Père Jean François Arnoux: «J'ai soif»

Cloué sur un lit dans une chambre stérile de l’hôpital de Dijon, dans la nuit du 20 février 2013, Jean-François Arnoux se tord de douleur et crie: «j’ai soif». Comme Jésus sur la croix. Il se sent pourtant empli d’une joie profonde. L’expérience est si forte que le prêtre en fera un livre qu’il intitule «Et le désert refleurira». «Sans aucun mérite de ma part, j’ai reçu cette joie au moment où j’étais dépouillé de tout», explique-t-il à cath.ch.

Tout commence par la découverte de votre maladie, l’aplasie médullaire idiopathique.
Le médecin hématologue qui a décelé ma maladie m’a dit que ma moelle osseuse était ‘déserte’. Ma moelle ne travaillait plus. Elle ne produisait plus rien. En particulier les plaquettes sanguines dont le corps a besoin pour vivre. Pendant les 6 à 8 mois qui ont précédé ce diagnostic, je sentais que quelque chose n’allait pas. J’avais perdu pas mal de poids et les médecins ne trouvaient rien. Je n’étais pas particulièrement inquiet mais très fatigué. A l’annonce du diagnostic, je n’ai pas trop compris. Je souffrais d’une aplasie médullaire idiopathique. C’est-à-dire d’une déficience de la moelle osseuse d’origine inconnue. Nous sommes quelques dizaines seulement à en être atteints en France.

Vous n’avez plus de défenses immunitaires et vous êtes hospitalisé en chambre stérile en janvier 2013.
J’ai mis un peu de temps à comprendre que je côtoyais la mort tous les jours. Ce fut à la fois une découverte et une libération. Au lieu de m’affoler, cela m’a plutôt apaisé. J’ai vécu ce séjour dans une chambre qui ressemblait plus à une cellule de prison, d’où je voyais à peine le ciel, dans une joie si profonde que je me demandais si je n’étais pas devenu fou. Il y a quelque chose, quelqu’un qui me portait. Et j’ai attribué cela à la prière et à l’amour des autres ou autrement dit à la communion des saints. Sans aucun mérite de ma part, j’ai reçu cette joie au moment où j’étais dépouillé de tout. Cela m’a donné une liberté et une légèreté que je ne soupçonnais pas. J’avais quinze tuyaux qui rentraient ou sortaient de mon ventre, je subissais un traitement de cheval, mais ma chambre stérile était peuplée de présences que je ressentais presque physiquement.

«C’est une alchimie que je ne peux pas décrire»

La souffrance physique était parfois très forte. Vous évoquez en particulier celle de la soif intense, obsédante, horrible. Et vous pensez au cri de Jésus sur la croix: «j’ai soif!»
L’expérience de la soif fut quasi mystique. Elle me marquera jusqu’à la fin de ma vie. Je ne peux pas en parler sans être terriblement ému (Jean-François Arnoux retient un sanglot). J’ai compris que l’on peut être très fortement dans la souffrance et en même temps très fortement dans la joie. Comment l’expliquer? Sinon dans une espèce d’osmose avec Jésus souffrant. J’ai été décentré de ma soif pour me centrer sur celle de Jésus qui sauve le monde. Quelque chose en moi m’a dit: ‘veux-tu être soulagé de ta soif ou veux-tu sauver le monde?’ J’ai accepté, cela n’a pas calmé ma soif mais m’a rendu follement heureux. Cette proximité palpable, intense, a duré un bon moment de la nuit. J’ai été tellement apaisé que ma souffrance physique est passée après. C’est une alchimie que je ne peux pas décrire.

Comment comprendre qu’une souffrance puisse être source de joie?
Je crois que les gens qui ont une passion et qui par exemple se lancent dans une traversée du désert ou de l’océan en solitaire nous le montrent un peu. Ils ne savent pas ce qui les attend, mais acceptent d’emblée les souffrances qu’il faudra endurer pour atteindre l’objet de leur quête. Pour moi, il s’agit de ma vie d’homme et de prêtre, je crois que j’ai reçu un fabuleux cadeau.  Le fait que le mot passion désigne aussi bien l’amour que la souffrance est très significatif. Elle emporte toute la personne.

