devenir membres du « Front pour l’Avancement et

le Progrès d’Haïti » (FRAPH), en réalité une branche para-militaire, puisque

ce sont les militaires qui délivrent les cartes d’adhésion à ce mouvement.

Les gens sont livrés sans défense et sans armes à ces bandes de terroristes. La Justice s’achète au plus offrant. On a systématiquement détruit les

acquis du processus démocratique.

APIC: Finalement tout le monde en Haïti n’est-il pas contre l’embargo économique ?

G.C.: Quelqu’un en Haïti a eu cette expression que je trouve juste: « On a

fait main basse sur l’embargo ». Les Etats-Unis en particulier détournent

l’embargo de sa finalité. S’ils le voulaient vraiment, ils auraient pu faire entendre raison aux militaires putschistes. Pour les politiciens haïtiens et pour les militaires, c’est certes un peu gênant d’un côté, mais

ils en font leur beurre, car ils contrôlent et profitent du marché noir.

C’est aussi pour les Américains une façon de pouvoir contrôler le peuple à

travers les programmes d’aide alimentaire. Beaucoup sur place dénoncent ce

machiavélisme et ce cynisme révoltant.

APIC: Les gens ont-ils encore un espoir dans le retour d’Aristide ?

G.C. : Depuis le 30 octobre 1993, il devient de plus en plus clair que les

Etats-Unis ne veulent plus du retour d’Aristide. La population en est de

plus en plus consciente. On veut maintenir le président loin du pays sans

doute jusqu’à quelques mois avant l’échéance de son mandat. Quelqu’un m’a

donné une image parlante: « Avant que le lion ne revienne, on lui aura arraché toutes ses dents ». Les gens ne voient pas d’issue à la crise actuelle,

puisque le 30 octobre, ils ont eu le sentiment d’une immense tromperie. Ils

ne voient pas comment un processus démocratique pourrait redémarrer sans

Aristide, symbole de ce processus. Même mon futur évêque, Mgr Emmanuel

Constant, évêque des Gonaïves, qui ne s’est pourtant jamais manifesté ouvertement contre le putsch, comme l’a fait courageusement Mgr Romélus, évêque de Jérémie, pense qu’il faut une solution politique à la crise, mais il

veut aussi que l’on trouve une solution à la misère du peuple.

APIC: Comment les religieux en Haïti, connus pour être proches des aspirations populaires, réagissent à cette situation tragique?

G.C.: La majorité des religieux tiennent à peu près le même langage. Pour

eux il est évident que les Etats-Unis ne veulent pas du retour d’’Aristide.

Ils veulent maintenir le président pour « amuser la galerie » à l’extérieur.

Et ils auraient voulu un premier ministre sur place pour légitimer le coup

d’Etat. Ils estiment cependant que le Canada a une attitude différente que

celle de leur puissant voisin. Le Canada est favorable à une police haïtienne créée à l’extérieur et voudrait un embargo total et efficace pour

aboutir rapidement à la fin de la crise. Les Etats-Unis évidemment n’en

veulent pas.

Les religieux sont très amers envers le président de la Conférence épiscopale, Mgr Gayot, envers le nonce apostolique et l’évêque auxiliaire salésien à Port-au-Prince, Mgr Louis Kébreau. Aux yeux des religieux, ces hommes d’Eglise ont vraiment une haine farouche contre Aristide. Ils disent

n’importe quoi, jusqu’à tromper le Vatican sur la situation réelle. Ils

utilisent le même langage que les Américains, en disant qu’au fond le peuple a été trompé par Aristide : « C’était du populisme et le peuple est incapable de décider lui-même. Ce peuple n’est pas mûr pour la démocratie. Il

s’est fait tromper par Aristide et sa démagogie ». Ces prélats développent

de beaux plans de pastorale interdiocésains pour impressionner les instances internationales et le Vatican, mais les religieux n’en font guère cas.

C’est du vent pastoral! Les religieux pensent « qu’ils ont d’autres chats à

fouetter » quand la misère du peuple augmente et quand on recense 3’000 assassinats politiques depuis la prise du pouvoir par les militaires haïtiens. Il faut, disent-ils, développer une stratégie d’amour concret du

peuple pauvre et humilié, en pratiquant prioritairement un de travail pastoral de développement pour que les gens puissent se soutenir entre eux.

