Hans Urs von Balthasar, disciple et traducteur de Paul Claudel

2018 marque les 150 ans de la naissance de Paul Claudel (1868-1955). L’écrivain français a exercé une grande influence sur le théologien suisse Hans Urs von Balthasar qui deviendra son «traducteur attitré» en langue allemande.

Hans Urs von Balthasar n’a pas seulement lu, et passionnément, Paul Claudel, mais il a commencé très tôt à le traduire. En 1939 il fera paraître en allemand les Cinq grandes Odes et Le Soulier de satin. Il retravaillera, vingt-cinq ans durant, sa version de l’œuvre lyrique et reviendra au moins cinq fois sur la traduction de la pièce théâtrale – un abrégé de toute la création poétique et dramatique de l’écrivain, confessera celui-ci, et certainement aussi une mine d’indices autobiographiques.

«Si vous ne trouvez pas un mot, prenez-en un autre»

Un an après sa création à la Comédie-Française dans une mise en scène de Jean-Louis Barrault, le 10 juin 1944 le théâtre de Zurich présente la pièce dans la version due aux soins du «jésuite très distingué» qui va devenir, dixit l’auteur, le «traducteur attitré» de ses œuvres.

L’énorme succès qu’eut alors la représentation n’est peut-être pas étranger à la présence et aux conseils de Balthasar lui-même lors des répétitions, mais il tient certainement aussi à la qualité, à la liberté de sa traduction. «Si vous ne trouvez pas un mot, prenez-en un autre», lui avait tout bonnement conseillé Claudel: car il se réjouissait surtout de la finesse avec laquelle est saisie l’intention de ses drames.

La traduction du jeune théologien rendait en rythme et rime la richesse exubérante d’images et de langage de ce poète cosmique et catholique qui embrasse le monde et l’au-delà, et c’est ça qui comptait avant tout.

Rencontre à Fourvière

C’est durant ses études à Fourvière qu’Hans Urs von Balthasar découvrit le poète. La théologie sèche qui y était enseignée lui faisait d’autant mieux goûter, sur la colline dominant la Saône, la lecture du Soulier de satin.

Dans un salon lyonnais il en fit un jour la connaissance: «Une merveilleuse rencontre en ville me reste en mémoire; il était assis au milieu d’un cercle d’admirateurs et rayonnait cérémoniellement de bonté et de sagesse comme un soleil; à chaque question stupide il avait une réponse d’une ingéniosité éblouissante, constructive».

«L’événement Paul Claudel» – ainsi appelle-t-il cette rencontre mémorable – marquera profondément, sans doute en raison de cette passion de la totalité, sa propre pensée. De là datent ses premiers essais littéraires.

Ce qui le frappa d’emblée chez Claudel, ce fut de fait l’imbrication paradoxale de deux motifs opposés et incompatibles: la solitude sans espoir de l’homme exilé et l’unité définitive de l’existence. «Au creux de l’impossible, le miracle; au creux de l’exil d’amour (…) l’expérience que tous les êtres, même les aimants, proviennent de la source commune de l’Infini et sont liés les uns aux autres et un en cette source». «L’ultime mot de toute vie est la joie».

«Je me laisse désintégrer»

«À quoi voudriez-vous encore arriver avant votre mort?», lui demanda un journaliste alors qu’il avait désormais complété son œuvre. «Il n’y a plus rien que je veuille encore faire», répartit-il de sa voix effacée. «Je me laisse maintenant désintégrer». Il usait là d’un verbe qui en allemand s’applique aux météores s’enflammant et se dissolvant aussi vite qu’ils sont montés. On pense bien sûr à la fin dramatique de Doña Prouhèze, la figure centrale du Soulier de satin, qui aime et est aimée par Rodrigue d’un amour irréalisable ici-bas. Pour sauver une âme, celle de Don Camille, le renégat, elle se fera sauter en l’air avec la forteresse de Mogador.

«Prouhèze brûle et se transforme de façon sublime en une étoile: sa mise en croix est la montée d’une flamme haute», avait-il écrit d’elle, en 1939, quelques mois avant sa rencontre décisive avec Adrienne von Speyr. Mais, dans sa vieillesse, le théologien songeait vraisemblablement plutôt à la façon dont Rodrigue doit «vivre en son corps une ignominieuse décomposition».

Le pourrissement et la désagrégation de l’un n’est pas cependant sans rapport avec l’embrasement de l’autre, si tant est que «les deux formes, le chemin à travers l’enfer et le chemin à travers les profondeurs, sont un seul chemin, et à la fin ils parviennent tous les deux au même but». En effet, renchérissait-il: «Ces deux chemins menant à la mort sont l’un comme l’autre terribles, l’un comme l’autre bienheureux, l’un comme l’autre nécessaires».

La clé de sa propre mission

Dans la mort de Prouhèze, Rodrigue voit celle dont le nom signifie «valeur, courage et intrépidité», se transfigurer en une étoile. Lui aussi, mais bien après elle, il sera purifié de son amour sensuel. Sa propre fin, dans la profonde humiliation d’un total dépouillement, sera source de grâce.

S’ils se sont heurtés l’un et l’autre aux forces supérieures de la société – des forces vis-à-vis desquelles, prévient Claudel, il n’est pas possible de «vaincre», mais seulement de «résister» –, ils n’ont été défaits qu’en apparence: leur résistance, par-delà l’échec extérieur de leur mission, a fait fleurir une bénédiction insoupçonnée.

À la prière initiale pour le héros du frère échoué sur le bateau, le Ciel a répondu par la rescousse de l’ancien novice échoué comme aide portier dans un carmel. Balthasar n’aurait probablement pas mis tant de passion à traduire ce drame, il ne l’aurait pas toujours à nouveau relu au fil de sa production théologique, s’il n’y avait aperçu, toujours mieux, une clef de sa propre vie et de sa mission. «Il est de ceux-là qui ne peuvent se sauver qu’en sauvant toute cette masse qui prend leur forme derrière eux», disait le jésuite à propos de son frère». Le théologien se savait sans doute fait de la même étoffe, voué au même destin.


Article paru en italien dans L’Osservatore Romano du 18 août 2018, par Jacques Servais sj recteur de la Casa Balthasar (traduction: Anita Bourdin, agence Zenit).

Pierre Pistoletti

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