«Une épée de Damoclès menaçait l'Aquarius depuis plusieurs jours»

Une semaine avant que l’Aquarius ne divise l’Europe et n’occupe le devant de la scène médiatique, Faut pas croire diffusait une émission spéciale tournée sur le pont du navire. Emmanuel Tagnard, coproducteur du magazine religieux de la RTS, témoigne du mauvais pressentiment de l’équipage face au récent flou politique italien. Mais aussi de l’épreuve que représente l’interdiction d’accoster.

Le 2 juin dernier, Faut pas croire, proposait de découvrir l’Aquarius de l’intérieur, son équipage et les visages de milliers d’hommes et de femmes qui tentent de rejoindre l’Italie au péril de leur vie. Quelques jours plus tard, le navire devenait l’objet d’une stratégie politique du nouveau gouvernement italien, soucieux de montrer à travers un geste fort que le vent avait tourné.

L’interdiction du nouveau gouvernement italien d’accoster en Sicile a-t-elle surpris l’équipage, selon vous?
Emmanuel Tagnard: Non, pas du tout. D’autant que des prémices ont précédé ce geste symbolique. Lors d’un sauvetage qui s’est déroulé quelques jours avant l’interdiction, la marine italienne avait donné l’ordre à l’Aquarius de rentrer au port alors qu’il n’y avait que 73 personnes à bord [le navire peut accueillir 500 personnes, ndlr]. Il y avait clairement une inquiétude de l’équipage et des ONG qui ont affrété le bateau. Une épée de Damoclès au-dessus de leurs têtes. Nous-mêmes nous n’étions pas certains de pouvoir mener à bien notre émission spéciale. Il y avait un risque concret que le gouvernement mette le bateau sous scellé.

«Si l’Aquarius n’est pas sur la zone de naufrage, il n’y a personne.»

Les événements ont pris une autre tournure. Les 629 migrants à bord de ce navire sont restés bloqués 72 heures au large des côtes maltaises, sans savoir où aller. Quels sont les défis à bord, durant ces longues périodes d’incertitude?
La capacité du bateau n’est pas extensible, elle se limite à 500 personnes. Avec plus de 600 personnes à bord, le premier défi est celui de la promiscuité. Pour vous donner un exemple concret, à côté du plateau que nous avions installé sur le navire, il y avait quatre petites cabanes qui servaient de toilettes. Vous pouvez donc imaginer le temps nécessaire pour y accéder. Reste que les conditions sanitaires sur le navire sont meilleures que sur les embarcations de fortunes avec lesquelles les migrants quittent la Libye. Sur ces petits zodiaques, elles sont tout simplement inexistantes, avec les conséquences que l’on peut bien imaginer.

Mais l’incertitude atteint aussi le moral des sauveteurs. J’ai été frappé par le soin qu’ils accordent à leur préparation. Entre deux missions, ils répètent les procédures, les gestes à poser. Ils passent en revue plusieurs scénarios possibles pour un maximum d’efficacité en mer. La charge émotionnelle est intense pour l’équipage. Elle est exacerbée par l’incertitude…

On ne sait pas exactement quand l’Aquarius atteindra sa destination. Ce qui est certain, en revanche, c’est que le navire ne sera plus présent sur la zone de naufrage pendant plusieurs jours.
Effectivement. Et des gens sont en train de mourir à l’heure où je vous parle. Le business des passeurs continue de tourner à plein régime. Et si l’Aquarius n’est pas sur la zone de naufrage, il n’y a personne. (cath.ch/pp)


Les dysfonctionnements du règlement de Dublin

Cet épisode révèle une fois de plus les dysfonctionnements du règlement du Dublin: en déléguant la responsabilité du traitement de la demande d’asile au pays d’entrée des migrants, ce règlement adopté en 2013 laisse les pays côtiers comme l’Italie ou la Grèce bien seuls. En 2017, 120’000 migrants sont arrivés en Italie, soit 70% du flux, selon l’Organisation internationale pour les migrations (IOM). Ce sentiment d’abandon explique en partie la percée des partis populistes et extrêmes italiens, opposés à l’Union européenne et à l’accueil des demandeurs d’asile.

 

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Faut pas croire déploie de gros moyens

Le 2 juin 2018, Faut pas croire emmenait ses téléspectateurs à bord de l’Aquarius en Sicile, dans le port de Catane. «Nous avons délocalisé l’équipe sur place et fait venir des invités – le prêtre érythréen Mussie Zerai et le réalisateur sénégalais Moussa Touré – sur le pont du bateau», explique Emmanuel Tagnard. Une opération spéciale, soutenue par la RTS, qui fait écho à d’autres émissions consacrées à ce navire qui, depuis janvier 2016 a sauvé plus de 28’000 personnes. «C’était émouvant d’être là, confie-t-il. D’assister aux derniers préparatifs avant de reprendre la mer. Derrière les statistiques, il y a des visages et autant d’histoires de vie. C’est aussi cela que nous voulions montrer.»

Pierre Pistoletti

Portail catholique suisse

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