«Je rejoins le Christ qui souffre et qui s’identifie à moi»

Mais vous, cette maladie, cette souffrance, vous ne l’aviez ni souhaitée, ni choisie.
Une maladie est toujours un mal donc une souffrance. C’est quelque chose de négatif qu’il faut combattre. La souffrance ne vaut rien en soi. A mon avis, on n’offre pas sa souffrance, on s’offre soi-même souffrant. Ce qui est différent. Je rejoins le Christ qui souffre et qui s’identifie à moi. C’est ce que j’ai découvert. On ne peut pas aimer la souffrance, mais dans cet état tout change si on le vit avec Jésus-Christ. Quand on aime, on ne peut pas ne pas souffrir. On est prêt à tout pour celui ou celle que l’on aime. ‘Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime’ dit Jésus’. C’est un paradoxe.

C’est quelque chose de très personnel que l’on ne peut que difficilement communiquer. Je m’en suis fait le témoin pour un peu ‘renvoyer l’ascenseur’ aux gens qui m’ont soutenu. Je devais leur dire que leur prière et leur amitié ont été ‘efficaces’.

L’aplasie médullaire idiopathique affecte le sang. C’est très symbolique.
Au travers de nombreuses transfusions, j’ai beaucoup bénéficié du sang des autres. Cela m’a fait beaucoup réfléchir. Je ne connais pas mes donneurs, mais je crois que donner son sang est une œuvre pratiquement divine. A travers le sang des autres, Dieu continue de me faire vivre. C’est très beau, indépendamment du fait d’être croyant ou pas, nous sommes reliés par cette humanité.

Avant le désert de la maladie, vous aviez connu le désert de sable en Afrique du Nord et celui du monastère. En quoi s’ont-ils reliés?
Avant ma maladie, j’avais animé trois retraites dans le désert nord africain. En outre j’ai passé un an à l’abbaye d’Aiguebelle dans la Drôme, où j’ai fait l’expérience de la solitude face à Dieu. On ne se retire pas dans un monastère ou dans le désert pour fuir le monde mais pour mieux l’aimer. Je ne pars pas avec des bouquins pour lire ceci ou cela. Je dis comme le jeune Samuel de la Bible: ‘Parle Seigneur, ton serviteur écoute’ Ce sont pas mes projets qui comptent mais la volonté du Seigneur pour moi. En vivant comme cela dépouillé de soi, je suis prodigieusement libre et heureux, car je n’ai pas d’autre attache. Même lorsque, comme maintenant, je vis une rechute de ma maladie. La vie reste un combat jusqu’à la fin. J’ai repris une espèce de ‘pèche’ pastorale que je n’avais peut-être pas avant, même si je suis plus limité physiquement et mentalement.

L’écoute de Dieu doit aussi se conjuguer à l’écoute de l’autre.
L’écoute dans la famille la société ou l’Eglise est très déficiente. On ne sait plus la vivre. Je crois que si j’écoute quelqu’un et que je ne change pas, c’est que je ne l’ai pas écouté. Les commandements de Dieu commencent par la formule:’écoute Israël’. La règle monastique de saint Benoît dit:’Ecoute mon fils’. Quand je rencontre quelqu’un, j’essaye désormais de faire abstraction du reste pour être totalement avec lui. Dans la relation qui se crée, il y a quelque chose de Dieu.

«Etre écouté fait un bien ‘monstre'»

Dans le système hospitalier actuel, l’écoute n’est certainement pas le premier critère.
Tel que je l’ai vécu, il y a un manque d’attention à la personne. Les malades ont besoin de quelqu’un qui les écoute. Etre entendu fait un bien ‘monstre’. Le stress actuel des hôpitaux est épouvantable. On ne peut pratiquement jamais atteindre un niveau personnel un peu plus profond. Mais j’ai appris aussi en tant que malade que je pouvais avec un peu d’humour détendre l’atmosphère pour le personnel. J’ai eu sept prises de moelle, ce n’est vraiment pas agréable jusqu’au moment où j’ai découvert qu’en déconnant un peu, je pouvais apaiser la tension.

