La croissance économique à l’épreuve du bonheur

Au début des années 1970, le Bhoutan a décidé de redéfinir la notion même de richesse de son pays en imaginant un indicateur radicalement différent, celui du Bonheur National Brut (BNB). Mais dépasser le dogme de croissance pour s’attacher à rendre les gens heureux, est-ce une réalité ou simplement un vœu pieux?

L’ancien Premier ministre du Bhoutan, Jigmi Thinley et Pierre Rabhi, fer de lance de la «sobriété heureuse», étaient le 16 avril 2018 les invités de l’Université de Genève. Face à un auditoire comble, les deux conférenciers se sont attelés à présenter une approche alternative au développement économique effréné.

«Le développement doit être durable et prendre en compte tous les aspects de l’être humain. Ce qu’aucun autre type de développement n’apporte. De ce constat est né le Bonheur National Brut (BNB)», explique Jigmi Thinley. L’indice BNB raisonne en termes de seuils à atteindre dans chaque domaine. Ainsi, les politiques publiques peuvent cibler les secteurs montrant des insuffisances. Il prend en compte autant la qualité de l’environnement, la vitalité du lien social, le bien-être psychologique, l’éducation ou encore la bonne gouvernance. Toutes les décisions économiques et sociales sont donc passées au crible du BNB.

La plus forte croissance au monde

Pourtant «certains affirment que le BNB est anti-développement», lance l’ancien Premier ministre du petit pays himalayen. Une affirmation contredite par les résultats de croissance économique présentés par la Banque mondiale. «Avec 7,5%, le Bhoutan possède la croissance la plus forte au monde. Pour comparaison, la moyenne des autres pays se situe autour de 4,4%», affirme Jigmi Thinley. Ce tout petit royaume coincé entre la Chine et l’Inde était à l’époque classé parmi les pays les moins avancés au monde par l’ONU. Pourtant, l’initiative du Bonheur National Brut à l’air de fonctionner, tant du point de vue de la diminution de la pauvreté que de la préservation de l’environnement. Pour preuve, le Bhoutan est en tête des pays dans lesquels la pauvreté diminue le plus rapidement et la seule nation au monde pouvant présenter un bilan carbone négatif.

Utopique, le BNB?

«Le bonheur ne peut se construire sur la peine qu’on inflige aux autres. Confisquer à l’homme son capital vie pour en faire du capital financier, est-ce vraiment cela vivre?», demande Pierre Rabhi à l’auditoire comble. Acculés par le changement climatique et la fracture sociale qui s’accroît, il nous faut réinventer notre économie et notre organisation sociale. De ce point de vue, le Bonheur National Brut implique une transformation en profondeur des modes de pensée et surtout l’abandon du dogme de la croissance infinie.

La philosophie qui nourrit la réflexion sur le BNB estime qu’il ne peut y avoir de transformation d’une société sans changement personnel. Une société reflète les croyances des individus qui la composent et elles déterminent l’organisation du monde. «L’être humain est endoctriné, enlisé dans cette logique de croissance», affirme l’écologiste. Loin de considérer le BNB comme une utopie, Pierre Rabhi assène: «L’homme pense que c’est en amassant qu’il trouvera son bonheur. Alors qu’il vit dans l’aliénation la plus totale. C’est une abondance sans joie». Les deux conférenciers s’accordent à dire que l’humanité se trouve dans une impasse de sens où l’accumulation de richesses est devenue signe de réussite.

Les oubliés du bonheur

«Cette défaillance du partage et les déséquilibres de notre société sont normalisés. Alors que d’un côté l’homme pille les ressources, de l’autre il arrive avec des sacs de riz pour sauver ceux qu’il vient de piller», déclare Pierre Rabhi. «Le bonheur est-il forcément au détriment de…? Ou plutôt dans l’unicité humaine et dans la générosité partagée?», ajoute-t-il encore. Au-delà des besoins physiques et de la survie, le bonheur reste le «bien ultime» selon Jigmi Thinley et pour que la richesse reste une notion positive, elle a besoin d’être redéfinie. «Lorsque nous arrêterons de nous battre pour accumuler des choses dont nous n’avons pas besoin, le bien-vivre et le contentement suivront. L’humanité découvrira alors que le bonheur n’est pas inatteignable». (cath.ch/myb)


Jigmi Y. Thinley est connu pour avoir fait la promotion de l’indice du BNB hors des frontières du Bhoutan. Pour la première fois, des notions telles que le bonheur et le bien-être sont pris en compte au plus haut niveau international dans les discours sur le développement. Avec le soutien de 68 pays, il a été à l’origine de la résolution de l’ONU sur le bonheur adoptée en 2011.

Pierre Rabhi est l’un des pionniers de l’agriculture écologique en France. Il défend depuis près de 40 ans un modèle de société plus respectueux de l’environnement et de l’humain. Il est à l’origine de nombreuses structures actives dans le développement durable dont le mouvement Colibris.  Considérant l’échec de la condition générale de l’humanité et les dommages considérables infligés à la nature, Pierre Rabhi invite à sortir du mythe de la croissance indéfinie, à réaliser l’importance vitale de la terre nourricière et à instaurer une nouvelle éthique de vie  »vers une sobriété heureuse». MYB

Raphaël Zbinden

Portail catholique suisse

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