Je partage d’ailleurs absolument l’analyse du document que la Conférence

haïtienne des religieux vient de publier, document intitulé: « Autour de la

Réconciliation nationale ». Il s’agit d’une analyse sans complaisance de la

situation. Ce document de huit pages dénonce vertement la stratégie des

partisans de la réconciliation, tout de suite, sans pratiquer d’abord le

respect de la démocratie et de la justice. Ce n’est pas d’aujourd’hui que

certains évêques parlent de réconciliation, en oubliant la théologie élémentaire du sacrement de la réconciliation, qu’est la repentance.

APIC: Qu’est-ce qui vous motive, Père Conus, à repartir dans ce pays?

La solidarité avec les gens, c’est bien joli quand tout va bien. Seulement, quand tout va très mal, il ne faudrait pas se défiler. L’Evangile est

très clair là-dessus. Une question que je me posais, avant de faire ce

voyage: « Est-ce que je pourrais travailler comme je le désire, à savoir

être au service des plus petits? »

Je me suis rendu compte, en discutant avec d’autres, prêtres, religieux

et laïcs profondément engagés avec le peuple haïtien, que ce travail est

possible. Il faut développer une nouvelle stratégie. Etre présent au milieu

des gens, sans trop de théories, mais en sachant qu’on est là avec notre

espérance chrétienne qui est plus forte que la persécution, plus forte que

l’oppression des militaires, plus forte que la lâcheté de certains hommes

d’Eglise. Sans se croire supérieur, ni qu’on va faire des miracles. Que les

gens sentent qu’on est là avec eux et pour eux. Une présence de témoignage

qui compte, parfois dangereuse, mais le peuple pauvre n’est-il pas toujours

dangereusement exposé? Oui partager leurs difficultés, mais aussi leur

espérance. Partager le plus possible leur mode de vie. Des religieux amis

m’ont dit: « Le simple fait que tu envisages de revenir chez nous, nous encourage à continuer notre travail ». Malgré de graves déceptions, on trouve

des espaces de liberté à l’intérieur de l’Eglise en Haïti. Mais il faut se

retrouver régulièrement, réfléchir ensemble, prier, être solidaires. Vivre

l’Evangile quoi. N’est-ce pas passionnant? (apic/ba)

E N C A D R E

La répression actuelle reste très ciblée. Cité-Soleil, un quartier de Portau-Prince, a été incendiée. 12 jeunes de Port-au-Prince, trahis par un

espion, ont été froidement assasinés par un commando le 5 janvier dernier.

Dans les campagnes, comme au temps de l’esclavage, des gens, appelés « marrons », doivent se cacher. Une des formes subtiles de contrôler les leaders

populaires a été développée par la CIA et l’ambassade américaine: ces dernières offrent des visas de réfugiés à ces leaders visés et persécutés par

la police ou l’armée. Des personnes recensées par la mission civile, envoyée par l’Organisation des Etats américains (OEA). Sans le vouloir, la

mission civile a joué un double jeu: elle a sans doute protégé les gens,

mais en même temps elle a permis de les ficher. Il y a entre 11’000 et

15’000 jeunes qui sont déjà partis avec ce statut de réfugiés. Ceux qui

n’ont pas été assassinés, on les fait partir. Le nombre officiel des assassinats est confirmé. D’après les recoupements, les rapports des différentes

commissions des droits de l’homme de plusieurs pays ou internationaux comme

Amnesty international, il y a plus de 3’000 assassinats recensés depuis le

coup d’Etat. En outre un énorme exode interne s’est instauté. Des gens de

la capitale vont se cacher dans les campagnes. Des paysans recherchés viennent se cacher dans les villes, surtout à Port-au-Prince.(apic/ba)

E N C A D R E

Le Père Georges Conus, né en 1947 à Esmonts, dans le canton de Fribourg, a

été responsable de 1978 à 1986 de l’équipe paroissiale de Bombarde dans le

Nord-Ouest d’Haïti. De 1988 à 1993, il est Provincial suisse des Missionnaires de Béthléem dont la maison-mère se trouve à Immensee. Il va repartir

cet été dans le massif des Cahos, un massif de montagnes à l’est de PetiteRivière de l’Artibonite. Il travaillera avec une équipe pastorale formée

principalement d’un jeune prêtre haïtien, de deux religieuses de SainteThérèse, une Congrégation autochtone, de laïcs engagés et d’une infirmière

de Suisse alémanique. (apic/ba)

Des photos d’Haïti peuvent être obtenues auprès du Père Georges Conus, Chemin de l’Abbé Freeley 18, 1700 Fribourg. Tél: 037 / 22 31 71

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