On imagine aussi que votre rapport à la mort a changé.
J’ai horreur de lire dans les avis mortuaires la formule ‘ont la tristesse de faire part du retour à Dieu’. Cela voudrait dire que sur terre nous sommes séparés de Dieu et que nous retournons à lui à notre mort. Or la vie éternelle commence déjà ici et maintenant et pas demain. Les béatitudes de Jésus sont au présent. Le ‘retour’ à Dieu n’est ni une coupure, ni une tristesse. On va vers la fête, on va vers la joie. Notre humanité, nos tripes crient parce que notre être est disloqué, mais nous devons savoir où nous allons. ‘Je ne meurs pas, j’entre dans la vie’, disait sainte Thérèse de l’enfant Jésus.

Le désert de la maladie fut donc une forte leçon de vie.
Je crois que dans l’aventure humaine, la chose la plus importante est de découvrir que l’on est aimé de Dieu. Mais il faut en faire une expérience concrète, personnelle, existentielle. Une fois cette expérience vécue, tout le reste suit. Si je ne me sais pas, si je ne me sens pas aimé de Dieu, je ne peux pas être chrétien. Sur mon faire-part d’ordination figurait le verset de la première lettre de Jean «Et nous nous avons reconnu l’Amour et nous y avons cru». C’est toujours ce qui m’habite et me fait vivre.  (cath.ch/mp)

Jean-François Arnoux: Et le désert refleurira, pensées fécondes en milieu stérile, Paris, 2016, 320 p. Domuni Press


Jean François Arnoux

Jean François Arnoux est né en 1944 à Sanvignes-les-Mines, en Bourgogne, dans une famille catholique. «D’aussi loin que je m’en souvienne, c’est-à-dire dès l’âge de 3 ou 4 ans, j’ai toujours voulu devenir prêtre.» Il suit le parcours classique pour l’époque, petit séminaire et séminaire à Autun. Après un service de coopération de deux ans au Sénégal qui l’ouvre sur le monde, il est ordonné prêtre en 1971. Après quelques années de ministère comme aumônier de jeunesse et en paroisse, il ressent le besoin de prendre du recul et se retire d’abord dans un ermitage puis à l’abbaye d’Aiguebelle dans la Drôme. Après un an, il rentre dans son diocèse et travaille en paroisse dans diverses parties du diocèse, il est entre autres vicaire à Paray-le-Monial. En 2012, il est nommé à Cluny où la maladie le rattrape. Toujours sous étroite surveillance médicale, il œuvre aujourd’hui comme prêtre auxiliaire et se consacre à l’écriture. «De curé j’ai du apprendre à redevenir vicaire», plaisante-t-il. (cath.ch/mp)


Le sacrement des malades

«Depuis que j’ai pu reprendre un peu de ministère, je donne très régulièrement le sacrement des malades, explique le Père Arnoux. Parce que je constate combien cela aide les gens. Jésus est venu pour guérir les malades et il a envoyé ses disciples faire de même. Je me demandais toujours ce que cela voulait dire. J’ai constaté que dans certains cas les gens se requinquent physiquement, mais surtout reçoivent une paix remarquable. La sœur d’un homme à qui j’avais donné le sacrement m’a téléphoné le lendemain: «Qu’est-ce que vous avez fait à mon frère? Je ne le reconnais plus!»

En tant que prêtre j’avais bien sûr déjà été confronté à la mort. Quand j’étais à Paray-le-Monial, j’ai accompagné un homme atteint d’un cancer. Au départ, il n’était pas très croyant mais s’est rapproché petit à petit de Dieu. La dernière rencontre que j’ai eue avec lui m’a énormément marqué. Alors qu’il était dans un semi coma depuis plusieurs heures, il a ouvert les yeux, m’a sourit d’un sourire surnaturel et m’a dit: «alors M. l’abbé vous êtes venu me dire adieu… ou plutôt au revoir ! Il a reçu la communion, est retombé dans le coma puis est mort peu après. Les traces de ce sourire m’habitent toujours. (cath.ch/mp)

Maurice Page

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